Puits de pétrole en Angola

L’électricité : des défis immenses, des raisons d’espérer

Dossier : L'AfriqueMagazine N°716 Juin/Juillet 2016
Par Matthieu BOMMIER (01)
Par Henri BOYÉ (67)

En Afrique, le mot “élec­tri­ci­té” évoque sou­vent pour le client cou­pures, cher­té et mau­vaise gou­ver­nance, voire sim­ple­ment absence. Les pro­duc­teurs sont en qua­si-faillite. Une prise de conscience poli­tique, les pro­grès tech­ni­co-éco­no­miques dans les éner­gies renou­ve­lables, la ges­tion des réseaux, les paie­ments auto­ma­ti­sés et l’ap­port de capi­taux font pen­ser que la situa­tion va sen­si­ble­ment s’améliorer.

Confort ? Moder­ni­té ? Puis­sance ? En Afrique sub­sa­ha­rienne, le mot « élec­tri­ci­té » évoque le plus sou­vent cou­pures, cher­té et mau­vaise gou­ver­nance, voire sim­ple­ment absence, car des cen­taines de mil­lions d’habitants n’y ont pas accès. 

De fait, le ser­vice élec­trique est le plus sou­vent cher, défaillant et réser­vé aux urbains. Il est pour­tant essen­tiel au déve­lop­pe­ment éco­no­mique et à la four­ni­ture de ser­vices aujourd’hui de base comme l’éclairage, la télé­vi­sion, le télé­phone por­table et Internet. 

Mal­gré la diver­si­té des situa­tions, des carac­té­ris­tiques com­munes se retrouvent et per­mettent de lis­ter les rai­sons des dif­fi­cul­tés des sec­teurs élec­triques sub­sa­ha­riens, et les rai­sons d’espérer une amélioration. 

REPÈRES

Il est délicat de tenir des propos généraux sur l’Afrique subsaharienne tant elle est multiple.
Certains pays ont du pétrole (Nigeria, Angola), du gaz (Nigeria) ou du charbon (Afrique du Sud).
D’autres ont un potentiel hydroélectrique (bassins du Congo, du Zambèze, du Nil) ou géothermique (Rift est- africain) immense.
Quelques-uns ont du vent (côtes, vallée du Rift). Tous ont du soleil, propice au solaire à concentration en zones désertiques et au photovoltaïque partout.
Le PIB moyen est de 3 300 dollars par habitant : 18 000 dollars au Gabon, 580 dollars en Centrafrique. Le taux moyen d’accès à l’électricité est de 35 % : 5 % au Soudan du Sud, 100 % à Maurice.

DES COÛTS DE PRODUCTION ET DE DISTRIBUTION ÉLEVÉS

Rares sont les sys­tèmes élec­triques natio­naux de plus de 2 000 MW. Dans ces condi­tions, en dehors de l’hydroélectricité, les parcs de pro­duc­tion sont consti­tués de petites uni­tés, le plus sou­vent ther­mique die­sel. Les cen­trales die­sel les plus effi­caces pro­duisent à 13–17 c€/ kWh (pour un baril à 40–100 dol­lars). Les coûts de pro­duc­tion d’EDF dans les DOM ne sont pas plus bas (24 c€/kWh en moyenne en 2013). 

“ Un abonné burkinabé consomme 3,8 fois moins qu’un Français ”

Les coûts de dis­tri­bu­tion sont éga­le­ment très éle­vés : un abon­né bur­ki­na­bé consomme en moyenne 3,8 fois moins qu’un Fran­çais. La den­si­té de la consom­ma­tion, expri­mée en kilo­watt­heure par mètre de réseau, y est 2,4 fois moindre, ce qui n’est pas ano­din quand on sait qu’en France le coût des réseaux compte pour la moi­tié de la fac­ture hors taxes. 

DES PERTES TECHNIQUES ET NON TECHNIQUES IMPORTANTES

Le conti­nent connaît des taux impor­tants de pertes, tech­niques (effet Joule, pertes de trans­for­ma­tion) et sur­tout non tech­niques (comp­teurs défec­tueux, mau­vaises esti­ma­tions, fraudes, avec sou­vent la com­pli­ci­té de l’agent char­gé de la relève du comp­teur). Les ren­de­ments moyens des réseaux se situent entre 75 % et 80 %. 

À ces pertes s’ajoutent des impayés car le taux de recou­vre­ment dépasse rare­ment 90 %, les États et admi­nis­tra­tions publiques étant sou­vent les plus mau­vais payeurs. 

