Des hommes d'Emmaüs

Les communautés d’Emmaüs

Dossier : L'exclusion sociale, un défiMagazine N°538 Octobre 1998
Par Dominique MOYEN (57)

J’ai eu la chance de pré­si­der pen­dant sept années le Conseil d’ad­mi­nis­tra­tion d’une fédé­ra­tion d’as­so­cia­tions Emmaüs qui étaient répar­ties sur le ter­ri­toire natio­nal. Trente lieux d’ac­cueil pour un mil­lier de com­pa­gnons, enca­drés par quelque 60 à 70 sala­riés. Trente asso­cia­tions gérées par des amis, comme vous et moi, béné­voles, qui donnent de leur temps. Trente lieux d’ac­cueil, de tra­vail et de ser­vice, trente lieux de vie, stric­te­ment auto­nomes, et sur le plan finan­cier : aucune subvention.

Celui qui arrive à la porte d’une com­mu­nau­té Emmaüs a sou­vent per­du toute espé­rance. La « route » se fait trop dure pour lui. Il veut poser son sac, il est accueilli. Les com­pa­gnons se sou­viennent tous de cet accueil. Ils n’ont pas trou­vé seule­ment une place, mais leur place ; ils ont ces­sé d’être inexis­tants au regard des autres, por­teurs bles­sés d’un pas­sé trop lourd, hommes sans dignité.

Par­ti­ci­pants à la vie de la com­mu­nau­té, ils retrouvent une digni­té per­son­nelle dans une com­mu­nau­té dotée elle-même, par l’exer­cice de ses valeurs, d’une digni­té col­lec­tive. « Être com­pa­gnon d’Em­maüs, c’est un noble titre, pas une tare ». Il suf­fit de ren­con­trer des membres de com­mu­nau­tés pour res­sen­tir à quel point ces mots ne sont pas des leçons apprises. Un titre auquel on adhère mais en res­tant libre : chaque com­pa­gnon à tout ins­tant peut reprendre son sac…

Dans une com­mu­nau­té, cha­cun tra­vaille selon ses pos­si­bi­li­tés. Conduire le camion pour aller ramas­ser ce qui pour­ra être répa­ré et ven­du, trier des vête­ments, répa­rer des meubles ou des vieux vélos, tenir des stands dans les salles de vente, faire la cui­sine, ou le ménage… Car le ser­vice – avec l’ac­cueil et le tra­vail – est la troi­sième jambe du tré­pied Emmaüs. Accueil sans tra­vail ? Com­ment confé­rer à cha­cun la digni­té du non-assis­té ? Tra­vail sans accueil ni ser­vice ? La com­mu­nau­té devient une PME de ramas­sage, et les com­pa­gnons que sont-ils ? Accueil et tra­vail sans ser­vice ? Mais il y a le risque d’un enfer­me­ment tran­quille, sans exté­rieur ni projet.

Les lieux de vie que sont les com­mu­nau­tés Emmaüs posent ques­tion à ceux qui réflé­chissent sur l’ex­clu­sion et ses remèdes. On ne peut nier la réus­site de la « méthode Emmaüs » mais on ne peut non plus évi­ter de s’in­ter­ro­ger sur son effi­ca­ci­té réelle pour la réin­ser­tion des com­pa­gnons, et sur son carac­tère d’ex­cep­tion. Mais s’il y a excep­tion, n’y a‑t-il pas aus­si un modèle de valeurs et de pra­tiques ? Les com­pa­gnons qui viennent poser leur sac dans les com­mu­nau­tés y trouvent digni­té et lien social, en plus de tout ce qui est néces­saire pour faire mieux que survivre.

Cha­cun peut quit­ter la com­mu­nau­té à tout moment, ou y res­ter jus­qu’à sa retraite, puis­qu’il est vrai que des Com­mu­nau­tés ont orga­ni­sé la retraite de leurs fidèles com­pa­gnons. Un com­pa­gnon n’est pas embri­ga­dé dans des for­ma­tions de réin­ser­tion. Emmaüs ne recycle pas des exclus, mais cha­cun peut, selon son désir, apprendre à conduire ou à lire, ou suivre des for­ma­tions. Mais d’a­bord, il vit en com­mu­nau­té, il gagne sa vie, il mène une vie « normale ».

Les Com­mu­nau­tés Emmaüs se sont posé la ques­tion de sol­li­ci­ter le RMI pour leurs com­pa­gnons et leur choix a été de dire non.
Le com­pa­gnon en effet, avec ce dont il béné­fi­cie chaque jour et son pécule men­suel, reçoit sans doute plus que le mon­tant du RMI ; et en matière d’in­ser­tion, peut-on faire mieux, pour ceux qu’ac­cueille Emmaüs, que leur réap­prendre le lien social par la digni­té d’un tra­vail qui donne « de quoi vivre », qui leur per­met de dire « je ».

Emmaüs excep­tion ? Oui dans un sens, car tous les exclus n’ont pas besoin de trou­ver des lieux pour réap­prendre à vivre et… cer­tains de ceux qui en auraient besoin res­tent aller­giques à la vie com­mu­nau­taire. La méthode Emmaüs n’est pas « la » solu­tion pour l’ex­clu­sion, mais elle exprime des valeurs.

La pre­mière est à l’é­vi­dence le res­pect du com­pa­gnon, le res­pect de son besoin de ter­ri­toire et de temps. Il lui faut pou­voir vivre sans la pres­sion d’un pro­jet de sor­tie dans les six mois ou dans un an. S’en sor­tir prend du temps et peut néces­si­ter de rester.
Une seconde valeur est… l’art de l’entre-deux para­doxal. Dans leurs rap­ports à l’en­tre­prise, à l’argent, au sala­riat, au droit…, les Com­mu­nau­tés Emmaüs ont tou­jours joué entre le mimé­tisme et la ges­tion de la dif­fé­rence. L’argent a et n’a pas d’im­por­tance : Emmaüs est bien géré et ne brade pas sa mar­chan­dise, mais les com­pa­gnons ne sont pas recru­tés en fonc­tion de leur capa­ci­té à produire.

Encore une valeur : l’or­ga­ni­sa­tion est fon­dée sur la rela­tion, le sens de l’ac­tion est don­né au départ (tout le monde peut tra­vailler et réa­li­ser un tra­vail utile et inno­vant), à l’en­contre des ins­ti­tu­tions qui pri­vi­lé­gient l’or­ga­ni­sa­tion sur le sens, qui se pro­tègent de règle­ments et pour les­quelles la rela­tion n’est qu’un solde condi­tion­né par l’ef­fi­ca­ci­té. La socié­té pro­duit de la fra­gi­li­té sociale (on gagne son tra­vail à la sueur de son front !), mais, pla­çant le lien en pre­mier, Emmaüs pro­duit de la « reso­li­di­fi­ca­tion sociale ».

Le lien est pre­mier et il concerne des groupes ou des per­son­na­li­tés très divers. C’est encore une valeur. Au sein d’Em­maüs, on voit se ren­con­trer pour coopé­rer des per­sonnes en dif­fi­cul­té et des nan­tis. Le simple fait d’u­ti­li­ser le mot d’ex­clu pro­duit ce qu’il signi­fie, aus­si à Emmaüs, n’y a‑t-il pas d’ex­clus, seule­ment des gens de tous bords qui tra­vaillent ensemble et se ren­contrent dans l’action.

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