Les écotaxes et le Protocole de Kyoto

Dossier : Environnement et FiscalitéMagazine N°534 Avril 1998
Par Jean-Charles HOURCADE (75)

Une absente du Protocole : la taxe carbone coordonnée internationalement

Une absente du Protocole : la taxe carbone coordonnée internationalement

Trai­ter ici du Pro­to­cole de Kyo­to sur la réduc­tion des émis­sions de gaz à effet de serre peut paraître para­doxal puisque le texte ne fait nulle men­tion des éco­taxes sur les émis­sions de CO2 comme moyen de rem­plir les objec­tifs accep­tés par les gou­ver­ne­ments signa­taires. Le seul ins­tru­ment de coor­di­na­tion éco­no­mique dont il est fait men­tion pour les pays dits de l’an­nexe 1 sont les per­mis d’é­mis­sions négo­ciables (PEN) et le mot taxe a même dis­pa­ru, mal­gré les efforts des Com­mu­nau­tés euro­péennes, de l’ar­ticle concer­nant la maî­trise des émis­sions pro­ve­nant des soutes aériennes.

Cette dis­pa­ri­tion est le résul­tat d’un long pro­ces­sus qui démarre dès la phase de pré­pa­ra­tion de la Confé­rence de Rio de Janei­ro où a été adop­tée la Conven­tion Cli­mat. A cette époque , les Com­mu­nau­tés euro­péennes pro­po­saient une coor­di­na­tion des poli­tiques cli­ma­tiques sur la base d’une éco­taxe mixte car­bone-éner­gie. Ce pro­jet allait échouer en 1992 puisque les Euro­péens n’é­taient pas assez unis autour de cette pers­pec­tive pour affron­ter une admi­nis­tra­tion amé­ri­caine sou­dée autour d’une atti­tude de rejet. Cette atti­tude était moti­vée par le réflexe anti-taxe pré­va­lant dans ce pays mais aus­si, argu­ment d’ailleurs par­ta­gé par les Bri­tan­niques, par le fait qu’une taxe coor­don­née inter­na­tio­na­le­ment serait inter­pré­tée par le Congrès comme une atteinte à la sou­ve­rai­ne­té natio­nale. Le front euro­péen était fra­gi­li­sé par la diver­gence entre la France et ses par­te­naires sur une for­mule de taxe mixte qui frap­pait l’élec­tro­nu­cléaire, mais aus­si par l’op­po­si­tion des indus­triels euro­péens opé­rant dans les sec­teurs les plus inten­sifs en éner­gie ; ceux-ci crai­gnaient des dis­tor­sions de concur­rence et étaient par ailleurs fort scep­tiques devant la réa­li­té d’une com­pen­sa­tion de l’é­co­taxe par la baisse des charges sala­riales ou de tout autre pré­lè­ve­ment obli­ga­toire, com­pen­sa­tion qui est une condi­tion sine qua non d’un double divi­dende économique.

Depuis, la mon­tée de la rhé­to­rique anti-taxe, y com­pris en Europe, a créé un contexte idéo­lo­gique où les per­mis d’é­mis­sions négo­ciables font figure d’ins­tru­ments de mar­ché par excel­lence ; ils per­met­traient de mini­mi­ser des inter­ven­tions arbi­traires des gou­ver­ne­ments et de ne pas ris­quer une situa­tion où la lutte contre l’ef­fet de serre ne soit une occa­sion de jus­ti­fier des pré­lè­ve­ments fis­caux addi­tion­nels. Mais la réa­li­té, comme sou­vent, est bien plus complexe.

Le rôle de taxes domestiques dans un système international de permis d’émissions négociables

S’il est vrai en effet que le Pro­to­cole de Kyo­to exclut pour long­temps la dis­cus­sion d’une taxe car­bone inter­na­tio­na­le­ment coor­don­née, les choses sont bien moins claires concer­nant la mise en place de taxes car­bone à l’é­chelle natio­nale ou euro­péenne (fût-ce sous forme indi­recte via l’har­mo­ni­sa­tion des accises sur les carburants).

