Les nouveaux territoires de l’intérêt général

Dossier : Les collectivités localesMagazine N°543 Mars 1999
Par Jean-Pierre BALLIGAND

Com­ment mettre la décen­tra­li­sa­tion au ser­vice du déve­lop­pe­ment de nos ter­ri­toires, de la cohé­sion sociale et de l’emploi ? Com­ment répondre de façon adap­tée à la demande sociale, sachant que la plu­part des poli­tiques publiques sont ter­ri­to­ria­li­sées. Qui dit décen­tra­li­sa­tion s’in­ter­roge sur les fina­li­tés col­lec­tives de la libre admi­nis­tra­tion. Telle est bien aujourd’­hui, et plus que jamais, ma pré­oc­cu­pa­tion, et je sou­hai­te­rais ici moins reve­nir sur un bilan de la décen­tra­li­sa­tion du point de vue spé­ci­fique d’un conseil géné­ral, que sou­li­gner la néces­si­té, à l’a­ve­nir, de décli­ner ensemble décen­tra­li­sa­tion et amé­na­ge­ment du ter­ri­toire, col­lec­ti­vi­tés locales et supracommunalité.

Ren­voyer dos à dos régions et dépar­te­ments, dépar­te­ments et villes, parier sur la dis­pa­ri­tion du dépar­te­ment, i.e. divi­ser pour mieux régner, c’est retar­der d’une bataille. Ce qui ali­mente le « non-choix » ou la dif­fi­cul­té de la pos­ture réfor­ma­trice dans notre pays, c’est, au-delà de nos tra­vers cen­tra­li­sa­teurs, notre inca­pa­ci­té à orga­ni­ser une nou­velle « gou­ver­nance » à l’é­chelle des micro-ter­ri­toires, des ter­ri­toires « inter­mé­diaires » ou encore des zones de moyenne et petite « cha­lan­dise ». Aujourd’­hui, ne pas encou­ra­ger, en par­ti­cu­lier, les inter­com­mu­na­li­tés ini­tiées par la loi sur l’Ad­mi­nis­tra­tion ter­ri­to­riale de la Répu­blique du 6 février 1992, ce serait prendre le risque de pas­ser à côté d’une dyna­mique ter­ri­to­riale essen­tielle à la moder­ni­sa­tion de la décen­tra­li­sa­tion et au déve­lop­pe­ment local. Il s’a­git, d’une part, de pla­cer les col­lec­ti­vi­tés locales en capa­ci­té finan­cière, poli­tique et juri­dique d’as­su­mer sou­ve­rai­ne­ment leurs mis­sions et de s’a­dap­ter aux évo­lu­tions sociétales.

En reve­nant, le cas échéant, sur la clause de com­pé­tence géné­rale (qui pousse sou­vent les col­lec­ti­vi­tés locales à en faire trop et à se concur­ren­cer les unes les autres en exer­çant des com­pé­tences sem­blables sur un même ter­ri­toire), en limi­tant les finan­ce­ments croi­sés, et en ins­tau­rant une véri­table démo­cra­tie locale. Les citoyens doivent pou­voir s’y retrou­ver, tout comme iden­ti­fier, recon­naître et par­ti­ci­per à la ges­tion de leurs ter­ri­toires de vie et de tra­vail. C’est pour­quoi il importe, d’autre part et sur­tout, d’ac­com­pa­gner et d’en­cou­ra­ger l’é­mer­gence d’un pou­voir local légi­time, à la fois proche et per­ti­nent, repo­sant sur la « com­mu­nau­ta­ri­sa­tion » des poli­tiques publiques, des res­sources humaines et des moyens finan­ciers, comme j’y appe­lais voi­ci trois ans dans le rap­port Pour un acte II de l’a­mé­na­ge­ment du ter­ri­toire et de la décen­tra­li­sa­tion : d’un côté l’ag­glo­mé­ra­tion, à condi­tion que cette der­nière soit res­pon­sa­bi­li­sée sur des actions réel­le­ment struc­tu­rantes et légi­ti­mée, à terme, par le suf­frage uni­ver­sel, de l’autre, les « pays », ou plus exac­te­ment des uni­tés fédé­ra­tives de bas­sins d’emploi consti­tués en inter­com­mu­na­li­tés et ayant voca­tion à nouer des com­plé­men­ta­ri­tés entre villes et campagnes.

