Les équipes franco-américaines

Dossier : Les services aux entreprisesMagazine N°568 Octobre 2001
Par Lionel LAROCHE (83)

Qu’appelle-t-on une équipe ?

Que ce soit dans le monde du tra­vail fran­çais ou amé­ri­cain, une équipe est tou­jours un groupe de gens qui tra­vaillent ensemble pour atteindre un objec­tif com­mun. Mal­heu­reu­se­ment, les simi­la­ri­tés entre équipes fran­çaises et équipes amé­ri­caines ne vont pas plus loin et un des plus gros écueils auquel sont confron­tées les équipes fran­co-amé­ri­caines est la notion même d’équipe.

La faci­li­té que l’on a à tra­duire le mot fran­çais » équipe » par » team » cache une réa­li­té toute dif­fé­rente, à savoir que le com­por­te­ment atten­du d’un » bon joueur d’é­quipe » fran­çais n’est pas du tout celui qui est atten­du d’un » good team player » amé­ri­cain. Com­pa­rons d’a­bord le fonc­tion­ne­ment des équipes amé­ri­caines et fran­çaises avant d’é­tu­dier les équipes com­pre­nant des Fran­çais et des Américains.

Comparaison des équipes américaines et françaises

Les Amé­ri­cains sont très indi­vi­dua­listes et on peut même dire que les États-Unis sont le pays le plus indi­vi­dua­liste du monde. La notion d’é­quipe, qui cor­res­pond à un phé­no­mène col­lec­tif, ne colle pas à ce pen­chant indi­vi­dua­liste. Pour cette rai­son, une équipe amé­ri­caine est un groupe de gens (de » joueurs » ou » players « , comme disent les Amé­ri­cains) qui ont cha­cun un rôle et des res­pon­sa­bi­li­tés indi­vi­duels bien défi­nis au sein de l’équipe.

Cha­cun rem­plit son rôle en paral­lèle des autres membres de l’é­quipe et leurs actions s’ad­di­tionnent pour abou­tir au résul­tat recher­ché. Cette addi­tion ou coor­di­na­tion des tâches indi­vi­duelles est du res­sort du chef d’é­quipe ; les membres de l’é­quipe ne jouent aucun rôle à ce niveau.

Par contraste, les équipes fran­çaises sont géné­ra­le­ment plus sou­dées. L’ob­jec­tif de l’é­quipe devient un objec­tif com­mun auquel les inté­rêts par­ti­cu­liers deviennent subor­don­nés. La devise des équipes fran­çaises est » Un pour tous, tous pour un. »

Figure 1 – Schéma d’une équipe américaine/française

La devise des équipes amé­ri­caines peut se résu­mer en » si nous avons un bon plan d’ac­tion et que cha­cun d’entre nous fait ce que le plan dit qu’il doit faire, nous réus­si­rons. » Lors­qu’un groupe d’A­mé­ri­cains se réunit pour la pre­mière fois en tant qu’é­quipe (lors de la » réunion du coup d’en­voi » ou » kick-off mee­ting »), chaque Amé­ri­cain cherche à répondre aux ques­tions suivantes :

  • quel est mon rôle ?
  • quelles sont mes responsabilités ?
  • où est la ligne de démar­ca­tion entre mes res­pon­sa­bi­li­tés et celles des autres membres de l’équipe ?


Dans une équipe fran­çaise, la pre­mière ques­tion qui se pose est géné­ra­le­ment : » qui fait par­tie de l’é­quipe ? qui en est exclu ? » La réponse à cette ques­tion a un impact très impor­tant sur les inter­ac­tions entre les gens, puisque la quan­ti­té d’in­for­ma­tion par­ta­gée avec les autres membres de l’é­quipe est bien plus impor­tante que la quan­ti­té d’in­for­ma­tion par­ta­gée avec les gens qui ne font pas par­tie de l’équipe.

Cette dis­tinc­tion n’est pas aus­si impor­tante dans une équipe amé­ri­caine. La quan­ti­té d’in­for­ma­tion par­ta­gée avec les autres membres de l’é­quipe est certes plus impor­tante que la quan­ti­té d’in­for­ma­tion par­ta­gée avec ceux qui n’en font pas par­tie, mais la dif­fé­rence est beau­coup moins mar­quée qu’en France.

On peut repré­sen­ter sché­ma­ti­que­ment les deux types d’é­quipe de la manière sui­vante. Si le tra­vail de l’é­quipe est un cercle, chaque membre de l’é­quipe est res­pon­sable d’une par­tie de ce cercle. Aux États-Unis, les res­pon­sa­bi­li­tés des uns et des autres sont très clai­re­ment déli­mi­tées. Elles sont beau­coup moins net­te­ment déli­mi­tées en France (figure 1).