La logique de la négo­cia­tion était en effet de s’ac­cor­der sur des objec­tifs de réduc­tion à un hori­zon com­pris entre 2008 et 2012 mais de lais­ser aux États le soin d’a­dop­ter les poli­tiques natio­nales qu’ils jugent sou­hai­tables pour rem­plir leurs . enga­ge­ments. I1 n’y a donc plus dans un tel sché­ma, a prio­ri du moins, de contrainte pesant sur la sou­ve­rai­ne­té des États et une taxe car­bone peut donc faire par­tie de la pano­plie uti­li­sée ·à l’é­chelle natio­nale. On peut même, sans for­cer le trait, ris­quer l’i­dée que Kyo­to va (ou devrait) ame­ner à réexa­mi­ner très sérieu­se­ment cette pos­si­bi­li­té à l’é­chelle de la France ou à l’é­chelle européenne.

Pour com­prendre l’ar­ti­cu­la­tion entre taxe (natio­nale ou euro­péenne) et per­mis inter­na­tio­na­le­ment négo­ciable, il convient tout d’a­bord de bien sai­sir que , dans le cadre juri­dique éta­bli à Kyo­to, les l’EN sont en fait remis aux Par­ties signa­taires, et que c’est sous le contrôle et la res­pon­sa­bi­li­té des gou­ver­ne­ments qu’ils peuvent être échan­gés à des « enti­tés » aux­quelles ils auront été préa­la­ble­ment rétro­cé­dés. Léga­le­ment, il ne sau­rait donc par exemple y avoir d’é­changes des PEN entre des entre­prises dans le cadre d’ac­cords volon­taires inter­na­tio­naux à l’é­chelle sec­to­rielle. Seuls en effet les gou­ve­me­ments sont déten­teurs de l’EN recon­nus valides par la Confé­rence des Par­ties, et il y a peu de chances qu’ils acceptent un dis­po­si­tif dans lequel ils attri­bue­raient auto­ma­ti­que­ment des per­mis à leurs entre­prises ; une dyna­mique forte de demande de per­mis par un sec­teur d’un pays don­né dans le cadre d’un tel jeu sec­to­riel se tra­dui­rait en effet par des contraintes sur d’autres sec­teurs de ce pays, puisque c’est du bud­get natio­nal d’é­mis­sions accep­té à Kyo­to dont chaque gou­ver­ne­ment est res­pon­sable. De plus, une telle pers­pec­tive exa­cer­be­rait les réti­cences , au prin­cipe même des per­mis négo­ciables de la part de cer­taines délé­ga­tions à la Confé­rence des Par­ties y com­pris au sein de l’U­nion européenne.

Dans le sché­ma actuel, les gou­ver­ne­ments ont donc toute lati­tude de choi­sir diverses pon­dé­ra­tions entre les deux for­mules suivantes :
– rétro­cé­der les per­mis d’é­mettre aux acteurs éco­no­miques qui pour­ront alors les échan­ger inter­na­tio­na­le­ment et en impor­ter en pro­ve­nance de pays où les abat­te­ments d’émissions de gaz à effet de serre s’ef­fec­tuent au moindre coût ; – ne pas les rétro­cé­der et prendre en interne les mesures néces­saires pour tenir leurs objec­tifs, par­mi les­quelles des taxes car­bone ; le gou­ver­ne­ment peut alors impo­ser des per­mis au cas où il s’a­vé­re­rait trop dif­fi­cile de tenir dans le cadre du bud­get ini­tial. L’ar­ti­cu­la­tion entre PEN et taxes va de soi dans le deuxième cas, mais demeure une pos­si­bi­li­té dans le pre­mier. Il faut se rap­pe­ler en effet qu’il est peu envi­sa­geable, pour des rai­sons de coût admi­nis­tra­tif du contrôle et de coût de tran­sac­tion pour le consom­ma­teur pri­vé, d’af­fec­ter des per­mis d’é­mis­sions aux émet­teurs dif­fus, par­mi les­quels des ménages. Il est donc pos­sible d’en­vi­sa­ger la coexis­tence de PEN avec des taxes dans ces sec­teurs, le pro­blème à tran­cher natio­na­le­ment res­tant celui du par­tage entre pol­lu­tions dif­fuses et non diffuses.

