Le positionnement européen et mondial de la France

Dossier : La recherche dans le mondeMagazine N°651 Janvier 2010
Par Rémi BARRÉ
Par Vincent CHARLET

À l’aune des dépenses annuelles, l’U­nion euro­péenne repré­sente la deuxième puis­sance scien­ti­fique mon­diale. Mais, si l’on rap­porte cette dépense au PIB, son posi­tion­ne­ment est net­te­ment moins honorable.

REPÈRES
La dépense inté­rieure de R & D (DIRD) repré­sente la somme des finan­ce­ments dévo­lus à la R & D sur un ter­ri­toire don­né. C’est l’indicateur le plus cou­rant pour rendre compte de la place d’un pays dans l’économie de la connaissance
Autour de 2008, la DIRD mon­diale avoi­sine le seuil sym­bo­lique de mille mil­liards de dol­lars annuels. Les États-Unis (350 mil­liards), l’Union euro­péenne (250 mil­liards), le Japon (140 mil­liards) et la Chine (90 mil­liards) couvrent à eux seuls 85 % de cet effort. On peut donc res­treindre l’analyse com­pa­ra­tive à ce seul qua­drille sans intro­duire de biais significatif.

L’ef­fort de R &D de l’U­nion euro­péenne peine à riva­li­ser avec celui des autres grandes régions du monde

C’est le Japon qui pro­duit l’ef­fort le plus mani­feste (3,4 % en 2006) ; les États-Unis (2,7 %), l’U­nion euro­péenne (1,8 %) et la Chine (1,4 %) arrivent ensuite, espa­cés par des écarts impor­tants. Le Japon accen­tue d’ailleurs son effort, tan­dis que les États-Unis le main­tiennent. Non seule­ment leurs niveaux d’in­ten­si­té en R & D semblent hors d’at­teinte pour l’U­nion euro­péenne mais celle-ci devrait en outre être dépas­sée par la Chine aux envi­rons de 2010.

L’atonie de l’effort privé

Les entre­prises prennent le relais de la dépense publique de R & D, sauf en Europe. La dépense publique de R & D semble » calée » à un peu moins de 1 % du PIB par­tout dans le monde. Il en va tout autre­ment de l’ef­fort four­ni par les entre­prises. Avec 1,1 % du PIB, l’U­nion euro­péenne est non seule­ment loin des États-Unis (1,9 %) et plus encore du Japon (2,6 %) mais elle vient pro­ba­ble­ment d’être dépas­sée par la Chine.

Selon une hypo­thèse cou­ram­ment avan­cée pour expli­quer ce décro­chage, les avan­tages com­pa­ra­tifs de l’U­nion euro­péenne la condui­raient à faire la part belle à des sec­teurs » natu­rel­le­ment » peu inten­sifs en R & D (finance, tou­risme, com­merce, etc.). Il serait alors com­pré­hen­sible que la DIRD euro­péenne croisse moins vite que la valeur ajou­tée, et donc infon­dé de s’a­lar­mer de la baisse du ratio DIRD/PIB, reflet deve­nu trop par­tiel de la com­pé­ti­ti­vi­té euro­péenne. Est-ce là un argu­ment valable ?

Les États-Unis ont clai­re­ment fait le choix d’in­ves­tir dans la recherche biomédicale

Les indi­ca­teurs biblio­mé­triques sug­gèrent des réponses dif­fé­rentes selon que l’on parle de la recherche ou de la pro­duc­tion tech­no­lo­gique. On rai­sonne pour cela en termes de spé­cia­li­sa­tion, dont on rend compte par un indice. L’in­dice d’un pays dans un domaine don­né est d’au­tant plus grand que » 1 « , valeur moyenne, que ce domaine occupe une part impor­tante des pro­duc­tions du pays ou, ce qui est équi­valent, que ce pays occupe une place mon­diale impor­tante dans le domaine. Les tableaux 1 et 2 four­nissent les indices de spé­cia­li­sa­tion des trois grandes régions du monde en 2001 et 2006.