Dans une équipe amé­ri­caine, cha­cun se pré­oc­cupe de ses tâches et ne doit pas inter­fé­rer avec les tâches ou res­pon­sa­bi­li­tés des autres membres de l’é­quipe. Par exemple, si Joe et Mike tra­vaillent sur le même pro­jet, Joe ne peut pas faire de com­men­taires en public sur les résul­tats obte­nus par Mike ; seul Mike (ou le chef de toute l’é­quipe) peut com­men­ter ces résultats.

La dif­fé­rence de com­por­te­ment entre équi­piers amé­ri­cains et fran­çais est par­ti­cu­liè­re­ment frap­pante dans le cas où les membres de l’é­quipe éva­luent dif­fé­rem­ment les pro­grès effec­tués par l’un deux. Par exemple, sup­po­sons que, dans l’é­quipe amé­ri­caine, le chiffre 1 repré­sente Joe et le chiffre 4 repré­sente Mike. Sup­po­sons aus­si que Joe pense que Mike n’a­vance pas assez vite dans son tra­vail et n’au­ra pas obte­nu à la date conve­nue les don­nées dont Joe a besoin pour son rap­port. Que doit faire Joe dans cette situation ?

La pre­mière réac­tion de Joe sera la même que celle qu’au­rait la majo­ri­té des Fran­çais dans cette situa­tion : Joe va aller voir Mike pour lui par­ler de ces don­nées. Dans cette conver­sa­tion, Joe va sou­li­gner l’im­por­tance de ces don­nées pour son rap­port et le fait qu’il a besoin de les rece­voir à la date conve­nue pour pou­voir ter­mi­ner son rap­port en temps et en heure. Joe peut aller jus­qu’à deman­der à Mike quelle est la pro­ba­bi­li­té que Mike lui four­nisse ces don­nées comme conve­nu ; il n’i­ra pro­ba­ble­ment pas plus loin (figure 2).

Figure 2 – Que faire lorsqu’un membre de l’équipe ne progresse pas comme on le souhaite ? Le cas américain Si cette conver­sa­tion ne donne pas de résul­tat (c’est-à-dire que Joe a tou­jours l’im­pres­sion que Mike ne va pas lui four­nir les don­nées à la date conve­nue), l’é­tape sui­vante dans une équipe amé­ri­caine consiste à aller voir Sal­ly, le chef d’é­quipe. Joe dira en sub­stance à Sal­ly qu’il est inquiet pour le rap­port, qu’il veut vrai­ment le livrer à temps, qu’il a besoin de rece­voir les don­nées de Mike à telle date pour cela et qu’il espère bien que ces don­nées seront là au ren­dez-vous. Joe n’en dira géné­ra­le­ment pas plus, parce qu’il ne peut que par­ler de son tra­vail ; tout com­men­taire sur le tra­vail des autres doit être fait dans le contexte de l’im­pact de ce tra­vail sur le sien.

Dans une équipe fran­çaise, la pre­mière étape est la même : si Michel pense que Gérard ne va pas lui don­ner les don­nées dont il a besoin à temps, Michel ira voir Gérard pour savoir ce qu’il en retourne. Si cela n’a­bou­tit pas, Michel va pro­po­ser à Gérard de l’ai­der à obte­nir les don­nées en ques­tion. Si Michel juge que Gérard a vrai­ment besoin d’aide, Michel se met­tra au tra­vail sans même attendre la réponse de celui-ci et com­men­ce­ra lui-même à assem­bler les don­nées dont il aura besoin pour son rap­port (figure 3).

Les équipes franco-américaines

Lors­qu’une équipe compte Fran­çais et Amé­ri­cains dans ses rangs, ces dif­fé­rences de concep­tion de ce qu’est une équipe peuvent rapi­de­ment tour­ner au vinaigre, comme le démontre la situa­tion suivante.

Un cher­cheur amé­ri­cain tra­vaillant dans un labo­ra­toire de l’X est en train d’ins­tal­ler un nou­vel équi­pe­ment qui vient de lui être livré. Un col­lègue fran­çais lui pro­pose de l’ai­der. L’A­mé­ri­cain répond qu’il n’a pas besoin d’aide. Le Fran­çais ignore la réponse de l’A­mé­ri­cain et se met à débal­ler une par­tie de l’é­qui­pe­ment. Ce fai­sant, il casse une des pièces les plus impor­tantes. L’A­mé­ri­cain est hors de lui.