Dans un pays d’Afrique cen­trale, où le ren­de­ment est de 53 % et le recou­vre­ment de 86 %, seule 46 % de l’électricité pro­duite est payée. 

DES OPÉRATEURS ÉLECTRIQUES EN FAILLITE

Dans ce contexte, les tarifs doivent être éle­vés pour assu­rer l’équilibre éco­no­mique du sec­teur. C’est le cas au Séné­gal, où le consom­ma­teur rési­den­tiel paye le même prix qu’en France (16 c€/kWh). Le PIB par habi­tant y étant vingt fois plus faible, l’addition y paraît plus salée. 

“ Le taux de croissance du nombre d’abonnés est souvent à deux chiffres ”

Pour­tant, ces tarifs sont insuf­fi­sants pour cou­vrir les coûts. L’électricité est ain­si sou­vent sub­ven­tion­née, soit que les dis­tri­bu­teurs ne portent pas la charge des inves­tis­se­ments, soit qu’ils béné­fi­cient direc­te­ment de sub­ven­tions d’exploitation ou à l’achat de combustible. 

Mal­gré ces sub­ven­tions, qui posent la ques­tion de leur jus­ti­fi­ca­tion sociale dans des pays où la majo­ri­té de la popu­la­tion n’est pas élec­tri­fiée, beau­coup d’opérateurs élec­triques sont en qua­si-faillite, à quelques excep­tions près (au Kenya, à Maurice). 

Très peu sont en capa­ci­té d’emprunter sur leur propre bilan, ou même de signer un contrat d’achat d’électricité avec un pro­duc­teur pri­vé, sans la garan­tie de l’État.

UNE FRACTURE URBAIN-RURAL

L’électrification apporte de nom­breux bien­faits en termes de connec­ti­vi­té (télé­vi­sion, radio, télé­phone, Inter­net), d’économies en piles et pétrole lam­pant, d’opportunités éco­no­miques (trans­for­ma­tion de pro­duits agri­coles, arti­sa­nat et ser­vices divers), de san­té (vac­cins conser­vés) ou d’éducation (écoles et foyers éclairés). 

DES AIDES D’ÉTAT IMPORTANTES

En 2012, au pire de la crise énergétique sénégalaise, la Senelec a perçu, en plus de ses recettes de ventes de 418 millions d’euros, 180 millions d’euros de subventions d’exploitation, soit 5 % du budget de l’État, sans compter les investissements consentis par l’État rétrocédés gratuitement à la Senelec.

Elle est en géné­ral ren­table à l’échelle de la socié­té, en consi­dé­rant les dépenses sub­sti­tuées comme des béné­fices. Elle reste cepen­dant un inves­tis­se­ment à ren­ta­bi­li­té finan­cière faible et très dif­fé­rée si les tarifs sont ali­gnés sur le milieu urbain. 

Cela jus­ti­fie soit l’invention de nou­veaux modèles, soit l’intervention des pou­voirs publics pour finan­cer, par des prêts sub­ven­tion­nés, tout ou par­tie des inves­tis­se­ments d’électrification rurale de la même manière qu’elle s’est faite en France, et conti­nue de se faire, au moyen de sub­ven­tions croi­sées, de l’urbain vers le rural. 

Mal­gré les faibles capa­ci­tés d’investissement des opé­ra­teurs, le taux de crois­sance du nombre d’abonnés est sou­vent à deux chiffres : au Kenya, il est pas­sé de 1,5 à 3,6 mil­lions entre 2010 et 2015, soit un taux moyen de 20 % par an. Tou­te­fois, l’augmentation de la popu­la­tion fait que, si le taux d’accès aug­mente, le nombre de per­sonnes sans élec­tri­ci­té aug­mente aussi. 

UNE GOUVERNANCE DÉFAILLANTE


L’Angola est riche en pétrole. © LUKASZ Z / SCHUTTERSTOCK.COM

Sub­ven­tions publiques, tarifs insuf­fi­sants, et sou­vent indif­fé­ren­ciés entre petits et gros consom­ma­teurs, lutte inef­fi­cace contre les pertes, État mau­vais payeur, retards dans la réa­li­sa­tion de pro­jets de pro­duc­tion stra­té­giques, tutelle défaillante des opé­ra­teurs élec­triques, l’échec du sec­teur n’est pas que le constat de l’insolubilité d’une équa­tion tech­ni­co-éco­no­mique, c’est aus­si une ques­tion de gouvernance. 

Pour­tant, le conti­nent a des atouts et il y a des rai­sons d’espérer.