TABLEAU 1 : Indices de spé­cia­li­sa­tion dans huit dis­ci­plines aca­dé­miques (publi­ca­tions scientiques)
Source OST : trai­te­ments Futuris
Union euro­péenne Etats-Unis Japon
2001 2006 2001 2006 2001 2006
Bio­lo­gie fondamentale 1,01 1,02 1,23 1,27 1,01 1,04
Recherche médicale 1,13 1,11 1,16 1,22 0,92 0,92
Bio­lo­gie appli­quée, écologie 0,91 0,91 0,96 1,00 0,77 0,80
Chimie 0,90 0,89 0,62 0,59 1,36 1,32
Physique 0,94 0,97 0,72 0,74 1,28 1,33
Sc. de l’univers 1,02 1,03 1,06 1,05 0,51 0,63
Sc. pour l’ingénieur 0,87 0,95 0,94 0,82 1,02 0,95
Mathématiques 1,01 1,06 0,89 0,88 0,54 0,54
Toutes disciplines 1,00 1,00 1,00 1,00 1,00 1,00

TABLEAU 2 : Indices de spé­cia­li­sa­tion dans six domaines tech­no­lo­giques(bre­vets OEB)
Source OST : trai­te­ments Futuris
Union euro­péenne Etats-Unis Japon
2001 2006 2001 2006 2001 2006
Electronique 0,85 0,79 1,10 1,03 1,33 1,22
Instrumentation 0,86 0,86 1,21 1,23 0,93 1,03
Chi­mie, matériaux 0,95 0,94 1,03 1,04 1,17 1,18
Phar­ma­cie, biotechnologies 0,78 0,87 1,39 1,36 0,59 0,67
Procédés 1,18 1,23 0,81 0,81 0,93 0,93
Machines, méca­nique, transports 1,34 1,42 0,60 0,62 0,91 0,99
Tous domaines 1,00 1,00 1,00 1,00 1,00 1,00


Les ten­dances sont assez nettes. Pre­miè­re­ment, en matière de pro­duc­tion aca­dé­mique (donc prin­ci­pa­le­ment des finan­ce­ments publics), l’U­nion euro­péenne se démarque des États-Unis et du Japon par son pro­fil homo­gène, fai­ble­ment contras­té. Les États-Unis ont clai­re­ment fait le choix d’in­ves­tir tou­jours plus dans la recherche bio­mé­di­cale et de se désen­ga­ger des sciences pour l’in­gé­nieur et la physique-chimie.

La non-spé­cia­li­sa­tion
La non-spé­cia­li­sa­tion rela­tive a des avan­tages, par exemple quand il s’a­git de répondre à des attentes diverses en matière de for­ma­tion uni­ver­si­taire. Mais on doit noter que ce spectre plat est plu­tôt en déca­lage avec les ana­lyses sur les ren­de­ments crois­sants de la connais­sance et les mérites d’une orien­ta­tion prio­ri­taire de l’ac­tion publique sur les avan­tages comparatifs.

Dis­ci­plines dans les­quelles le Japon est au contraire très for­te­ment spé­cia­li­sé, au détri­ment de la bio­lo­gie appli­quée, des sciences de l’u­ni­vers et des mathé­ma­tiques. La Chine, pour mémoire, est dans le même temps en train de se désen­ga­ger de ses anciens champs de spé­cia­li­sa­tion (sciences de la matière) et tente visi­ble­ment de com­bler un retard très impor­tant dans les sciences du vivant. L’U­nion euro­péenne, elle, n’af­fiche aucun choix de cette nature, si ce n’est le main­tien d’une légère spé­cia­li­sa­tion dans la recherche médicale.

En matière tech­no­lo­gique, où les entre­prises jouent un rôle essen­tiel, les trois zones de la triade se par­tagent assez fran­che­ment les posi­tions domi­nantes. Or, le domaine phare de l’U­nion euro­péenne (machines, méca­nique et trans­ports) n’est que moyen­ne­ment inten­sif en R & D. Au contraire, les domaines qui occa­sionnent les plus gros volumes de R & D par uni­té de valeur ajou­tée (phar­ma­cie, ins­tru­men­ta­tion et élec­tro­nique) sont domi­nés par les États-Unis et par le Japon.

On note enfin deux ten­dances com­munes : le retrait des posi­tions en élec­tro­nique du fait de la concur­rence chi­noise, et une ten­ta­tive iden­tique de la part de l’U­nion euro­péenne et du Japon de rat­tra­per leur retard en phar­ma­cie-bio­tech­no­lo­gies sur les États-Unis.

Les incertaines vertus des spécialisations

Le manque appa­rent de volon­ta­risme de l’U­nion euro­péenne se résume donc en deux points : la faible crois­sance des moyens consa­crés à la R & D d’une part, et des spectres contre-intui­tifs de spé­cia­li­tés scien­ti­fiques et tech­no­lo­giques. Quel rôle jouent les trois prin­ci­paux États euro­péens dans la consti­tu­tion de ce profil ?

