Le paradoxe d’Allais face au choix devant le risque

Dossier : ExpressionsMagazine N°662 Février 2011
Par Louis LÉVY-GARBOUA (65)

En 1953, Mau­rice Allais se ren­dit mon­dia­le­ment célèbre en publiant un long article en fran­çais dans la pres­ti­gieuse revue éco­no­mique Eco­no­me­tri­ca, inti­tu­lé « Le com­por­te­ment de l’Homme ration­nel devant le risque : cri­tique des pos­tu­lats de l’É­cole amé­ri­caine ». Le « para­doxe d’Al­lais » était né. Il est aujourd’­hui lar­ge­ment recon­nu, mais encore mal expliqué.

Il nous faut resi­tuer la contro­verse. Le risque est ici défi­ni dans un sens sta­tis­tique, comme une situa­tion d’i­gno­rance par­tielle de ce qu’il advien­dra à la suite des déci­sions que nous prenons.

En situa­tion de risque, tout acte se pré­sente for­mel­le­ment comme une lote­rie, qu’on rédui­ra pour sim­pli­fier à un jeu d’argent, dont cha­cun des gains ou pertes pos­sibles est doté d’une pro­ba­bi­li­té objec­tive. Cela étant posé, com­ment décide-t-on ration­nel­le­ment devant le risque ?


Scepticisme

Fait raris­sime, la publi­ca­tion de l’ar­ticle de Mau­rice Allais sur le risque était accom­pa­gnée d’un com­men­taire de l’é­di­teur dans lequel celui-ci expri­mait ses propres réserves sur le bien­fon­dé de ladite cri­tique. Mais Mau­rice Allais a su impo­ser, avec la force de convic­tion qui le carac­té­ri­sait, une contro­verse scien­ti­fique qui n’a tou­jours pas pris fin sur la bonne manière de repré­sen­ter le com­por­te­ment de l’homme ration­nel devant le risque.


Aversion au risque

Il fal­lut attendre le XVIIe siècle pour que cette ques­tion soit for­mu­lée tant il semble dif­fi­cile de défi­nir une conduite ration­nelle dans l’i­gno­rance de ce qu’il advien­dra. Pas­cal et Huy­gens lui appor­tèrent une pre­mière réponse : la meilleure stra­té­gie est celle qui pro­cure l’es­pé­rance de gain maxi­mum. Mais cette théo­rie allait rapi­de­ment être mise en défaut par le pro­blème sui­vant, énon­cé par Nico­las Ber­noul­li en 1713 : on lance en l’air une pièce de mon­naie autant de fois qu’il le faut pour qu’elle tombe une pre­mière fois sur la face.

Si celle-ci appa­raît pour la pre­mière fois au énième lan­cer, le joueur gagne 2n ?. Quelle somme maxi­male miser sur un tel jeu ? Comme la pro­ba­bi­li­té de l’é­vé­ne­ment » pile n ‑1 fois de suite puis face au énième lan­cer » est égale à 12n si la pièce n’est pas tru­quée et les lan­cers sont indé­pen­dants, l’es­pé­rance de gain de ce jeu est égale à Il ne vien­drait pour­tant à l’i­dée de per­sonne de miser une somme infi­nie – ou même sim­ple­ment consi­dé­rable – pour par­ti­ci­per à ce jeu.


Le paradoxe de Saint-Pétersbourg

La solu­tion de ce pro­blème fut appor­tée par Daniel Ber­noul­li. C’est en 1738 devant l’A­ca­dé­mie de Saint-Péters­bourg que Daniel Ber­noul­li a don­né, au com­por­te­ment des joueurs, une expli­ca­tion connue sous le nom de » para­doxe de Saint-Péters­bourg » : les gens ont de l’a­ver­sion au risque, ce qui se for­mule en rem­pla­çant le gain ou la richesse du joueur par sa fonc­tion d’u­ti­li­té sup­po­sée concave, Daniel Ber­noul­li ayant lui-même adop­té pour cette fonc­tion la forme logarithmique.