Mais la forme même de l’ar­ti­cu­la­tion entre taxe natio­nale et PEN ne pour­ra être défi­nie qu’a­près la Confé­rence des Par­ties à Bue­nos Aires en novembre 1998 qui défi­ni­ra les règles et moda­li­tés par les­quelles ces per­mis seront émis et uti­li­sés. Car c’est des déci­sions de cette confé­rence que dépen­dront non seule­ment le bon fonc­tion­ne­ment des mar­chés mais leurs effets induits en matière de com­pé­ti­ti­vi­té inter­na­tio­nale, donc le rôle à don­ner à des taxes carbone.

Questions de transparence et dynamisme des marchés de permis d’émissions négociables

La Confé­rence de Bue­nos Aires devra tout d’a­bord fixer les condi­tions mini­males pour assu­rer la trans­pa­rence des mar­chés, ce qui pose deux types de pro­blèmes selon qu’on consi­dère les échanges où les États sont impli­qués et les échanges entre entreprises.

En théo­rie en effet, le Pro­to­cole de Kyo­to per­met des échanges bila­té­raux entre États ; or ceci ouvri­rait la voie à une mani­pu­la­tion stra­té­gique du com­merce des per­mis (troc poli­tique entre per­mis d’é­mis­sions et mar­ché public d’in­fra­struc­ture par exemple) et à de dan­ge­reuses dis­tor­sions de concur­rence. Tous les acteurs de la négo­cia­tion ont ici à l’es­prit la ques­tion du » hot air « , c’est-à-dire des réduc­tions fic­tives ache­tables en Rus­sie et qui viennent sim­ple­ment de la longue crise de restruc­tu­ra­tion interne de ce pays (la Rus­sie s’est enga­gée à sta­bi­li­ser ces émis­sions au niveau 1990 alors qu’elle se situe aujourd’­hui à 30 % en des­sous). La seule solu­tion est bien sûr d’in­ter­dire le com­merce bila­té­ral lorsque les États sont impli­qués en ren­dant obli­ga­toire des pro­cé­dures d’ap­pels d’offres publics, de chambres de com­pen­sa­tion ou de tran­sac­tion en bourses. On peut certes espé­rer une avan­cée à Bue­nos Aires mais dans une situa­tion de négo­cia­tion plus dif­fi­cile qu’à Kyo­to sur un point où les USA ne sont pas deman­deurs puis­qu’ils pensent que leur pou­voir de négo­cia­tion sera plus fort que celui d’autres pays dans le cadre d’é­changes bila­té­raux sans contraintes. Ils peuvent en effet accep­ter for­mel­le­ment des règles et créer une » bulle » avec des pays tiers dont le Cana­da et la Rus­sie, bulle per­mise par le Pro­to­cole pour res­tau­rer une symé­trie de trai­te­ment entre l’U­nion euro­péenne et les autres pays ; au sein de cette bulle, pour un objec­tif glo­bal égal au total des quo­tas alloués aux États à la Confé­rence de Kyo­to, ils négo­cie­raient en interne un nou­veau par­tage des objec­tifs en échange d’autres avan­tages éco­no­miques et diplomatiques.

Concer­nant les entre­prises, il fau­dra veiller aux moyens de pré­ve­nir des abus de posi­tions domi­nantes et de garan­tir l’ac­cès des petits opé­ra­teurs au mar­ché. Des méca­nismes existent pour assu­rer une telle trans­pa­rence (bourses ou chambres de com­pen­sa­tion) et on peut consi­dé­rer qu’il est de l’in­té­rêt bien com­pris de tous, y com­pris les entre­prises, d’ob­te­nir des garan­ties en condi­tion­nant le com­merce de per­mis à l’exis­tence de tels méca­nismes dans les pays concernés.

Mais la ques­tion est alors de savoir si ces condi­tions de trans­pa­rence, se rajou­tant aux pro­cé­dures de mesures, véri­fi­ca­tion et péna­li­tés pour fraude ou dépas­se­ment, ne vont pas conduire de proche en proche à des pré­re­quis ins­ti­tu­tion­nels impor­tants qui, d’une part, vont retar­der l’é­mer­gence des mar­chés et, d’autre part, en limi­ter le dyna­misme. Déjà, des pays très favo­rables aux PEN comme le Cana­da s’a­per­çoivent qu’ils se heurtent à des dif­fi­cul­tés internes fortes pour s’ac­cor­der sur des règles mini­males à l’é­chelle domestique.

