Le retour de la stratégie

Dossier : Le conseil en managementMagazine N°548 Octobre 1999
Par Jean ESTIN

Aujourd’­hui, dans nombre de cas, les ren­ta­bi­li­tés sont res­tau­rées et le pro­blème est d’al­louer les res­sources à nou­veau dis­po­nibles de façon à déve­lop­per les sources de crois­sance pro­fi­tables du futur (il est en effet dif­fi­cile d’aug­men­ter la valeur d’un groupe pour ses action­naires en aug­men­tant exclu­si­ve­ment sa ren­ta­bi­li­té et ce à l’infini).

Sur le court terme et dans de nom­breuses indus­tries, l’exer­cice semble facile compte tenu des oppor­tu­ni­tés de crois­sance nom­breuses et de la mon­dia­li­sa­tion de l’é­co­no­mie. Sur le long terme, l’ex­pé­rience indique que beau­coup des inves­tis­se­ments actuels seront des­truc­teurs de valeur et que nombre de groupes se retrou­ve­ront dans quelques années du fait de leurs erreurs d’in­ves­tis­se­ments – au mieux, à répé­ter leurs opé­ra­tions récentes : restruc­tu­ra­tions et reen­gi­nee­ring – au pire, à négo­cier leur rachat par un concur­rent qui aura mieux su allouer ses ressources.

Y a‑t-il, en effet, des rai­sons fortes pour qu’à long terme l’en­semble des entre­prises en Europe et aux États-Unis génère une ren­ta­bi­li­té très supé­rieure à 4 % à 6 % au-des­sus du taux des obli­ga­tions d’É­tat à long terme (moyenne his­to­rique) ? Non, et par consé­quent, si cer­tains acteurs attein­dront les 15 % à 25 %, d’autres seront très en des­sous du coût du capi­tal. Une grande par­tie des inves­tis­se­ments actuels, quels que soient les cri­tères employés pour les jus­ti­fier, s’a­vé­re­ront lour­de­ment des­truc­teurs de valeur.

Au-delà de la néces­saire ren­ta­bi­li­sa­tion des acti­vi­tés actuelles (et d’au­tant plus qu’elles le sont), le pro­blème clas­sique de la stra­té­gie d’en­tre­prise est donc de retour : com­ment allouer les res­sources dans un envi­ron­ne­ment chan­geant et incer­tain de façon à bâtir les acti­vi­tés et leviers qui seront les sources de crois­sance et de pro­fit de demain ? Quels sont les « avan­tages », pérennes ou non, face aux concur­rents, aux clients, aux dis­tri­bu­teurs, four­nis­seurs, etc., qui crée­ront cette crois­sance et ces pro­fits ? Qu’est-ce qui fina­le­ment dis­tingue une dilu­tion de moyens, des­truc­teurs de valeur, de la construc­tion d’un « modèle » de crois­sance pro­fi­table de long terme ?

Les nouveaux enjeux stratégiques

Le pro­blème se pose aujourd’­hui dif­fé­rem­ment de celui des années 70 et 80. Celui-ci s’ex­pri­mait (et s’ex­prime tou­jours dans l’es­prit de nom­breux diri­geants euro­péens) en termes de parts de mar­ché et de lea­der­ship, de concen­tra­tion d’in­dus­trie, de choix d’al­lo­ca­tion d’ac­tifs entre « métiers » et « segments ».

Il est aujourd’­hui de nature plus complexe.

1. Lea­der­ship

Le lea­der­ship glo­bal dans une acti­vi­té n’a plus néces­sai­re­ment une grande valeur.

Les mar­chés mûrs et dif­fé­ren­ciés des grands pays indus­tria­li­sés offrent de mul­tiples pos­si­bi­li­tés de dif­fé­ren­cia­tion et de crois­sance. Les dif­fé­rences de marges et de crois­sance entre concur­rents au sein d’une même acti­vi­té sont impor­tantes. Elles pro­viennent de posi­tion­ne­ments, de ciblages de clien­tèle, de struc­tures d’offres dif­fé­rentes ou de rup­tures tech­no­lo­giques ou com­mer­ciales. Elles sont plus grandes que les dif­fé­rences de marges habi­tuelles entre un lea­der et ses suiveurs.

2. Timing
La valeur exis­tant au sein d’une indus­trie pour l’en­semble de ses acteurs tend à dis­pa­raître au cours du temps. Les stra­té­gies de conso­li­da­tion d’une indus­trie ne per­mettent donc plus néces­sai­re­ment au lea­der qui concentre l’ac­ti­vi­té en rache­tant ou non ses concur­rents de conser­ver la valeur déga­gée par la mise en œuvre des syner­gies et des effets de taille pro­ve­nant des gains de parts de mar­ché. Cette valeur est sou­vent rétro­cé­dée au client ou au dis­tri­bu­teur. Jus­qu’à quel moment les inves­tis­se­ments de conso­li­da­tion font-ils plus que sim­ple­ment com­pen­ser l’ef­fet de ciseau natu­rel sur les marges de toute l’in­dus­trie ? À quel moment vaut-il mieux opti­mi­ser le cash-flow et com­men­cer à migrer vers d’autres activités ?
Le timing des inves­tis­se­ments et la ges­tion des capa­ci­tés à tra­vers les cycles de l’in­dus­trie deviennent aus­si impor­tants que le degré de concen­tra­tion ou de non-concen­tra­tion de l’industrie.

