Véhicules militaires français au Mali

Les armées françaises : sortir de l’impasse

Dossier : DéfenseMagazine N°715 Mai 2016
Par Vincent DESPORTES

Un vigou­reux plai­doyer pour que le bud­get de la défense retrouve un niveau “ nor­mal ” et ne soit plus la variable d’a­jus­te­ment des bud­gets civils. 

De livre blanc en loi de pro­gram­ma­tion, de bud­gets ini­tiaux en lois de finances rec­ti­fi­ca­tives, les gou­ver­ne­ments de droite comme de gauche effec­tuent depuis plus de vingt-cinq ans des coupes claires dans les finances de l’armée française. 

“ Les investissements militaires ont été la variable d’ajustement des dépenses publiques ”

Pour ten­ter de pré­ser­ver ses capa­ci­tés opé­ra­tion­nelles en éco­no­mi­sant sur ce qui ne paraît pas stric­te­ment indis­pen­sable, cette der­nière court après les réformes à répé­ti­tion impo­sées non par l’évolution des cir­cons­tances stra­té­giques, mais, le plus sou­vent, par des logiques décon­nec­tées tant de la réa­li­té du monde que de ses fina­li­tés propres. 

Quel que soit le soin que l’on prenne à cacher la véri­té, les courbes tra­cées depuis trois décen­nies révèlent la ten­dance lourde qui conduit la défense fran­çaise dans le mur. Dans un contexte éco­no­mique et social contraint, les inves­tis­se­ments mili­taires ont joué le rôle de « variable d’ajustement » des dépenses publiques. 

REPÈRES

L’amplification de la mission Sentinelle au lendemain du Bataclan restera un marqueur fort du sacrifice irresponsable des forces armées au profit d’une communication politicienne à court terme.
Force est de constater que jamais les armées françaises n’ont été autant déployées, et que jamais elles n’ont vécu un rythme aussi rapide de paupérisation et de dégradation de leurs capacités.
La politique militaire de la France est ainsi marquée de multiples paradoxes qui mettent en danger nos soldats, dégradent notre efficacité militaire et menacent la sécurité des Français.

LA NÉCESSITÉ D’UN DÉBAT POLITIQUE

Avant même l’effondrement de l’Union sovié­tique, l’idée s’était répan­due que la détente entre les deux blocs et la baisse ten­dan­cielle de la conflic­tua­li­té dans le monde per­met­taient de réa­li­ser des éco­no­mies sur ce qui était alors le deuxième bud­get de l’État. Dès 1991, Laurent Fabius, pré­sident de l’Assemblée natio­nale, entend « engran­ger les divi­dendes de la paix ». 

C’est ce qui sera réa­li­sé inexo­ra­ble­ment, gou­ver­ne­ment après gou­ver­ne­ment, sans égard pour l’évolution des rela­tions inter­na­tio­nales, sans tenir compte de la mul­ti­pli­ca­tion des conflits dont le nombre, qui avait chu­té depuis 1989, reprend sa courbe ascen­dante à comp­ter de 2010. 

ATROPHIE BUDGÉTAIRE

Depuis 1982, le pour­cen­tage du bud­get de la défense par rap­port au PIB et le poids de la défense dans le bud­get de l’État ont décru. 

RÉGRESSION CONTINUE

La mission défense, après avoir longtemps été le deuxième poste budgétaire de l’État, n’est plus que le cinquième derrière l’Éducation nationale, le service de la dette, la dotation aux établissements publics et les subventions aux associations.
Pensions exclues, le ratio est passé de 14 % en 1982 à 8,57 % aujourd’hui. De 1982 à 2014, le PIB a crû annuellement de 1,8 % en moyenne, contre 0,15 % pour le budget de la défense.

Le bud­get de la défense est égal aujourd’hui, en euros constants, à ce qu’il était en 1982 alors que la richesse natio­nale s’est accrue de 77 % entre 1982 et 2014. 

Cela s’est tra­duit par une forte dégra­da­tion du pou­voir d’achat des armées, compte tenu de l’inflation natio­nale d’une part et de « l’inflation mili­taire » de l’autre, c’est-à-dire de l’accroissement conti­nu en valeur abso­lue du coût des équipements. 

La défense repré­sen­tait 3 % du PIB en 1982, pour 1,7 % en 2011 puis 1,44 % en 2015. L’écart peut paraître faible, mais il cor­res­pond à un bud­get de défense pra­ti­que­ment divi­sé par deux en l’espace de trente ans. 