Les conclu­sions de la Confé­rence de Bue­nos Aires sur ces deux points ne vont donc pas affec­ter la nature tech­nique des liens entre taxes et PEN, mais la contri­bu­tion réelle des PEN à l’a­bat­te­ment des gaz à effet de serre, avec un arbi­trage déli­cat entre la sin­cé­ri­té du méca­nisme (pas d’é­changes fic­tifs, accès équi­table aux mar­chés) et sa dyna­mique réelle. Des règles trop contrai­gnantes pour­raient en effet limi­ter l’es­pace des PEN (et rendre les taxes d’au­tant plus néces­saires), des règles trop peu contrai­gnantes pour­raient en miner la crédibilité.

Mais on peut s’at­tendre à ce qu’un équi­libre soit trou­vé sur ce point à Bue­nos Aires, et le pro­blème à la fois le plus déli­cat il négo­cier et le plus déci­sif pour l’ar­ti­cu­la­tion tech­nique entre taxes et PEN sera alors celui de l’har­mo­ni­sa­tion des modes de rétro­ces­sion des États vers les entreprises.

LA CONFÉRENCE DE KYOTO ET LA PRÉVENTION DES RISQUES CLIMATIQUES :
UN POINT DE VUE D’ÉCONOMISTES *

(prin­ci­paux extraits parus dans Le Monde du jeu­di 23 octobre 1997)

Le der­nier Som­met de la Terre s’est ache­vé sur une absence d’ac­cord entre pays indus­tria­li­sés. Cet échec augure mal de la Confé­rence de Kyo­to (décembre 1997) où les pays signa­taires de la Conven­tion Cli­mat devraient adop­ter un pro­to­cole juri­di­que­ment contrai­gnant pour réduire les émis­sions de gaz à effet de serre. La situa­tion est d’au­tant plus sérieuse que le rap­port du Groupe d’ex­perts inter­gou­ver­ne­men­tal sur l’é­vo­lu­tion du cli­mat (GIEC), rédi­gé par plu­sieurs cen­taines de scien­ti­fiques du monde entier, a conclu « qu’un fais­ceau d’élé­ments sug­gère qu’il y a une influence per­cep­tible de l’homme sur le cli­mat glo­bal ». Ce rap­port, accep­té en 1996 par tous les pays membres de l’As­sem­blée géné­rale du GIEC, a jus­ti­fié le lan­ce­ment d’ac­tions de pré­ven­tion significatives.

Éco­no­mistes, nous mesu­rons les bou­le­ver­se­ments qu’un chan­ge­ment cli­ma­tique com­por­te­rait à terme pour l’é­co­no­mie, les socié­tés et l’é­qui­libre de la pla­nète, de même que nous mesu­rons les contraintes qu’im­posent aujourd’­hui le chô­mage, la com­pé­ti­tion éco­no­mique et les dis­pa­ri­tés de déve­lop­pe­ment. Nous savons que les arbi­trages sont déli­cats. Le bien-être des géné­ra­tions futures peut être affec­té si les alertes des scien­ti­fiques sont négli­gées, mais des sacri­fices exces­sifs ne sau­raient être impo­sés aux géné­ra­tions futures au nom de risques dont l’am­pleur est encore controversée.

Tou­te­fois ni l’ar­gu­ment du réa­lisme éco­no­mique ni la com­plexi­té du pro­blème ne sau­raient jus­ti­fier l’i­nac­tion. D’une part, l’i­ner­tie des sys­tèmes éco­no­miques et tech­niques et des sys­tèmes natu­rels est telle que tout retard dans les déci­sions peut entraî­ner des coûts très impor­tants à l’a­ve­nir, qu’il s’a­gisse de coûts d’a­dap­ta­tion ou de ceux qu’en­gen­dre­rait une accé­lé­ra­tion dans l’ur­gence de la baisse des émis­sions de gaz à effet de serre. D’autre part, il y a consen­sus pour consi­dé­rer que des poli­tiques bien conçues de réduc­tion des émis­sions ne devraient pas por­ter atteinte aux niveaux de vie actuels. Ce consen­sus s’ap­puie sur trois séries d’observations.

• Une poli­tique appro­priée de pré­ven­tion des risques cli­ma­tiques sti­mu­le­ra des évo­lu­tions en matière d’in­no­va­tion tech­no­lo­gique, de modes de consom­ma­tion et de dyna­miques d’u­sage des sols. Favo­rables à la qua­li­té de l’en­vi­ron­ne­ment local, ces évo­lu­tions pour­raient géné­rer une meilleure pro­duc­ti­vi­té et une crois­sance plus équilibrée.

