Les stratégies de prix du suiveur

Dossier : Entreprise et ManagementMagazine N°588 Octobre 2003
Par Jean ESTIN

Les stra­té­gies de prix du lea­der sont simples (cf. article de La Jaune et la Rouge, N° 579, novembre 2002) :

  • bais­ser les prix pour gagner de la part de mar­ché (dans les acti­vi­tés où il y a de forts effets d’échelle) ;
  • ou opti­mi­ser les prix et les marges en fonc­tion des cycles offre-demande (dans les acti­vi­tés où il y a peu de dif­fé­rences de coûts struc­tu­relles entre concurrents).


Elles dépendent de la nature de l’ac­ti­vi­té et doivent être opti­mi­sées à par­tir des coûts des concur­rents proches ou mar­gi­naux, et non seule­ment des coûts spé­ci­fiques du lea­der. Toute stra­té­gie non cohé­rente avec le type d’ac­ti­vi­té est fatale. Toute poli­tique de prix basée sur les coûts du lea­der et non sur ceux des concur­rents est coû­teuse car sous-opti­mi­sée (cf. l’ar­ticle de référence).

Les stra­té­gies géné­riques du sui­veur (c’est-à-dire d’un concur­rent qui a une part de mar­ché signi­fi­ca­ti­ve­ment infé­rieure à celle du lea­der) sont éga­le­ment peu nom­breuses. À la dif­fé­rence de celles du lea­der, elles sont indé­pen­dantes du type d’activité.

Que la part de mar­ché ait ou non de la valeur, le sui­veur ne peut en aucun cas lut­ter direc­te­ment et glo­ba­le­ment sur les prix face au lea­der. Si ses coûts sont supé­rieurs à ceux du lea­der, une telle stra­té­gie est en effet trop coû­teuse et non sou­te­nable à moyen terme. Si ses coûts sont iden­tiques parce que les effets d’é­chelle sont inexis­tants, une telle stra­té­gie de baisse de prix n’a pas de valeur.

Le sui­veur n’a éga­le­ment, sauf excep­tion rare, aucun moyen d’a­gir sur les prix moyens du mar­ché (sauf, en tant qu’ac­teur mar­gi­nal à fer­mer ses capa­ci­tés, ou en tant qu’ac­teur majeur n° 2 ou 3 du mar­ché, à modi­fier de façon signi­fi­ca­tive ses capa­ci­tés à la hausse ou à la baisse).

Il n’a donc fon­da­men­ta­le­ment que trois stratégies.

Dépasser rapidement un leader endormi

Cette pre­mière stra­té­gie est simple et dan­ge­reuse. Elle fait l’hy­po­thèse que le lea­der gère mal son acti­vi­té et peut se lais­ser dépas­ser rapi­de­ment. Elle consiste à bais­ser les prix plus rapi­de­ment que celui-ci pour gagner de la part de mar­ché à ses dépens.

Menée fron­ta­le­ment et de façon homo­gène, une telle stra­té­gie est coû­teuse et a peu de chance d’a­bou­tir. Elle ne conduit dans la plu­part des cas qu’à une guerre des prix coû­teuse pour tous les acteurs, et où a prio­ri un sui­veur à coûts éle­vés ne peut que s’es­souf­fler, sauf à sub­ven­tion­ner sa poli­tique grâce aux marges issues d’autres activités.

Elle est d’au­tant plus ris­quée que le mar­ché est mûr, homo­gène et en faible crois­sance. Elle a néan­moins une chance de réus­sir dans des acti­vi­tés en forte croissance.

Démoyenniser les coûts et resegmenter le marché

La force d’un lea­der est de contrô­ler le cœur d’un mar­ché et d’a­voir l’offre la plus com­pé­ti­tive pour ce cœur, tout en cou­vrant en même temps, de façon plus ou moins adap­tée, le reste du mar­ché à tra­vers ses dif­fé­rents segments.

C’est en même temps son point de vul­né­ra­bi­li­té. Il est tou­jours dif­fi­cile d’a­voir une offre éga­le­ment adap­tée à tous les seg­ments d’un mar­ché déve­lop­pé. Il est encore plus dif­fi­cile de recon­naître les coûts spé­ci­fiques (pro­duc­tion, ser­vice, logis­tique, com­mer­cia­li­sa­tion, image…) de ces dif­fé­rents seg­ments et de défi­nir les prix cor­res­pon­dants de façon suf­fi­sam­ment différenciée.