En matière scien­ti­fique (tableau 3), le Royaume-Uni est le seul à témoi­gner d’é­carts contras­tés entre des dis­ci­plines où il est de plus en plus for­te­ment spé­cia­li­sé, recherche médi­cale en tête, et celles dont il se désen­gage ou se main­tient déga­gé : les mathé­ma­tiques, la phy­sique-chi­mie. La France et l’Al­le­magne répar­tissent leurs efforts de recherche de manière beau­coup plus homo­gène : l’ef­fort moyen y est la règle, la spé­cia­li­sa­tion (mathé­ma­tiques en France, phy­sique en Alle­magne) ou la déspé­cia­li­sa­tion (bio­lo­gie appli­quée) y sont les exceptions.

TABLEAU 3 : Indices de spé­cia­li­sa­tion dans huit dis­ci­plines aca­dé­miques (publi­ca­tions scientiques)
Source OST : trai­te­ments Futuris
France Alle­magne Royaume-Uni
2001 2006 2001 2006 2001 2006
Bio­lo­gie fondamentale 1,04 1,02 0,97 1,05 1,04 1,09
Recherche médicale 1,00 0,97 1,06 1,09 1,29 1,34
Bio­lo­gie appli­quée, écologie 0,86 0,77 0,77 0,77 0,91 0,79
Chimie 1,02 0,94 1,09 0,98 0,72 0,64
Physique 1,12 1,15 1,20 1,18 0,68 0,69
Sc. de l’univers 1,08 1,12 0,89 0,92 1,09 1,08
Sc. pour l’ingénieur 0,82 0,96 0,84 0,82 0,96 0,91
Mathématiques 1,53 1,58 1,01 0,88 0,68 0,71
Toutes disciplines 1,00 1,00 1,00 1,00 1,00 1,00

TABLEAU 4 : Indices de spé­cia­li­sa­tion dans six domaines tech­no­lo­giques(bre­vets OEB) Source OST : trai­te­ments Futuris
France Alle­magne Royaume-Uni
2001 2006 2001 2006 2001 2006
Electronique 0,89 0,89 0,75 0,70 0,87 0,83
Instrumentation 0,84 0,78 0,84 0,85 1,08 1,07
Chi­mie, matériaux 0,85 0,84 1,05 1,02 1,00 0,98
Phar­ma­cie, biotechnologies 1,08 1,05 0,57 0,66 1,26 1,24
Procédés 1,05 1,00 1,17 1,21 0,94 1,02
Machines, méca­nique, transports 1,28 1,42 1,65 1,83 0,91 0,85
Tous domaines 1,00 1,00 1,00 1,00 1,00 1,00


En outre, les spé­cia­li­sa­tions des uns sont géné­ra­le­ment les points faibles des autres. On com­prend alors pour­quoi la jux­ta­po­si­tion de ces trois pays abou­tit à un pro­fil euro­péen rela­ti­ve­ment peu spé­cia­li­sé, excep­té le cas sin­gu­lier de la recherche médicale.

Une absence de coor­di­na­tion intracommunautaire

Deux inter­pré­ta­tions oppo­sées peuvent être tirées de cette ana­lyse. Selon une lec­ture opti­miste, on peut se féli­ci­ter de consta­ter que les prin­ci­paux pays euro­péens cultivent leurs propres domaines d’ex­cel­lence tout en assu­rant ensemble une pré­sence euro­péenne sur tous les fronts scien­ti­fiques. On peut au contraire esti­mer que, même pour un conti­nent comme l’Eu­rope, la spé­cia­li­sa­tion reste un pas­sage obli­gé pour accroître le ren­de­ment social de l’in­ves­tis­se­ment en recherche – voie que semblent avoir choi­sie les États-Unis, le Japon et la Chine. Cer­tains experts jugent par ailleurs que les prin­ci­paux défis socio-éco­no­miques à rele­ver (vieillis­se­ment, san­té) inter­disent de renon­cer à la course à l’ex­cel­lence en recherche bio­mé­di­cale – voie elle aus­si choi­sie par presque tous les pays du monde.

Cela pose un dilemme pour l’é­co­no­mie euro­péenne : faut-il pré­ser­ver la com­pé­ti­ti­vi­té de sec­teurs comme la méca­nique ou l’au­to­mo­bile, par exemple en les adap­tant aux futurs enjeux socié­taux (recherche de lea­der­ship sur des mar­chés tels que l’au­to­mo­bile éco­nome ou la route intel­li­gente) ? Ou faut-il se posi­tion­ner plus réso­lu­ment que par le pas­sé dans des sec­teurs tels que les bio­tech­no­lo­gies, l’élec­tro­nique ou l’instrumentation ?