• Toute poli­tique effi­cace doit mobi­li­ser une mul­ti­pli­ci­té d’ac­teurs dans un contexte où les solu­tions tech­niques les plus appro­priées ne peuvent être déter­mi­nées à prio­ri sans risque d’ar­bi­traire. Il est donc sou­hai­table, dans des éco­no­mies de mar­ché, d’af­fi­cher des signaux éco­no­miques pro­gres­sifs qui soient à la fois clairs, pré­vi­sibles et cré­dibles. Éco­taxes, per­mis d’é­mis­sions négo­ciables, réformes des méca­nismes de finan­ce­ment public sont les outils néces­saires pour impul­ser, coor­don­ner et démul­ti­plier les ini­tia­tives. Com­bi­nés aux mesures de sou­tien à la for­ma­tion et à l’in­for­ma­tion, et au finan­ce­ment de la REID, ils don­ne­ront la flexi­bi­li­té néces­saire aux adap­ta­tions des acteurs, et four­ni­ront le cadre, éven­tuel­le­ment, à des enga­ge­ments volon­taires de la part de l’industrie.

• Le recours à des ins­tru­ments éco­no­miques inci­ta­tifs crée­ra des syner­gies entre la poli­tique envi­ron­ne­men­tale et la poli­tique éco­no­mique géné­rale. Les reve­nus d’é­co­taxes ou de per­mis d’é­mis­sions négo­ciables peuvent en effet être uti­li­sés pour réduire les pré­lè­ve­ments obli­ga­toires les plus péna­li­sants pour l’ac­ti­vi­té éco­no­mique et l’emploi.

La France peut s’en­ga­ger avec pro­fit dans une telle direc­tion mais une coor­di­na­tion à l’é­chelle de l’Eu­rope et de l’OCDE s’im­pose pour évi­ter de graves dis­tor­sions de concur­rence et mul­ti­plier les effets posi­tifs de ces poli­tiques. C’est pour­quoi nous appe­lons le gou­ver­ne­ment fran­çais à prendre une ini­tia­tive inter­na­tio­nale pour une poli­tique active de pré­ven­tion des risques cli­ma­tiques pla­né­taires qui s’ap­puie sur un recours coor­don­né aux ins­tru­ments économiques.

• Michel AGLIETTA, pro­fes­seur à l’U­ni­ver­si­té Paris X.
Jean-pas­cal BENASSY. direc­teur de Recherche CNRS .
Robert BOYER. direc­teur de Recherche CNRS, direc­teur d’E­tudes à l’EHESS
Jacques CREMER, direc­teur de Recherche CNRS, pro­fes­seur à l’É­cole polytechnique
Patrick CRIQUI, direc­teur de Recherche CNRS
Gérard DEBREU, pro­fes­seur à Ber­ke­ley, prix Nobel d’économie
Domi­nique FINON, direc­teur de Recherche CNRS
Pierre-Noël GIRAUD, pro­fes­seur à l’É­cole des Mines
Oli­vier GODARD, direc­teur de Recherche CNRS
Roger GUES­NERlE, direc­teur de Recherche CNRS, direc­teur d’É­tudes à l’EHESS
Claude HENRY, direc­teur de Recherche CNRS, pro­fes­seur à l’É­cole polytechnique
Jean-Charles HOURCADE, direc­teur de Recherche CNRS, membre du Comi­té natio­nal de la Recherche
Jean-Jacques LAFFONT, pro­fes­seur à l’U­ni­ver­si­té Tou­louse 1
Jacques LESOURNE, pro­fes­seur au Conser­va­toire natio­nal des Arts et Métiers
Edmond MALINVAUD, pro­fes­seur au Col­lège de France
Igna­cy SACHS, direc­teur d’Ê­tudes à l’EHESS

Modes de rétrocession domestique des permis d’émissions négociables les illusions de la gratuité