Tableau 1 : Démoyen­ni­ser les coûts et les prix
Démoyenniser les coûts et les prix
Le lea­der est pro­gres­si­ve­ment éli­mi­né des seg­ments “simples” par le sui­veur spé­cia­li­sé et repous­sé vers les seg­ments com­plexes non ren­tables. Il perd de la part de mar­ché et voit ses coûts moyens aug­men­ter beau­coup plus vite que ses prix.


Les coûts de ges­tion de la com­plexi­té d’une gamme large, d’un por­te­feuille de clients ou de géo­gra­phies variés, de pro­duits ou de ser­vices spé­ci­fiques, de réfé­rences en faibles séries… sont sou­vent moyen­ne­ment répar­tis sur l’en­semble du chiffre d’af­faires et non com­plè­te­ment alloués aux pro­duits et clients qui les créent. Cer­tains clients apportent en fait des marges très éle­vées (plus éle­vées en réa­li­té que ce que montre le contrôle de ges­tion), si on leur alloue cor­rec­te­ment leurs coûts, et d’autres, appa­rem­ment ren­tables, sont en fait très lour­de­ment en perte lors­qu’on leur alloue plei­ne­ment la com­plexi­té qu’ils créent.

Un sui­veur spé­cia­li­sé sur une par­tie des clients ou des pro­duits peut avoir des coûts et des prix plus adap­tés et plus clai­re­ment iden­ti­fiés (cf. tableau 1).

Dans les seg­ments » simples « , il peut ain­si fixer des prix plus bas que ceux du lea­der, tout en étant ren­table. Il éli­mi­ne­ra ain­si pro­gres­si­ve­ment le lea­der de ces segments.

Le lea­der se lais­se­ra d’au­tant plus faci­le­ment repous­ser de ces seg­ments qu’il y ver­ra ses marges et ses parts de mar­ché chu­ter (et ses com­mer­ciaux lui dire que des concur­rents y font du dum­ping), alors que d’autre part, ses com­mer­ciaux et ses clients lui feront valoir la valeur de sa pro­po­si­tion com­mer­ciale et la force de la demande dans les seg­ments à forte com­plexi­té (et pour cause puisque per­sonne ne paie le prix de cette complexité !).

À terme, le mar­ché se sera seg­men­té et le sui­veur aura conquis une posi­tion de lea­der­ship ren­table dans les pro­duits et les clients » simples » en repous­sant et mar­gi­na­li­sant le lea­der sur des clients, pro­duits et ser­vices à forte com­plexi­té et faible marge.

Les domaines dans les­quels une telle stra­té­gie peut être menée sont infi­nis : gammes de pro­duits larges et hété­ro­gènes (dif­fé­rents niveaux de com­plexi­té, dif­fé­rentes rota­tions des stocks, petites séries ou grandes séries), niveaux de ser­vice dif­fé­rents (délais de livrai­son, condi­tions de paie­ment, pos­si­bi­li­té de reprise, coûts d’ins­tal­la­tion, études pré­li­mi­naires…), gammes de clients hété­ro­gènes (petits clients et grands comptes…), canaux d’ac­cès mul­tiples, zones géo­gra­phiques dif­fé­rentes (coûts de trans­port dif­fé­rents, coûts com­mer­ciaux dif­fé­rents, niveaux de prix dif­fé­rents du fait d’é­qui­libres concur­ren­tiels spé­ci­fiques), réseaux (aériens, fer­rés…) avec den­si­tés et tra­fics hété­ro­gènes, etc.

Une telle stra­té­gie consiste à sys­té­ma­ti­que­ment exploi­ter les ombrelles de marges exis­tant sur un mar­ché. Encore faut-il les connaître et com­prendre quelle est la posi­tion rela­tive de prix et de coûts – ren­dus – chez chaque client entre le lea­der et sa propre entre­prise, si l’on est un des » sui­veurs » dans une industrie.