LE CHOIX DE LA FACILITÉ

Il s’agit donc bien d’un redé­ploie­ment de la dépense publique, au détri­ment de l’effort de défense, le wel­fare étant pré­fé­ré au war­fare. Cette dimi­nu­tion de l’effort de défense a été ren­due pos­sible par son faible coût politique. 

“ La guerre se gagne toujours sur le temps long ”

À l’extrémité de la pénin­sule Europe, les Fran­çais, à tort, ne se sentent pas mena­cés ; confiants, ils croient à la « sanc­tua­ri­sa­tion de l’effort de défense ». Ain­si, mal­gré le poids de l’investissement mili­taire dans le bud­get de l’État, la poli­tique de défense est absente des débats publics ; elle l’a tout par­ti­cu­liè­re­ment été lors des cam­pagnes pré­si­den­tielles de 2007 et 2012. 

Les pro­blé­ma­tiques de défense doivent impé­ra­ti­ve­ment retrou­ver une place cen­trale dans la pro­chaine cam­pagne élec­to­rale présidentielle. 

UNE ARMÉE DE MOINS EN MOINS CAPABLE DE GAGNER LES GUERRES

DESHABILLER PIERRE POUR HABILLER PAUL

Le phénomène de désengagement militaire est caractéristique des opérations au Mali, puis en Centrafrique, puis dans la bande sahélo-saharienne, l’opération Barkhane.
Après avoir brillamment remporté la bataille des Ifoghas au Mali en février 2013, la France a été obligée de diminuer ses effectifs pour s’engager dans l’opération Sangaris en décembre 2013 – qui patine, faute d’effectifs, puisque l’armée a été obligée de monter l’opération Barkhane puis de s’engager dans l’opération Chammal.
Aujourd’hui, ordre est donné de démonter au plus tôt la Centrafrique, parce que la pression sur les effectifs est devenue intolérable en raison en particulier de l’opération Sentinelle, inutile dilapidatrice d’effectifs.

Par contrac­tions suc­ces­sives, l’armée s’est trans­for­mée pro­gres­si­ve­ment en un kit expé­di­tion­naire dont les résul­tats sont excel­lents – mais seule­ment aux niveaux tech­niques et tac­tiques, sur des espaces réduits, dans le temps court, alors qu’elle est déployée sur de grands espaces (par exemple la zone sahé­lo-saha­rienne, plus vaste que l’Europe) et que la guerre se gagne tou­jours sur le temps long : en bref, si les armées fran­çaises sont tou­jours capables de gagner brillam­ment des batailles, elles peinent à gagner les guerres. 

On se désen­gage tou­jours trop tôt, sans avoir eu le temps de trans­for­mer les vic­toires tac­tiques en résul­tats stra­té­giques. De fait, la France s’engage sur un théâtre, puis, beau­coup trop rapi­de­ment, elle est obli­gée de se désen­ga­ger pour aller s’engager ailleurs. 

C’est le syn­drome de Sisyphe guerrier. 

LA FRANCE DOIT D’ABORD COMPTER SUR ELLE-MÊME

La France ne peut pas faire repo­ser sa défense sur des illu­sions dan­ge­reuses. La pre­mière est celle de la réas­su­rance amé­ri­caine. Stra­tège avi­sé, le géné­ral de Gaulle avait com­pris dès la fin des années 1950 que les Amé­ri­cains ne revien­draient plus jamais défendre la « grand-mère patrie » euro­péenne. Les liens entre Euro­péens et Amé­ri­cains se sont dis­ten­dus au fil des ans. 

À par­tir de 2040, la majo­ri­té des États-Uniens ne sera plus d’origine euro­péenne et le sol­dat Ramos ne vien­dra plus se faire tuer pour nous. Par ailleurs, il faut rap­pe­ler qu’en 1917 et en 1942 les Amé­ri­cains étaient avant tout venus remettre de l’ordre dans leur mar­ché natu­rel, l’Europe.

Aujourd’hui, les inté­rêts éco­no­miques amé­ri­cains ont bas­cu­lé de l’Atlantique vers le Paci­fique. Enfin, les États-Unis sont fati­gués par leurs guerres : ils les ont toutes per­dues depuis un demi-siècle. 