Deux pro­cé­dures peuvent en effet être sui­vies pour délé­guer à des « enti­tés légales » la capa­ci­té des Par­ties à échan­ger inter­na­tio­na­le­ment des per­mis : la rétro­ces­sion gra­tuite sur une base fixée par les gou­ver­ne­ments et la vente aux enchères. Les milieux indus­triels sont – on les com­prend spon­ta­né­ment favo­rables à l’hy­po­thèse des PEN gra­tuits. Cepen­dant une ana­lyse très domi­nante par­mi les éco­no­mistes en fait appa­raître des dan­gers poten­tiels du point de vue de l’in­té­rêt col­lec­tif, et pour des rai­sons dont les milieux indus­triels eux-mêmes pour­raient être ame­nés à tenir compte, par­mi les­quelles un risque accru d’ar­bi­traire étatique :

- uti­li­sa­tions stra­té­giques des règles d’af­fec­ta­tion qui peuvent conduire à de graves dis­tor­sions de la concur­rence inter­na­tio­nale : en l’ab­sence d’har­mo­ni­sa­tion des prin­cipes de cal­cul de l’af­fec­ta­tion, tel pays choi­si­ra par exemple de sou­te­nir sa sidé­rur­gie et tel autre son indus­trie pétrolière ;

- bar­rière à l’en­trée pour les nou­veaux opé­ra­teurs indus­triels puis­qu’ils devront rache­ter la tota­li­té des per­mis d’é­mettre pour entrer en acti­vi­té, alors que les entre­prises exis­tantes n’au­ront à ache­ter que les per­mis cor­res­pon­dant à la frac­tion des abat­te­ments néces­saires au res­pect des quo­tas qu’elles ne pour­ront pas opé­rer à un coût rai­son­nable ; il y a là, pour les entre­prises dési­reuses d’in­ves­tir dans un pays tiers, le risque de se heur­ter à des bar­rières pro­tec­tion­nistes sous une forme inattendue ;

- for­ma­tion de rente aux mains des acti­vi­tés inten­sives en éner­gie tra­vaillant pour des pro­duits finaux à faible élas­ti­ci­té de prix.

Ces effets per­vers peuvent être évi­tés par une pro­cé­dure de vente aux enchères à tous ceux qui font ren­trer du car­bone dans l’é­co­no­mie ou aux grands trans­for­ma­teurs, pro­cé­dure qui demande une défi­ni­tion plus avan­cée de son cadrage ins­ti­tu­tion­nel mais qui ne pose pas de pro­blème théo­rique ou tech­nique majeur.

Cette pro­cé­dure per­met en outre de retrou­ver la pos­si­bi­li­té d’un double divi­dende éco­no­mique par un méca­nisme simi­laire à celui d’é­co­taxes : les gou­ver­ne­ments peuvent en effet réuti­li­ser le pro­duit de la vente des per­mis sous forme de baisse des charges sociales ou des impôts sur le capi­tal. La dif­fé­rence par rap­port aux éco­taxes est qu’i­ci le mon­tant du prix du car­bone n’est pas fixé par les gou­ver­ne­ments mais par le mar­ché mon­dial. Un tel sché­ma faci­li­te­rait la coexis­tence entre éco­taxe et per­mis d’é­mis­sions puisque les gou­ver­ne­ments pour­raient lever par ailleurs des éco­taxes de façon à maxi­mi­ser l’ef­fet double divi­dende et trans­mettre un signal-prix plus fort sur cer­tains usages éner­gé­tiques. Ces taxes pour­raient concer­ner les sec­teurs non sou­mis à concur­rence inter­na­tio­nale (habi­tat et trans­port) ou pour les­quels le prix du car­bone ne repré­sen­te­rait qu’une part négli­geable de coûts.

Certes, les indus­tries lourdes seraient alors, comme dans le cas des éco­taxes, péna­li­sées par rap­port à une situa­tion d’at­tri­bu­tion gra­tuite des droits, mais – vu les niveaux et ordres de gran­deur que l’on peut tirer de la lit­té­ra­ture concer­nant les prix des PEN à échéance 2010 (de l’ordre de 200 à 300 francs par tonne de car­bone) – il leur faut mettre en balance les incon­vé­nients de ce léger sur­coût (réduit de l’ef­fet double divi­dende) qui sera in fine sup­por­té par le consom­ma­teur et auquel tous leurs concur­rents seront sou­mis, par rap­port aux risques d’une dis­tor­sion per­ma­nente et impré­vi­sible de la concur­rence due à la mani­pu­la­tion stra­té­gique de l’af­fec­ta­tion gra­tuite des per­mis par les divers gouvernements.