Cette com­pré­hen­sion néces­site un inves­tis­se­ment ana­ly­tique ad hoc (ana­lyses de coûts fines, au-delà de ce que four­nit nor­ma­le­ment le contrôle de ges­tion, cal­cul des coûts induits par les petites séries, une faible rota­tion des stocks, des adap­ta­tions spé­ci­fiques, des frais indi­rects de ges­tion, etc., bench­mark et modé­li­sa­tion du coût des concurrents…).

L’op­por­tu­ni­té peut être sai­sie non seule­ment lorsque le lea­der a une mau­vaise per­cep­tion de ses coûts (trop éle­vés du fait d’une mau­vaise allo­ca­tion) mais éga­le­ment lorsque ceux-ci sont réel­le­ment insuf­fi­sam­ment com­pé­ti­tifs dans des seg­ments spécifiques.

Un exemple d’une telle stra­té­gie consiste à ana­ly­ser les coûts totaux ren­dus chez le client, par rap­port au lea­der, géo­gra­phie par géo­gra­phie (lorsque les coûts de trans­port et les coûts com­mer­ciaux sont signi­fi­ca­tifs), voire grand client par grand client, pour iden­ti­fier les ombrelles de marges « indues » et les cibles cor­res­pon­dantes (cf. tableau 2).

Tableau 2 : Démoyen­ni­ser les coûts ren­dus clients
Démoyenniser les coûts rendus clients

Ces approches néces­sitent une com­pré­hen­sion des coûts de pro­duc­tion, coûts de trans­port, coûts com­mer­ciaux struc­tu­rel­le­ment dif­fé­rents par zones géo­gra­phiques entre le lea­der et le suiveur.

De telles stra­té­gies se mènent dans dif­fé­rentes com­mo­di­tés (pro­duits chi­miques, ciment, pro­duits de construc­tion…) où les coûts d’ac­cès repré­sentent une part signi­fi­ca­tive de la chaîne de coûts. Des stra­té­gies pro­fi­tables de conquêtes et de pri­cing dif­fé­ren­ciés peuvent ain­si être menées géo­gra­phie par géo­gra­phie, voire client par client.

Un autre exemple est l’as­su­rance IARD pour les par­ti­cu­liers, où une ana­lyse fine des risques, des coûts des canaux de com­mer­cia­li­sa­tion néces­saires et des besoins en sui­vi admi­nis­tra­tif per­met à de nou­veaux entrants d’i­den­ti­fier et de conqué­rir des niches (clients à malus très éle­vés en assu­rance auto­mo­bile, zones urbaines à risques pour l’as­su­rance ménage) en pro­po­sant des prix infé­rieurs à ceux des lea­ders géné­ra­listes. Ces acteurs sont des spé­cia­listes qui érodent seg­ment par seg­ment et de façon ren­table les posi­tions his­to­riques du ou des leaders.

Démoyenniser la valeur et resegmenter le marché

La même stra­té­gie de « démoyen­ni­sa­tion » peut s’ap­pli­quer à la valeur et non plus aux coûts.

Un lea­der qui contrôle le cœur de son mar­ché peut avoir des dif­fi­cul­tés à appré­hen­der les arbi­trages spé­ci­fiques que valo­risent cer­tains clients dans des niches de pro­duits, canaux de dis­tri­bu­tion, niveaux de qua­li­té et niveaux de ser­vice spécifiques.

Il tend à éta­blir son offre de pro­duits et de ser­vices et ses prix de façon insuf­fi­sam­ment dif­fé­ren­ciée et ignore le fait que cer­tains clients sont prêts à payer des prix signi­fi­ca­ti­ve­ment plus éle­vés pour­vu que l’offre soit par­ti­cu­liè­re­ment adap­tée. Il n’a d’ailleurs pas tou­jours inté­rêt à le faire, la com­plexi­té à gérer ces seg­ments spé­ci­fiques pou­vant être per­çue comme trop grande (à tort ou à rai­son) par rap­port aux avan­tages spé­ci­fiques que l’on peut en tirer.

Un sui­veur pour­ra donc pro­po­ser des pro­duits et ser­vices plus adap­tés et obte­nir en échange des pre­miums de prix très lar­ge­ment supé­rieurs au coût de ces adap­ta­tions spé­ci­fiques (cf. tableau 3).