Encore une fois, jouer la région contre le dépar­te­ment (ou inver­se­ment), l’ur­bain contre le rural (alter­na­ti­ve­ment), sont des visées improductives.

La mise en com­mun des pro­jets, des risques et des charges sur des ter­ri­to­ria­li­tés ni trop vastes ni trop étri­quées, voi­là l’a­ve­nir d’une décen­tra­li­sa­tion demeu­rée jus­qu’i­ci au milieu du gué, hypo­thé­quée tant par des réformes qui tardent – la limi­ta­tion du cumul des man­dats, la moder­ni­sa­tion de la fis­ca­li­té locale (le constat n’est plus à faire d’im­pôts locaux lar­ge­ment archaïques, d’une taxa­tion en « mil­le­feuilles », du creu­se­ment des inéga­li­tés ter­ri­to­riales), la réforme de l’É­tat ter­ri­to­rial, etc. – que par une poli­tique d’a­mé­na­ge­ment du ter­ri­toire long­temps en per­di­tion. Confir­mant sur le papier ces deux caté­go­ries nou­velles de ter­ri­toires que sont les « pays » et les « com­mu­nau­tés d’ag­glo­mé­ra­tion », puissent les lois Voy­net sur le déve­lop­pe­ment durable et Che­vè­ne­ment sur la sim­pli­fi­ca­tion de l’in­ter­com­mu­na­li­té, très atten­dues, réen­ga­ger le débat et renou­ve­ler et la méthode et le dis­cours de la méthode.

Dans cette pers­pec­tive, les dépar­te­ments, déjà rom­pus à la péréqua­tion, à la coor­di­na­tion de pro­jets et au sou­tien aux ter­ri­toires ruraux, doivent pou­voir conser­ver un rôle utile d’a­mé­na­geur auprès des villes petites et moyennes et de leur envi­ron­ne­ment (en l’ab­sence, qui plus est, de sta­bi­li­té des régions fran­çaises, confir­mées par ailleurs dans leur rôle-pivot en matière de pro­gram­ma­tion, de for­ma­tion, de déve­lop­pe­ment éco­no­mique et de coor­di­na­tion de réseaux). De plus, les dépar­te­ments, dont les fonc­tions évo­lue­ront inévi­ta­ble­ment, doivent savoir deve­nir les inter­lo­cu­teurs intel­li­gents des pro­jets inter­com­mu­naux ou d’ag­glo­mé­ra­tion, en se prê­tant, si néces­saire, à la coges­tion de cer­taines poli­tiques comme l’ac­tion sociale avec ces ter­ri­toires, ou en sié­geant dans les conseils d’agglomération.

Si je suis pré­sident d’un conseil géné­ral, je suis éga­le­ment l’é­lu d’un « pays » repo­sant sur cinq com­mu­nau­tés de com­munes, le pays de Thié­rache de l’Aisne, implan­té sur un ter­ri­toire rural qui a renon­cé au loca­lisme de clo­cher et osé le pari de la mise en com­mun des moyens, à l’i­mage d’autres pays et des 1700 struc­tures à fis­ca­li­té propre qui existent aujourd’­hui (contre cinq com­mu­nau­tés de ville seule­ment sur toute la France !). Au sein de cette démarche ascen­dante, de maî­trise du « vivre ensemble », les dépar­te­ments auront leur carte à jouer dans la défi­ni­tion du volet infra-régio­nal des pro­chains contrats de plan État-région, les­quels per­met­tront – un pro­grès qu’il convient de saluer – l’af­fec­ta­tion de 20 % des enve­loppes à des pro­jets d’i­ni­tia­tive locale et la contrac­tua­li­sa­tion de l’É­tat et des régions avec les agglo­mé­ra­tions et les pays qui satis­fe­ront à des condi­tions d’in­té­gra­tion suffisantes.