Maximiser l’espérance d’utilité

Deux siècles plus tard, le mathé­ma­ti­cien John von Neu­mann et l’é­co­no­miste Oskar Mor­gens­tern consa­crèrent la solu­tion de Ber­noul­li en pro­po­sant dans la deuxième édi­tion de leur ouvrage Theo­ry of Games and Eco­no­mic Beha­vior (1947) une théo­rie axio­ma­tique du choix ration­nel en situa­tion de risque.

Avec quelques axiomes de ratio­na­li­té très intui­tifs, ils mon­trèrent que les choix de tout indi­vi­du res­pec­tant ces axiomes pou­vaient être repré­sen­tés comme maxi­mi­sant son espé­rance d’u­ti­li­té, la fonc­tion d’u­ti­li­té décri­vant l’at­ti­tude de cet indi­vi­du face au risque. Comme pour par­ache­ver le triomphe de l’ap­proche axio­ma­tique du choix ration­nel, le sta­tis­ti­cien Leo­nard Savage (1954) par­ve­nait quelques années plus tard à étendre ce théo­rème à des situa­tions d’in­cer­ti­tude pro­ba­bi­li­sable, les axiomes de ratio­na­li­té déter­mi­nant à la fois l’exis­tence de pro­ba­bi­li­tés sub­jec­tives et de pré­fé­rences ration­nelles repré­sen­tables par une espé­rance d’u­ti­li­té pour ces mêmes pro­ba­bi­li­tés subjectives.


Rationalité

Le théo­rème de Neu­mann- Mor­gens­tern fut salué en son temps comme une avan­cée défi­ni­tive car il per­met­tait à la science éco­no­mique de s’af­fran­chir de toute réfé­rence psy­cho­lo­gique en défi­nis­sant la ratio­na­li­té du com­por­te­ment par son effi­ca­ci­té, sans avoir à entrer dans le détail du pro­ces­sus de décision.


Une expérience clef

C’est dans ce contexte que le para­doxe d’Al­lais doit être com­pris et appré­cié. Lors d’une confé­rence qui réunis­sait en 1952 à Paris plu­sieurs repré­sen­tants de la nou­velle « théo­rie de l’es­pé­rance d’u­ti­li­té « , Allais dis­tri­bue aux par­ti­ci­pants un petit ques­tion­naire dans lequel figurent quelques paires de lote­ries très simples pour cha­cune des­quelles il est deman­dé de faire un choix.

Par exemple, voi­ci deux des choix pro­po­sés par Allais, où les deux options sont défi­nies par les gains qu’elles peuvent pro­cu­rer assor­tis de leurs pro­ba­bi­li­tés res­pec­tives : A : 5 M€ (10 %) ; 1 M€ (89 %) ; 0 (1 %) et B : 1M€ (100%). Puis C : 5 M€ (10%); 0 (90 %) et D : 1M€ (11%); 0 (89 %).

Un choix contradictoire

Par chance, Leo­nard Savage par­ti­ci­pait à la confé­rence et répon­dit au ques­tion­naire d’Al­lais. Il fit d’a­bord le choix de B contre A, puis de C contre D. Or, ce double choix est inter­dit par la théo­rie de l’es­pé­rance d’u­ti­li­té parce qu’il viole l’un de ses axiomes, dit axiome d’in­dé­pen­dance ou de sub­sti­tu­tion, selon lequel ajou­ter – ou rem­pla­cer – une consé­quence com­mune aux deux options ne doit pas chan­ger l’ordre de préférence.

Dans l’exemple choi­si par Allais, les lote­ries C et D se déduisent res­pec­ti­ve­ment de A et B en rem­pla­çant la consé­quence com­mune [1 mil­lion 89 %] par [0 89 %]. Si l’axiome d’in­dé­pen­dance est res­pec­té, le choix de B implique celui de D.

En effet, écri­vons que l’es­pé­rance d’u­ti­li­té de B (notée EU(B)) est supé­rieure à celle de A (notée EU(A)) : U(1M) > 0,10U(5M) + 0,89U(1M) + 0,01U(0).

Soit, après sim­pli­fi­ca­tion : 0,11U(1M) > 0,10U(5M) + 0,01U(0). Et, en ajou­tant 0,89U(0) des deux côtés, 0,11U(1M) + 0,89U(0) > 0,10U(5M) + 0,90U(0).