Croissance et création de valeur (1989-1998)

3. Échelle
Les effets d’é­chelle, spé­cia­le­ment indus­triels, qui fondent la valeur de la taille et de la part de mar­ché dans de nom­breuses indus­tries tendent para­doxa­le­ment à se réduire du fait de la mon­dia­li­sa­tion. À par­tir d’une cer­taine taille cri­tique, en effet, pro­duire ou sous-trai­ter dans une usine loca­li­sée dans un pays à bas coûts de fac­teurs per­met de com­pen­ser lar­ge­ment tous les désa­van­tages de taille.

Les seules vraies bar­rières à terme existent dans les pro­duits « qui ne voyagent pas » et dans ceux où les délais de réac­tion par rap­port au cycle de pro­duc­tion sont trop courts.

La plu­part des indus­tries sont frap­pées par cette évo­lu­tion (et pas seule­ment le tex­tile, l’élec­tro­mé­na­ger, l’élec­tro­nique…), d’au­tant plus que les coûts de trans­port et de logis­tique baissent struc­tu­rel­le­ment. Ceci est vrai éga­le­ment dans les indus­tries deman­dant de gros inves­tis­se­ments en capi­tal, ou pro­dui­sant des mar­chan­dises de haute qualité.

4. Ges­tion de la valeur
Enfin, les choix d’al­lo­ca­tion de res­sources entre métiers et seg­ments d’ac­ti­vi­tés ne sont plus néces­sai­re­ment les plus – ou les seuls – dis­cri­mi­nants. À l’in­té­rieur d’une même acti­vi­té, les choix de concen­tra­tion des res­sources le long de la chaîne de valeur entre la pro­duc­tion, la R&D, le com­mer­cial et la dis­tri­bu­tion, les marques… peuvent s’a­vé­rer plus dis­cri­mi­nants et créa­teurs de valeur.

La « micros­tra­té­gie » devient ain­si, dans de nom­breuses situa­tions, plus impor­tante que la « macrostratégie ».

La redé­fi­ni­tion d’un métier et la concen­tra­tion des efforts sur une part dif­fé­rente de la chaîne de valeur peuvent s’a­vé­rer tout aus­si cri­tiques que des choix de métiers, de géo­gra­phies, ou de seg­ments de pro­duits. Dans les biens de grande consom­ma­tion par exemple, la valeur rela­tive du franc inves­ti dans les marques ou le ser­vice au dis­tri­bu­teur par rap­port au franc inves­ti en pro­duc­tion ou en R&D a chan­gé en dix ans.

5. Crois­sance
La capa­ci­té pour un groupe à croître (pro­fi­ta­ble­ment) à tra­vers dif­fé­rents cycles d’in­dus­tries, dif­fé­rents métiers, dif­fé­rentes cibles de clien­tèles, dif­fé­rentes gammes de pro­duits, dif­fé­rentes géo­gra­phies… et dif­fé­rentes acqui­si­tions, est cru­ciale. En termes de créa­tion de valeur à long terme, rien ne rem­place une stra­té­gie de crois­sance signi­fi­ca­tive et maî­tri­sée (voir le graphique).

Le lea­der­ship dans une acti­vi­té sans crois­sance a peu de valeur à long terme, sauf pour finan­cer de nou­velles activités.

Qu’en conclure ?

Com­prendre les leviers qui per­mettent de gagner de l’argent dans un seg­ment d’in­dus­trie à moyen terme demeure cri­tique, mais :

  • la défi­ni­tion concrète d’une stra­té­gie de groupe ou d’ac­ti­vi­té sur la base de concepts trop géné­riques n’est plus pos­sible. La per­ti­nence et la dis­cri­mi­na­tion dans l’al­lo­ca­tion de res­sources demeurent cri­tiques mais néces­sitent une com­pré­hen­sion fine et dyna­mique des industries ;
  • les stra­té­gies basées sur les coûts com­pé­ti­tifs sont tou­jours une condi­tion sine qua non pour demeu­rer dans une acti­vi­té mais deviennent de moins en moins dis­cri­mi­nantes pour créer des dif­fé­rences de marges et de cash-flows signi­fi­ca­tives et durables. Pour créer de la valeur, au-delà du coût du capi­tal, les dif­fé­rences de prix, d’offre (mix, valeur, spé­ci­fi­ci­tés…) et de ciblage de clien­tèles sont plus pré­pon­dé­rantes (mais moins pérennes ?). Dans nombre d’in­dus­tries, les stra­té­gies « aval » deviennent plus dis­cri­mi­nantes que les stra­té­gies « amont » ;
  • les fusions basées sur des prin­cipes trop géné­raux don­ne­ront lieu rapi­de­ment à des respé­cia­li­sa­tions et à des cessions ;
  • le timing devient une variable stra­té­gique plus impor­tante que l’ob­jec­tif final. Compte tenu de l’é­vo­lu­tion de plus en plus rapide des mar­chés, des tech­no­lo­gies, des modes d’ac­cès aux clients…, une « bonne » stra­té­gie ne l’est que dans un cré­neau de temps donné.


Trop tard, trop tôt, trop long­temps deviennent des pro­blèmes aus­si impor­tants dans l’al­lo­ca­tion de res­sources que trop, pas assez, ou pas au bon endroit.

Poster un commentaire