Dans ce contexte, il me tient donc à cœur de rendre l’in­ter­com­mu­na­li­té en milieu rural à la fois plus vigou­reuse (l’in­ter­com­mu­na­li­té à fis­ca­li­té propre est absente de zones comme le Mas­sif cen­tral), plus entraî­nante sur le déve­lop­pe­ment éco­no­mique (la plu­part des struc­tures inter­com­mu­nales atteignent dif­fi­ci­le­ment la taille suf­fi­sante, 62,9 % d’entre elles com­por­tant moins de 10 000 habi­tants), et plus adap­tée aux nou­veaux enjeux du déve­lop­pe­ment ter­ri­to­rial : les ter­ri­toires ruraux sont encore sou­vent davan­tage orga­ni­sés en bas­sins de vie qu’en bas­sins d’emploi.

C’est pour­quoi il serait sou­hai­table que l’in­ter­com­mu­na­li­té fédé­ra­tive de bas­sins d’emplois que j’ap­pelle de mes vœux admette des repré­sen­tants au sein des conseils géné­raux, contrac­tua­lise avec la région et l’É­tat et béné­fi­cie de véri­tables moyens, au même titre que le monde urbain. En termes de cohé­sion sociale, il importe d’être éga­le­ment plus direc­tif, plus volon­ta­riste qu’au­pa­ra­vant, en encou­ra­geant l’a­dop­tion de la taxe pro­fes­sion­nelle unique à l’é­chelle inter­com­mu­nale, en favo­ri­sant des dis­po­si­tifs comme les CIAS (centres inter­com­mu­naux d’ac­tion sociale) ou encore les plans loca­tifs d’ha­bi­tat de « pays » et d’ag­glo­mé­ra­tion, etc.

Enfin, il faut rai­son­ner aux bonnes échelles d’in­ter­dé­pen­dance et de com­plé­men­ta­ri­tés : il serait ain­si regret­table que « les pays » soient ren­voyés au seul monde rural et « grand rural », et que l’op­tion du « tout-urbain », au tra­vers de la pro­mo­tion des com­mu­nau­tés urbaines et des com­mu­nau­tés d’ag­glo­mé­ra­tion, s’a­vère dis­cri­mi­na­toire sur le déve­lop­pe­ment de nom­breux ter­ri­toires. L’é­ga­li­té répu­bli­caine vaut aus­si en matière d’in­ter­com­mu­na­li­té ! En por­tant le seuil de consti­tu­tion des futures com­mu­nau­tés d’ag­glo­mé­ra­tion à un niveau suf­fi­sam­ment éle­vé, on per­met aux pays d’en­trer dans l’ur­ba­ni­té, autre­ment dit aux villes petites et moyennes d’as­su­mer leurs fonc­tions urbaines de façon concer­tée avec les com­munes rurales qui les entourent, et aux côtés des départements.

Pour par­ve­nir à un amé­na­ge­ment en pro­fon­deur de notre ter­ri­toire et une relance de la décen­tra­li­sa­tion, chaque niveau de col­lec­ti­vi­tés locales doit jouer sa par­tie, non pas, non plus, pour son propre compte, mais en s’ou­vrant, à par­tir de ses « métiers de base », à d’autres dimen­sions (la carte inter­com­mu­nale, le par­te­na­riat ratio­na­li­sé, la contrac­tua­li­sa­tion ciblée, la coopé­ra­tion trans­fron­ta­lière, les chartes de pays…), et à par­tir d’autres valeurs d’ac­tion publique (l’ef­fi­ca­ci­té, la soli­da­ri­té, la sub­si­dia­ri­té, l’as­so­cia­tion des acteurs socio-éco­no­miques…), tout en orga­ni­sant, enfin, le dia­logue le plus direct avec l’É­tat, sur le mode » un pro­jet-un ter­ri­toire-un contrat « .

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