Les Femmes savantes

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°568 Octobre 2001Par : mise en scène de Béatrice Agenin, avec elle-même, Dominique Blanchar, Éléonore Hirt et bien d’autresRédacteur : Philippe OBLIN (46)

Tout le monde sait qu’il y a cent manières de jouer Molière, allant de la farce au tra­gique, mais per­sonne ne sait trop bien com­ment il se fai­sait inter­pré­ter par sa propre troupe. Selon les rares témoi­gnages des contem­po­rains, il déchaî­nait les rires par ses mimiques et ses contor­sions ; dans l’Impromp­tu de Ver­sailles pour­tant, il se peint exi­geant de ses comé­diens le natu­rel, et le moins pos­sible de ges­ti­cu­la­tions. Appa­rente contradiction ?

Tout cela est maigre, et laisse le champ ouvert aux met­teurs en scène, hélas par­fois avides de relec­tures sau­gre­nues. Les sages s’en tiennent à la véri­té des per­son­nages, que seul révèle ce qu’ils disent. On appelle cela la fidé­li­té au texte.

Mme Béa­trice Age­nin vient de nous en don­ner une remar­quable illus­tra­tion, en met­tant en scène Les Femmes savantes, où elle joue Armande, dans un spec­tacle en tour­née de la Com­pa­gnie Melo­di-Ate­lier théâtre actuel. Nous avons connu la chance de le voir l’autre soir à La Baule. Le pros­pec­tus annon­çait que “Cette pièce raconte la dou­leur d’être femme, fille, sœur et mère dans un monde où les hommes ont les pleins pouvoirs. ”

C’est une niai­se­rie, et Molière raconte bien autre chose : le ridi­cule d’un mari ter­ri­fié à la seule idée d’un désac­cord avec sa vira­go de Phi­la­minte ; le gro­tesque de la plus que mûre Bélise, convain­cue que tous les hommes sont amou­reux d’elle ; le déses­poir d’Armande après que, par irréa­lisme et fatui­té, elle a décou­ra­gé Cli­tandre, qui s’est, à la longue, lais­sé tou­cher par le charme de la timide Hen­riette. Pas aus­si timide qu’elle semble, d’ailleurs : elle se paye à l’occasion la figure de sa sœur jalouse, ou répond tout à trac à Tris­so­tin lui deman­dant si ses vers l’importunent : Point. Je n’écoute pas.

Quant à dire que les hommes tiennent là une posi­tion de domi­na­tion, c’est ne pas voir que Molière res­pec­tait la pari­té, avant que ce ne fût une obli­ga­tion de droit. Quatre per­son­nages ont les pieds sur terre : Ariste et Cli­tandre certes, mais aus­si Hen­riette et la brave Mar­tine, qui dit son fait à tout un chacun :

Et pour mon mari, moi, mille fois je l’ai dit
Je ne vou­drais jamais prendre un homme d’esprit
L’esprit n’est point du tout ce qu’il faut en ménage.

Mises à part leurs lubies, les savantes femmes savent d’ailleurs beau­coup de choses. Phi­la­minte a des lettres, Bélise a lu Des­cartes, et fort bien com­pris la notion d’étendue comme attri­but de la matière, par oppo­si­tion à l’esprit. Même si elle en use, à contre­temps de sur­croît, à pro­pos de ses concep­tions éthé­rées de l’amour, ce n’est, de soi, pas si mal. Au lieu que son frère Chry­sale n’est guère qu’un vani­teux imbécile.

Pour Armande, Béa­trice Age­nin jouait à mer­veille ses déchi­re­ments d’amoureuse écon­duite par sa propre faute, et l’on voyait bien que ses pâmoi­sons lit­té­raires n’étaient sans doute que la marque de son imma­tu­ri­té : une façon de s’étourdir, en imi­tant mère et tante.

Le décou­page en actes courts du théâtre clas­sique, quel qu’en soit l’auteur, tient à une contrainte tech­nique. Les pla­teaux étaient alors éclai­rés par des chan­delles, qu’il fal­lait mou­cher toutes les vingt minutes envi­ron, à peine qu’elles s’étouffent. D’où la néces­si­té d’interrompre le jeu durant cette opé­ra­tion. On aban­donne main­te­nant ces cou­pures, deve­nues inutiles.

Dans sa mise en scène, Mme Age­nin les a conser­vées, en les meu­blant par des scènes muettes, où ces dames se livrent à de brèves expé­riences de phy­sique amu­sante. Cela n’apporte pas grand-chose, mais occupe le regard et, au moins, ne fait de mal à personne.

Elle fait pour­tant com­men­cer de même la pièce, par un lent jeu silen­cieux où l’on voit Hen­riette essayer un voile et se cou­ron­ner de fleurs. Puis sur­git sa har­pie de sœur, qui l’invective : Quoi ! Le beau nom de fille… Il me semble que c’est une erreur. Dans l’esprit des spec­ta­teurs en effet, ce voile, ces fleurs collent alors à Hen­riette une aura d’Ophélie vapo­reuse et fra­gile, en totale contra­dic­tion avec le bon sens mêlé d’ironie du per­son­nage. On serait plu­tôt ten­té de voir les choses ain­si : les deux sœurs pour­suivent une dis­cus­sion com­men­cée dans la pièce voi­sine. Le pos­sible mariage d’Henriette a été évo­qué et déjà Armande s’est dres­sée sur ses ergots. Excé­dée, Hen­riette fuit dans sa chambre en tra­ver­sant le salon (la scène) ; Armande l’y pour­suit, en conti­nuant de la hous­piller. Seule­ment ain­si, tout l’abrupt du pre­mier vers prend son sens. Ce qui n’est pas le cas si Hen­riette bati­fole depuis un moment, seule avec ses fleurs.

Telle est, du moins, ma vision, mais il ne s’agit après tout que d’un sen­ti­ment per­son­nel, à pro­pos d’un seul per­son­nage. Pour le reste, on vou­drait que Molière fût tou­jours joué avec autant de fidé­li­té. C’est loin d’être le cas, même, et peut-être sur­tout, salle Richelieu.

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