Trois singularités du système français

À l’is­sue de cet inven­taire quan­ti­ta­tif, trois sin­gu­la­ri­tés du sys­tème fran­çais res­sortent net­te­ment. Pre­miè­re­ment, la poli­tique de recherche est telle que la recherche publique évo­lue de manière homo­gène dans toutes les dis­ci­plines ; d’autres États ont fait le choix d’un dis­po­si­tif beau­coup plus polarisé.

Deuxiè­me­ment, la dépense pri­vée de R & D reste sin­gu­liè­re­ment basse et repré­sente une part sans cesse décrois­sante du PIB, à l’op­po­sé de ce que l’on mesure au Japon, aux États-Unis, en Alle­magne et même main­te­nant en Chine.

Machines et transports
En matière de pro­duc­tion tech­no­lo­gique, l’Al­le­magne impose très net­te­ment sa marque au pro­fil euro­péen. C’est elle, par exemple, qui se désen­gage le plus vite et le plus for­te­ment du sec­teur de l’élec­tro­nique. Inver­se­ment, sa forte impli­ca­tion dans les pro­cé­dés et sur­tout son hyper­spé­cia­li­sa­tion crois­sante dans le domaine des machines et trans­ports suf­fisent à faire de ces deux domaines des spé­cia­li­tés euro­péennes. La France a un pro­fil moins contras­té que son voi­sin d’outre-Rhin, mais lui emboîte le pas dans le domaine des machines et transports.

Enfin, l’ef­fort pri­vé de R & D est sur­tout le fait de sec­teurs de moyenne tech­no­lo­gie, à l’ins­tar des entre­prises alle­mandes mais contrai­re­ment à ce qui s’ob­serve par­tout ailleurs, où les TIC et les bio­tech­no­lo­gies foca­lisent mani­fes­te­ment toutes les attentions.

Face à ces constats, quelles réponses poli­tiques a‑t-on obser­vé ? Une par­tie des récentes réformes a eu pour but de pal­lier des défi­ciences méca­niques du sys­tème, par exemple des règles de gou­ver­nance ana­chro­niques. La per­ti­nence de ces réformes n’est pas en cause ; elles sont tou­te­fois neutres au regard des pro­blé­ma­tiques sou­le­vées ici.

D’autres ont visé à sti­mu­ler la dépense pri­vée de R & D ; le cré­dit d’im­pôt recherche (CIR) en est la pierre angu­laire. Pour l’heure, les retours d’ex­pé­rience sont posi­tifs. Le CIR aurait même la ver­tu non anti­ci­pée de sou­te­nir les entre­prises en période de crise. Tou­te­fois, les 3 à 4 mil­liards qu’il repré­sente pèsent lour­de­ment dans les comptes publics mais res­tent infé­rieurs de près d’un ordre de gran­deur au déca­lage per­sis­tant entre la dépense pri­vée de R & D et l’ob­jec­tif que la France s’est fixé elle-même au som­met de Lisbonne.

D’autres réformes possibles

Cela amène à évo­quer une troi­sième famille de réformes devant favo­ri­ser l’é­mer­gence de nou­velles acti­vi­tés à forte valeur ajou­tée et de seg­ments de mar­chés inno­vants. Force est de consta­ter que, hor­mis l’é­phé­mère Agence de l’in­no­va­tion indus­trielle, la France ne s’est pas dotée d’in­ci­ta­tions publiques répon­dant à ce besoin. Il n’est pas sûr, en l’é­tat actuel des coopé­ra­tions intra­com­mu­nau­taires, que les Joint tech­no­lo­gy ini­tia­tives consti­tuent une réponse suffisante.

Le cré­dit d’im­pôt recherche est la pierre angu­laire de la dépense de recherche privée

Enfin, une der­nière famille de réformes (pôles de com­pé­ti­ti­vi­té, créa­tion et réforme du Haut Conseil de la science et de la technologie,etc.) vise à expli­ci­ter la stra­té­gie natio­nale d’in­ves­tis­se­ment en R & D. C’est une réponse théo­ri­que­ment adap­tée à la dis­per­sion des res­sources publiques.

Il s’a­git cepen­dant d’un chan­tier colos­sal qui ne peut se conce­voir sans la par­ti­ci­pa­tion des ins­ti­tu­tions publiques de recherche et des entre­prises. Les pre­mières étapes n’ont fait que pré­pa­rer le ter­rain, amor­cer une nou­velle manière de rai­son­ner. Reste le plus dur : concré­ti­ser cette démarche pour que la recherche publique fran­çaise tire réel­le­ment par­ti de ses points forts et, dans le même temps, la por­ter à l’é­che­lon euro­péen afin que se des­sine une poli­tique com­mu­nau­taire cohérente.

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