Pour les Amé­ri­cains, le com­por­te­ment nor­mal des Fran­çais va direc­te­ment à l’en­contre de ce qu’ils ont appris depuis leur plus tendre enfance, à savoir que l’on ne s’oc­cupe pas des affaires des autres. Lorsque Michel sug­gère à Mike que celui-ci pour­rait avoir besoin d’aide, Mike le prend comme un affront per­son­nel très grave ; Mike inter­prète ce geste comme : » Mon pauvre ! Tu ne vas jamais t’en sor­tir ! Tu es tota­le­ment inca­pable ! Laisse-moi t’aider. »

Dans l’exemple pré­cé­dent, le cher­cheur amé­ri­cain est tota­le­ment outré parce que s’il a expli­ci­te­ment deman­dé qu’on ne l’aide pas, il ne peut abso­lu­ment pas com­prendre pour­quoi quel­qu’un l’ai­de­rait quand même. La suc­ces­sion d’é­vé­ne­ments qui suit sa réponse néga­tive n’a alors plus aucun sens pour lui et il se sent tota­le­ment désar­mé, sans recours.

Figure 3 – Que faire lorsqu’un membre de l’équipe ne progresse pas comme on le souhaite ? Le cas françaisDe la même manière, le com­por­te­ment nor­mal des Amé­ri­cains va à l’en­contre de ce que les Fran­çais apprennent depuis leur plus jeune âge, à savoir qu’il faut s’en­trai­der dans la vie et qu’on doit laver son linge sale en famille. Lorsque les Amé­ri­cains vont voir leur chef d’é­quipe pour expri­mer leurs inquié­tudes concer­nant la bonne marche du pro­jet, les Fran­çais l’in­ter­prètent comme un coup de poi­gnard dans le dos. Les Amé­ri­cains sont alors consi­dé­rés comme des déla­teurs, avec toute la conno­ta­tion néga­tive de ce terme.

Dans les deux cas, le résul­tat est le même : la confiance est per­due. Le Fran­çais ne fait plus confiance à l’A­mé­ri­cain qui l’a poi­gnar­dé et l’A­mé­ri­cain ne fait plus confiance au Fran­çais qui l’a trai­té d’in­ca­pable. Pour évi­ter de se retrou­ver dans le même pétrin, ils vont tous deux limi­ter la quan­ti­té et la qua­li­té des infor­ma­tions qu’ils four­nissent à l’autre.

La situa­tion se dégrade en géné­ral assez vite : les Fran­çais de l’é­quipe vont aller déjeu­ner ensemble et par­ler de cet inci­dent ; si aucun d’eux ne com­prend le mode de fonc­tion­ne­ment des équipes amé­ri­caines, ils se met­tront rapi­de­ment d’ac­cord sur le fait qu’on ne peut pas faire confiance aux Américains.

De leur côté, les Amé­ri­cains vont se retrou­ver pour un » hap­py hour  » et dis­cu­ter des pro­grès de l’é­quipe. Si aucun d’entre eux ne com­prend le mode de fonc­tion­ne­ment des équipes fran­çaises, ils tom­be­ront vite d’ac­cord sur le fait qu’on ne peut pas faire confiance aux Français.

Résul­tat des courses : l’é­quipe fran­co-amé­ri­caine devient alors la somme de deux équipes, une fran­çaise et une amé­ri­caine, qui tra­vaillent en paral­lèle et com­mu­niquent entre elles le moins pos­sible. Toute infor­ma­tion four­nie par une équipe à l’autre est dis­sé­quée, ana­ly­sée et véri­fiée indé­pen­dam­ment, ce qui fait perdre beau­coup de temps. Si cette situa­tion dure, il n’est pas rare que les deux équipes entrent en conflit ouvert ou lar­vé et se fassent concur­rence. Il est alors fré­quent que la hié­rar­chie de l’é­quipe dis­solve l’é­quipe et annule le projet.

Conclusion

L’en­fer est pavé de bonnes inten­tions. C’est cer­tai­ne­ment le cas des équipes fran­co-amé­ri­caines, car le com­por­te­ment nor­mal des uns va direc­te­ment à l’en­contre des attentes des autres. Comme ces pro­blèmes sont créés à l’in­ter­face entre les deux natio­na­li­tés, ils sont sou­vent mal diag­nos­ti­qués et donc mal traités.

Comme les Amé­ri­cains res­semblent sou­vent phy­si­que­ment aux Fran­çais, il est facile d’ou­blier les dif­fé­rences impor­tantes de méthodes de tra­vail et de façon de pen­ser qui existent entre les États-Unis et la France (cet oubli est très rare dans le cas de Fran­çais tra­vaillant avec des Japo­nais, par exemple). Ces dif­fé­rences sont très réelles et doivent être prises en compte lors­qu’A­mé­ri­cains et Fran­çais tra­vaillent ensemble afin qu’ils puissent béné­fi­cier des syner­gies poten­tielles entre ces deux cultures. 

ITAP Cana­da est une com­pa­gnie offrant des ser­vices de consul­ta­tion et de for­ma­tion interculturelle.

Poster un commentaire