C’est à ce niveau que les dis­cus­sions de Bue­nos Aires sur l’har­mo­ni­sa­tion des règles peuvent s’a­vé­rer cru­ciales. En effet, en cas de non-har­mo­ni­sa­tion des règles de rétro­ces­sion, un pays qui déci­de­rait de vendre ses per­mis aux enchères (ou de lever une taxe sur le car­bone) péna­li­se­rait for­te­ment ses indus­tries lourdes par rap­port à ses concur­rents fonc­tion­nant dans des pays où les PEN seraient dis­tri­bués gra­tui­te­ment. Il y aurait donc de fait une limi­ta­tion de la liber­té des gou­ver­ne­ments de mettre en place la solu­tion opti­male du point de vue collectif.

Or, même si l’en­semble des tra­vaux de modé­li­sa­tion exis­tants fait appa­raître les coûts éco­no­miques asso­ciés à des for­mules d’at­tri­bu­tion gra­tuite (non-recy­clage du pro­duit des enchères et créa­tion de rentes sec­to­rielles), la dis­cus­sion de Bue­nos Aires se heur­te­ra à la non-matu­ri­té des esprits sur l’i­dée d’en­chères et sur­tout de la volon­té des USA de n’ac­cep­ter, comme pour les taxes inter­na­tio­nales, aucune res­tric­tion de leur sou­ve­rai­ne­té natio­nale. C’est pour­quoi il convient de réexa­mi­ner le dos­sier éco­taxe dans un tel contexte a prio­ri plus défavorable.

Une possible coexistence entre taxe et permis d’émissions négociables

La pola­ri­sa­tion du débat sur les taxes car­bone autour de la ques­tion des dis­tor­sions de com­pé­ti­ti­vi­té fait trop sou­vent oublier quelques ordres de gran­deur qu’on résu­me­ra ici. Dans l’hy­po­thèse d’une taxe de l’ordre de 800 francs par tonne de car­bone, une taxe recy­clée par la baisse de charges sala­riales et accom­pa­gnée d’une adap­ta­tion tech­no­lo­gique mini­male conduit à des sur­coûts sen­sibles pour des sec­teurs repré­sen­tant seule­ment 10 % de la pro­duc­tion dis­tri­buée et 5,5 % de la masse sala­riale ; plus pré­ci­sé­ment, ces sur­coûts sont égaux ou infé­rieurs à 1% pour 7% de la pro­duc­tion dis­tri­buée et 4% de la masse sala­riale, et sont net­te­ment supé­rieurs à 3 % pour seule­ment 3 % de la pro­duc­tion dis­tri­buée et 1,5 % de la masse sala­riale (pro­duc­tion de coke, une par­tie de l’in­dus­trie pétro­lière et de la chi­mie de base). En contre­par­tie, cela conduit il une baisse des coûts notables pour envi­ron deux tiers de la pro­duc­tion dis­tri­buée, soit les plus inten­sives en main-d’œuvre.

Il n’est pas dans notre pro­pos ici d’en conclure méca­ni­que­ment qu’il convien­drait d’é­chan­ger une dis­tor­sion de concur­rence défa­vo­rable sur les indus­tries inten­sives en éner­gie contre une dis­tor­sion favo­rable sur les indus­tries légères : cer­taines indus­tries sont en effet néces­saires au main­tien d’un tis­su indus­triel mini­mum dans un cer­tain nombre de régions et à la maî­trise tech­no­lo­gique sur cer­taines filières, para­mètres qui ne sont pas pris en compte par des simu­la­tions macroé­co­no­miques où les sec­teurs sont réduits à des agré­gats. En revanche, puisque tel est l’ordre de gran­deur, cela montre qu’une forme de com­pro­mis où une taxe car­bone serait appli­quée sur l’en­semble des sources dis­per­sées de pol­lu­tion (trans­port domes­tique , indus­trie légère), les indus­tries lourdes étant, elles, sou­mises aux jeux des PEN inter­na­tio­naux, ne limi­te­rait que de 15 % à 20 % l’ef­fet double divi­dende. Il est même pro­bable qu’a­lors les indus­tries lourdes aient elles-mêmes inté­rêt à une telle solu­tion, ceci en rai­son du pro­blème spé­ci­fique de la régu­la­tion de la dyna­mique des trans­ports et de ces effets en retour sur le prix des permis.