L’ÈRE DU RENOUVELABLE

Les éner­gies renou­ve­lables deviennent com­pé­ti­tives. C’est vrai depuis long­temps pour l’hydroélectricité, et depuis peu pour le solaire et l’éolien, à plus forte rai­son en Afrique où les coûts de pro­duc­tion ther­mique sont plus éle­vés qu’ailleurs.

Au Sahel, les pro­jets solaires publics, finan­cés aux taux d’intérêt habi­tuels (le FMI recom­mande sou­vent des taux infé­rieurs à 2 % sur vingt ans), sont com­pé­ti­tifs par rap­port au ther­mique. Les pro­jets pri­vés, aux taux moins favo­rables, le deviennent. 

Le Cap- Vert, idéa­le­ment situé sous les ali­zés, est le deuxième pays éolien au monde après le Dane­mark (24 %).

DE L’INTÉRÊT DES INTERCONNEXIONS

GÉOTHERMIE

Au Kenya, la production géothermique a triplé entre 2008 et 2013, devenant la première source (44 %). Elle consiste, dans les zones volcaniques sismiques, à puiser, à quelque 2 000 à 5 000 mètres de profondeur, de l’eau naturellement chaude et sous pression pour alimenter des turbines à vapeur.

La demande est en forte crois­sance (+ 5 % par an) et la construc­tion d’interconnexions élec­triques à haute ten­sion fait émer­ger des sys­tèmes à l’échelle régio­nale (Sou­thern Afri­can Power Pool, Eas­tern Afri­ca Power Pool, West Afri­can Power Pool). Ces grands réseaux vont per­mettre d’une part des éco­no­mies d’échelle, par la construc­tion de cen­trales plus effi­caces, d’autre part une meilleure répar­ti­tion des res­sources et enfin l’intégration des pro­jets d’énergie renouvelables. 

Le Bur­ki­na Faso importe ain­si aujourd’hui de l’électricité de Côte d’Ivoire, et demain du Gha­na, et peut espé­rer arrê­ter ses uni­tés diesel. 

La Gui­née et l’Éthiopie vont pou­voir déve­lop­per leur poten­tiel hydroélectrique. 

Des pro­jets solaires et éoliens de quelques dizaines à quelques cen­taines de méga­watts, posant des pro­blèmes de sta­bi­li­té des réseaux en rai­son de leur inter­mit­tence, peuvent se connec­ter à ces grands réseaux. 

DU SOLAIRE POUR TOUS, PARTOUT ?

L’électrification solaire, avec un sto­ckage par bat­te­rie, est pra­ti­quée depuis trente ans mais est res­tée mar­gi­nale, le ser­vice après-vente, et en par­ti­cu­lier le rem­pla­ce­ment des bat­te­ries, posant sou­vent problème. 

“ La demande est en forte croissance de + 5 % par an ”

Une révo­lu­tion tech­no­lo­gique et com­mer­ciale, per­mise par la baisse du coût des pan­neaux, le déve­lop­pe­ment du mobile ban­king et l’éclairage à LED, se tra­duit par un début de mas­si­fi­ca­tion de sys­tèmes solaires indi­vi­duels « connec­tés », qui offrent des ser­vices de base – éclai­rage, recharge de télé­phone, radio – que le client paie au moyen de son télé­phone et qui sont désac­ti­vables à dis­tance en cas de non-paiement. 

La fac­tu­ra­tion et le recou­vre­ment se font de façon auto­ma­tique, sans cir­cu­la­tion d’argent liquide. 

Des cen­taines de mil­liers de tels sys­tèmes ont déjà été ven­dus en Afrique de l’Est, sous dif­fé­rents modèles éco­no­miques (achat à cré­dit ou abon­ne­ment à un ser­vice, l’équipement res­tant la pro­prié­té du vendeur). 


Beau­coup d’opérateurs élec­triques sont en qua­si-faillite, à quelques excep­tions près comme au Kenya (ici, la cen­trale géo­ther­mique d’Olkaria). © JÉRÔME SAULIÈRE

LES SMART GRIDS AU SERVICE DE L’AFRIQUE

L’industrie de l’électricité attend beau­coup des smart grids : réduc­tion des pertes grâce au comp­tage intel­li­gent et à la mesure des flux en temps réel, opti­mi­sa­tion de la ges­tion de la pro­duc­tion, plus diver­si­fiée et répar­tie, pré­vi­si­bi­li­té des pro­duc­tions éolienne et solaire, sto­ckage, pilo­tage de la demande (report de cer­tains usages aux heures creuses), etc. 