LE MIRAGE DE L’OTAN

Or, pro­gres­si­ve­ment, les dif­fé­rents pays d’Europe ont pro­fi­té de l’aubaine qu’était l’Alliance atlan­tique pour faire des éco­no­mies à bas coût poli­tique sur la défense, en expli­quant à leurs citoyens qu’ils étaient défen­dus dans le cadre de l’OTAN, et que, par consé­quent, les inves­tis­se­ments en matière de défense étaient superflus. 

Le bilan est ter­rible : aujourd’hui, l’Europe est lar­ge­ment désar­mée. Fina­le­ment, l’OTAN est deve­nue une menace pour la sécu­ri­té des Euro­péens, car elle les empêche de trou­ver leur auto­no­mie stratégique. 

LIBÉRER L’EXPRESSION DES MILITAIRES

L’interdiction faite au mili­taire de par­ti­ci­per au débat stra­té­gique, sauf à expri­mer la pen­sée offi­cielle, a fini par l’écarter de la pen­sée stra­té­gique qu’il a le devoir d’enrichir mais qu’il n’ose plus expri­mer. C’est grave. 

“ Les armées, bien que piliers de la nation, ne sont défendues par personne ”

Quand les mili­taires ne sont pas auto­ri­sés à for­mu­ler des idées ni à éla­bo­rer des stra­té­gies, ils se can­tonnent à la pure tech­ni­ci­té de leur métier. Ils perdent le goût de la pen­sée et de son expres­sion, et les meilleurs, ceux dont la France aura besoin aux heures noires, ne sont plus atti­rés par une pro­fes­sion réduite à son rôle tech­nique où ils ne pour­ront plus faire gran­dir le meilleur d’eux-mêmes.

Le pro­blème, c’est que les armées, bien que piliers de la nation, ne sont défen­dues par per­sonne. Il n’existe pas d’organisme ou de syn­di­cat dont la mis­sion soit la défense des mili­taires. Le rôle du ministre de la Défense est d’abord d’être loyal vis-à-vis du pré­sident, pas de pro­té­ger les armées. 

Depuis trop long­temps, les hommes poli­tiques ont oublié l’intérêt géné­ral de la France vite sacri­fié sur l’autel des inté­rêts poli­ti­ciens ; c’est la pre­mière rai­son de l’actuelle désor­ga­ni­sa­tion de l’armée française. 

DANGEREUSE ILLUSION


La France a dû réduire sa pré­sence au Mali. © JON33700 / FOTOLIA.COM

L’Europe de la défense est une illusion dangereuse derrière laquelle nous courons depuis plus d’un demi-siècle sans en tirer aucune leçon sérieuse.
De façon évidente, l’européisme militaire est un opium dangereux pour les peuples : soixante ans d’efforts n’ont débouché que sur des résultats dérisoires.
Tant que l’Europe restera incapable d’assurer la défense des pays européens, chaque pays devra conserver les moyens nécessaires pour assurer la sécurité et la défense de ses citoyens et de son territoire.
Ce constat est particulièrement valable pour la France : surexposée stratégiquement, elle est surmenacée par rapport aux pays qui ne s’engagent pas dans le monde.

DES RÉORGANISATIONS CONTRAIRES À L’EFFICACITÉ

Aucune autre admi­nis­tra­tion n’a connu depuis vingt-cinq ans une telle dimi­nu­tion de cré­dits, aucune n’a subi tant de réformes au mépris de l’efficacité : tout cela sans mani­fes­ter bruyam­ment, sans blo­quer le pays, tout en pour­sui­vant au mieux les mis­sions de défense au pro­fit d’un pays qui ne lui donne pas les moyens nécessaires. 

Ces réformes suc­ces­sives ont été menées à un rythme qui ne per­met pas au sys­tème de se réor­ga­ni­ser, ni de modi­fier ses pra­tiques. Le résul­tat de ces réformes est catas­tro­phique. Un ter­rible excès d’interarmisation, de mutua­li­sa­tion mais aus­si de civi­lia­ni­sa­tion est venu à bout du bon fonc­tion­ne­ment des armées. 

TROIS MAUVAIS COUPS

L’application bru­tale de la LOLF (Loi orga­nique rela­tive aux lois de finances), en 2006, a consti­tué un pre­mier coup majeur. Par un double mou­ve­ment d’effacement des chefs d’état-major d’armée et de rehaus­se­ment des autres grands subor­don­nés du ministre, le chef d’état-major des armées reste le seul chef mili­taire en rela­tion directe avec le ministre, à éga­li­té désor­mais avec le Secré­taire géné­ral pour l’administration (SGA) et le Délé­gué géné­ral pour l’armement (DGA).