Tableau 3 : Démoyen­ni­ser la valeur
Démoyenniser la valeur
• Quelles struc­tures de coûts et d’investissements ?
• Com­ment le client valo­rise-t-il chaque élé­ment du pro­duit, du ser­vice, de l’approche, de la marque ?
• Quel est le meilleur arbi­trage et donc la meilleure offre pour chaque seg­ment client ?


Le lea­der aura sou­vent des dif­fi­cul­tés à réagir à une telle stra­té­gie, ne sou­hai­tant pas accroître la com­plexi­té de sa gamme de pro­duits ou de ser­vices, ou ne vou­lant pas créer une nou­velle acti­vi­té spécifique.

À l’in­verse, le sui­veur peut pro­po­ser une gamme de pro­duits ou une approche com­mer­ciale court-cir­cui­tant une par­tie de la chaîne de coûts du lea­der et chan­geant radi­ca­le­ment la nature du métier : approche com­mer­ciale sim­pli­fiée dans les ser­vices finan­ciers (mutuelles d’as­su­rances ; banque à dis­tance) ; dis­coun­ters et low costs dans la grande dis­tri­bu­tion ou dans le trans­port aérien…

Le lea­der aura éga­le­ment du mal à réagir ou met­tra du temps pour le faire, la nou­velle approche ris­quant de can­ni­ba­li­ser ses struc­tures de coûts et d’in­ves­tis­se­ment existants.

Une telle stra­té­gie peut être menée dans un nombre infi­ni d’ac­ti­vi­tés (pro­duits indus­triels à gamme large, trans­ports, ser­vices, biens de grande consom­ma­tion, mode et luxe…), la valeur dépen­dant autant – sinon plus – du type de client que du type de pro­duit ou de ser­vice : sen­si­bi­li­té forte ou faible aux prix ; valeur de dif­fé­rents niveaux de ser­vice ; valeur de la proxi­mi­té et de l’in­ten­si­té com­mer­ciale ; valeur de la « qua­li­té » et des élé­ments par les­quels elle est défi­nie ; valeur de l’in­no­va­tion ; valeur réelle de la marque ; etc. De même que la pré­cé­dente, cette stra­té­gie néces­site éga­le­ment un inves­tis­se­ment ana­ly­tique ad hoc pour com­prendre de façon fac­tuelle les dif­fé­rents élé­ments de l’offre qui sont effec­ti­ve­ment valo­ri­sés ou non par cer­tains seg­ments de clients.

Des ana­lyses trade-off per­met­tant de mesu­rer quan­ti­ta­ti­ve­ment la valeur de dif­fé­rentes offres (y com­pris le ser­vice, le prix, le mode d’ac­cès, la marque…), pour un seg­ment de clien­tèle don­né, four­nissent les élé­ments pour redé­fi­nir une offre – et un prix – plus adaptés.

La ques­tion cri­tique pour le sui­veur (comme pour le lea­der) est de savoir si la nou­velle approche, en pre­mium ou en dis­count, peut cap­tu­rer plus de 20 à 25 % d’un mar­ché ou res­te­ra mar­gi­nale, compte tenu des arbi­trages des clients.

Conclusion

Démoyen­ni­ser les coûts ou démoyen­ni­ser la valeur, en reseg­men­tant le mar­ché et en éta­blis­sant des prix signi­fi­ca­ti­ve­ment plus bas ou signi­fi­ca­ti­ve­ment plus hauts que le mar­ché, sont les deux stra­té­gies de sur­vie – voire de suc­cès – du suiveur.

Elles per­mettent de remon­ter ses ren­ta­bi­li­tés struc­tu­relles au niveau de celles du lea­der (et par­fois plus haut), sur des volumes plus faibles.

Comme tou­jours en stra­té­gie, le pire est de copier le lea­der et de suivre la moyenne de l’industrie.

Estin & Co est un cabi­net inter­na­tio­nal de conseil en stra­té­gie basé à Paris, Londres et Genève. Le cabi­net assiste les direc­tions géné­rales de grands groupes euro­péens et nord-amé­ri­cains dans leurs stra­té­gies de croissance.

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