Une coexistence nécessaire ?

Il convient en effet de rap­pe­ler qu’une par­tie crois­sante des émis­sions de gaz à effet de serre pro­vient du sec­teur trans­port, sec­teur qui se carac­té­rise par une faible élas­ti­ci­té des tra­fics aux prix de l’éner­gie sur le court terme et par une grande iner­tie d’a­dap­ta­lion. Ceci, ajou­té au simple fait que, pour un niveau don­né du prix des PEN, ceux-ci entraî­ne­ront un pour­cen­tage d’aug­men­ta­tion plus faible que pour d’autres ser­vices éner­gé­tiques, explique que , sur le court terme, les signaux-prix trans­mis par les PEN ne sont pas sus­cep­tibles d’en­clen­cher une rup­ture réelle des orien­ta­tions struc­tu­relles dans ce sec­teur. Ils seront en effet trop faibles et trop instables alors qu’il faut ici des signaux-prix cré­dibles, régu­liè­re­ment crois­sants et accom­pa­gnés de réformes struc­tu­relles. Se conten­ter de l’ap­pa­rente faci­li­té don­née par les per­mis gra­tuits au sec­teur indus­triel peut alors abou­tir à un méca­nisme per­vers. En effet, si un pays laisse déra­per ses émis­sions dans le sec­teur trans­port, le prix direc­teur des per­mis sera gui­dé par le bien le plus inélas­tique et le plus dyna­mique et le coût du déra­page se repor­te­ra alors sur le sec­teur indus­triel. On peut même envi­sa­ger une situa­tion où en rai­son de l’i­nac­cep­ta­bi­li­té poli­tique d’un ren­ché­ris­se­ment du prix des car­bu­rants, les gou­ver­ne­ments seraient ame­nés à jouer sur la dota­tion des per­mis au sec­teur indus­triel et accé­lé­rer les mou­ve­ments de relo­ca­li­sa­tion indus­trielle. Il y aura donc bel et bien créa­tion de dis­tor­sions de concur­rence par rap­port à des pays qui auront mieux maî­tri­sé l’é­vo­lu­tion des transports.

Un compromis possible ?

En conclu­sion, nous sou­hai­tons avoir sug­gé­ré dans ce bref article l’en­semble des oppor­tu­ni­tés ouvertes et des risques liés au Pro­to­cole de Kyo­to et com­ment il devrait remettre l’hy­po­thèse d’une réforme fis­cale éco­lo­gique sur l’a­gen­da des dis­cus­sions à l’é­chelle natio­nale. En posi­tif en effet, Kyo­to laisse ouverte la voie à un com­pro­mis entre par­ti­sans et adver­saires des éco­taxes : celles-ci souf­fraient sur­tout dans le monde indus­triel d’un manque de cré­di­bi­li­té de l’hy­po­thèse d’un recy­clage du pro­duit de la taxe et de l’ar­bi­traire de son montant.

Or ici, dans le cas d’ac­cord pour sys­té­ma­ti­ser une vente aux enchères, on abou­tit à une taxe impli­cite fixée par le prix des PEN sur le mar­ché inter­na­tio­nal ; la ques­tion sub­siste de l’ef­fec­ti­vi­té du recy­clage du pro­duit des PEN, mais cela ren­voie au pro­blème plus géné­ral de la maî­trise des pré­lè­ve­ments obli­ga­toires et, de toute façon , les gou­ver­ne­ments ne pour­ront pro­cé­der ad nutum à des relè­ve­ments des éco­taxes dans le sec­teur indus­triel pour des rai­sons de court terme. Le méca­nisme du double divi­dende est donc pré­ser­vé pour l’es­sen­tiel. Mais il l’est aus­si, à un degré moindre, en cas d’al­lo­ca­tion gra­tuite des droits. Ici, la base théo­rique du double divi­dende est rétré­cie de 15 % à 20 % mais pro­ba­ble­ment pas la base réelle puis­qu’il est fort pro­bable que les gou­ver­ne­ments auront en toute hypo­thèse beau­coup de mal à impo­ser une telle taxa­tion à des sec­teurs expo­sés et très inten­sifs en énergie.

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