En Afrique, étant don­né le niveau des pertes tech­niques et les coûts de pro­duc­tion actuels, les ser­vices offerts par les smart grids seront d’autant plus rentables. 

VERS UNE MEILLEURE GOUVERNANCE ?

En 2004, la Kenya Power and Ligh­ting Com­pa­ny (KPLC) res­tait sur trois exer­cices finan­ciè­re­ment déficitaires. 

“ 2012, année de l’accès universel à une énergie durable ”

La rené­go­cia­tion de son contrat d’approvisionnement en élec­tri­ci­té, la mise en place d’une nou­velle for­mule tari­faire, avec ajus­te­ment men­suel auto­ma­tique en fonc­tion des prix du pétrole et de l’hydrologie, et une courte délé­ga­tion de la ges­tion à une socié­té cana­dienne ont per­mis un redres­se­ment spec­ta­cu­laire : de 2004 à 2009, les pertes ont dimi­nué de 20,5 % à 16,2 % et le nombre de clients a pra­ti­que­ment dou­blé (de 0,8 à 1,3 million). 

Depuis, KPLC est cotée à la Bourse de Nai­ro­bi et dégage des résul­tats posi­tifs sans subvention. 

Des pro­duc­teurs pri­vés inves­tissent, ce qui per­met au sec­teur public de se concen­trer sur son pro­gramme géo­ther­mique, grand suc­cès, et sur le déve­lop­pe­ment de l’accès à l’électricité.

La remise sur pied, finan­cière et opé­ra­tion­nelle, des opé­ra­teurs élec­triques est donc pos­sible. C’est la condi­tion sine qua non d’une amé­lio­ra­tion de la situation. 

UNE ATTENTION POLITIQUE UNIQUE

Eoliennes au Cap Vert
Le Cap-Vert, idéa­le­ment situé sous les ali­zés, est le deuxième pays éolien au monde. © MATTHIEU BOMMIER

Depuis quelques années, et par­ti­cu­liè­re­ment depuis 2012, année de l’accès uni­ver­sel à une éner­gie durable (Sus­tai­nable Ener­gy for All), l’électricité en Afrique est l’objet d’une atten­tion par­ti­cu­lière : Fonds vert pour le cli­mat, ini­tia­tive amé­ri­caine Power Afri­ca (7 mil­liards de dol­lars en dons), annonces de Fran­çois Hol­lande (6 mil­liards d’euros sur l’énergie en Afrique sur 2016–2020), fon­da­tion Éner­gies pour l’Afrique de Jean-Louis Bor­loo, etc. 

L’augmentation de la taille des réseaux, le déve­lop­pe­ment des tech­no­lo­gies renou­ve­lables et numé­riques et l’attention poli­tique par­ti­cu­lière actuelle laissent espé­rer un ave­nir plus brillant qu’aujourd’hui.

À condi­tion de bien avoir en tête d’une part que la dura­bi­li­té des sys­tèmes élec­triques passe par la dura­bi­li­té finan­cière des opé­ra­teurs élec­triques et la bonne gou­ver­nance, d’autre part que l’accès pour tous, qui demande des inves­tis­se­ments lourds pour de très faibles quan­ti­tés d’énergie, est un défi bien spé­ci­fique qui ne se résou­dra pas en aug­men­tant sim­ple­ment l’offre d’énergie dans les réseaux élec­triques, et enfin que la tran­si­tion éner­gé­tique exige des poli­tiques volon­ta­ristes car les renou­ve­lables, mal­gré leur ren­ta­bi­li­té sur le long terme, ne se déve­loppent pas spon­ta­né­ment (plus com­plexes, plus capi­ta­lis­tiques que les pro­jets thermiques).

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19690137répondre
21 juin 2016 à 10 h 17 min

blueE­thio­pia

L’ac­cès à l’élec­tri­ci­té est un véri­table enjeu pour le déve­lop­pe­ment en Afrique. Bien des pays repré­sentent aus­si une véri­table oppor­tu­ni­té pour un déve­lop­pe­ment qui court-cir­cuite les géné­ra­tions émet­trices de CO2 comme dans les pays plus ancien­ne­ment indus­tria­li­sés. Hen­ri BOYÉ, membre du conseil d’ad­mi­nis­tra­tion de blueE­ner­gy, a encou­ra­gé l’ou­ver­ture de cette petite ONG vers le conti­nent Afri­cain et en par­ti­cu­lier vers l’E­thio­pie avec le par­te­na­riat de la Fon­da­tion EDF et une ONG éthio­pienne, MCMDO. Plus de pré­ci­sions sur : blueE­thio­pia

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