“ Le problème n’est pas budgétaire : c’est un problème de responsabilité et de volonté politique ”

Le minis­tère oublie défi­ni­ti­ve­ment qu’il est le minis­tère des Armées et que les branches admi­nis­tra­tives sont là pour les sou­te­nir ; le vieux prin­cipe mili­taire « sou­te­nu-sou­te­nant » est oublié. 

La deuxième étape, en 2009, c’est la RGPP ou révi­sion géné­rale des poli­tiques publiques. Le minis­tère est pro­fon­dé­ment affai­bli par l’application exces­sive de prin­cipes contraires à l’efficacité mili­taire. Il va se retrou­ver « matri­cia­li­sé », c’est-à-dire « déres­pon­sa­bi­li­sé », ce qui va pro­duire le désastre du sys­tème de solde Lou­vois ou le scan­dale du dépôt de muni­tions de Mira­mas – et « mutua­li­sé », avec l’aberrante créa­tion des bases de défense. 

Le troi­sième coup, depuis 2012, c’est la soi-disant « nou­velle gou­ver­nance » du minis­tère, avec de nou­veaux pans de res­pon­sa­bi­li­té enle­vés aux chefs mili­taires et attri­bués désor­mais aux grands direc­teurs : le com­man­de­ment est dépos­sé­dé de la poli­tique des res­sources humaines. 

RECONSTRUIRE LES ARMÉES DONT LA FRANCE A BESOIN

Soldats de l'opération sentinelle
L’opération Sen­ti­nelle, inutile dila­pi­da­trice d’effectifs. © IMAGINE / FOTOLIA.COM

L’État doit se fixer comme une de ses prio­ri­tés la recons­truc­tion de la force mili­taire exi­gée par la mon­tée des périls. Avec un pre­mier impé­ra­tif : remettre la tech­no­lo­gie à sa place, c’est-à-dire au ser­vice de l’efficacité glo­bale. Le féti­chisme tech­no­lo­gique devient une menace pour la sécu­ri­té des Fran­çais. Il y a un véri­table effet ciseau. 

Des bud­gets en per­pé­tuelle dimi­nu­tion sont confron­tés au coût expo­nen­tiel des équi­pe­ments – cette « infla­tion mili­taire » qui contraint for­mats et effec­tifs, lamine les forces ter­restres, res­serre les flottes aériennes et navales. 

Le résul­tat est inévi­table : des armées aux for­mats tou­jours plus étroits, « échan­tillon­naires », de moins en moins aptes aux effets stra­té­giques. Les armées doivent rai­son­ner en termes de coût d’opportunité.

La conju­gai­son de la disette bud­gé­taire et de l’inflation mili­taire ren­force les effets d’éviction et, par­tant, l’importance de ce rai­son­ne­ment par les coûts de renon­ce­ment. Alors que nos bud­gets demeurent impor­tants, les for­mats de nos armées – et de l’armée de Terre en par­ti­cu­lier – ne per­mettent plus de réunir sur chaque théâtre les masses cri­tiques indis­pen­sables à l’efficacité globale. 

Lais­ser les logiques actuelles pour­suivre leur œuvre de des­truc­tion, c’est regar­der benoî­te­ment le bateau sombrer. 

VISER UN BUDGET VERS 3 % DU PIB

La deuxième voie, c’est l’effort de défense. Il faut recons­truire l’État réga­lien qui n’est plus capable aujourd’hui de rem­plir les mis­sions qui sont sa rai­son d’être. La sécu­ri­té est à recons­truire, tout comme la jus­tice et la diplomatie. 

En ce qui concerne la défense, il faut immé­dia­te­ment viser les 2 % du PIB (hors pen­sions et gen­dar­me­rie) : tout le monde sait que c’est le seuil mini­mal pour un pays qui pré­tend avoir une défense digne de ce nom. Mais il faut viser plus haut, vers 3 %, ce qui n’est rien par rap­port aux 57 % du PIB de dépense publique. 

Le pro­blème n’est pas bud­gé­taire : c’est un pro­blème de res­pon­sa­bi­li­té et de volon­té politique. 

Vincent Desportes a publié aux Édi­tions Gal­li­mard La Der­nière Bataille de France, Lettre aux Fran­çais qui croient encore être défen­dus (coll. “ Le Débat ”, octobre 2015). 

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