La der­nière inéga­li­té exprime la pré­fé­rence de D à C (soit EU(D) > EU©) par un indi­vi­du res­pec­tant l’axiome d’in­dé­pen­dance et, par consé­quent, la théo­rie de l’es­pé­rance d’u­ti­li­té. Autre­ment dit, Leo­nard Savage, l’un des inven­teurs de la théo­rie de l’es­pé­rance d’u­ti­li­té, était tom­bé dans le piège ten­du par Mau­rice Allais en effec­tuant des choix qui réfu­taient sa propre théorie !

Dans son ouvrage publié en 1954, Savage recon­nut son « erreur », qu’il attri­bua à la manière dont les lote­ries lui avaient été pré­sen­tées. Par là même, il recon­nais­sait que la théo­rie de l’es­pé­rance d’u­ti­li­té était avant tout une théo­rie nor­ma­tive ou pres­crip­tive plu­tôt qu’une théo­rie descriptive.


Purgatoire

Pen­dant vingt-cinq ans, le para­doxe d’Al­lais fut occul­té et la théo­rie de l’es­pé­rance d’u­ti­li­té triom­pha dans la science éco­no­mique en connais­sant de mul­tiples appli­ca­tions. Jus­qu’au jour où deux psy­cho­logues de la déci­sion le prirent enfin au sérieux et le remirent au centre d’une col­lec­tion d’a­no­ma­lies et de para­doxes de la théo­rie de l’es­pé­rance d’u­ti­li­té. En 1979, Kah­ne­man et Tvers­ky publièrent le résul­tat de leurs expé­riences et une théo­rie des­crip­tive des choix devant le risque, bap­ti­sée « théo­rie des pers­pec­tives » (pros­pect theo­ry), dans la revue même qui avait accueilli l’ar­ticle d’Al­lais. Les deux psy­cho­logues repro­dui­sirent le para­doxe d’Al­lais dans une série d’ex­pé­riences contrô­lées avec des gains moins astro­no­miques que ceux choi­sis par Allais.


Un phénomène à expliquer

Le para­doxe d’Al­lais appa­raît comme un phé­no­mène robuste, quoique sen­sible au mode de pré­sen­ta­tion des loteries

Le para­doxe d’Al­lais appa­raît ain­si comme un phé­no­mène robuste, quoique sen­sible au mode de pré­sen­ta­tion des lote­ries. Il témoigne d’une défor­ma­tion des pro­ba­bi­li­tés per­çues par rap­port aux pro­ba­bi­li­tés objec­tives. Dans le choix d’un gain sûr B par rap­port à une lote­rie pré­sen­tant un faible risque de gain nul A, la petite pro­ba­bi­li­té de ne rien gagner se voit sur­pon­dé­rée, pro­dui­sant ain­si une pré­fé­rence pour le gain cer­tain et une « aver­sion au risque » qui doit moins à la conca­vi­té de la fonc­tion d’u­ti­li­té qu’à une per­cep­tion biai­sée du risque.

Cepen­dant, le même accrois­se­ment de 1% du risque de ne rien gagner, qui a un effet sen­sible entre 0 et 1% dans le choix de B contre A, n’a plus qu’un effet très limi­té entre 89 et 90% dans le choix de C contre D. Le para­doxe d’Al­lais est-il dû à la loi de défor­ma­tion des pro­ba­bi­li­tés objec­tives, comme le pos­tulent Kah­ne­man et Tvers­ky (1979) ou bien au mode de pré­sen­ta­tion des lote­ries, comme le laisse pen­ser la jus­ti­fi­ca­tion par Savage (1954) de son erreur ? À ce jour, la ques­tion n’est pas défi­ni­ti­ve­ment tranchée.


RÉFÉRENCES

  • Allais Mau­rice, » Le com­por­te­ment de l’Homme ration­nel devant le risque : cri­tique des pos­tu­lats de l’É­cole amé­ri­caine « , Eco­no­me­tri­ca 21 (1953) : 503–546.
  • Ber­noul­li Daniel, Mémoires de l’a­ca­dé­mie de Saint-Péters­bourg, Spe­ci­men theo­riae novae de men­su­ra sor­tis (1738).
  • Kah­ne­man Daniel et Tvers­ky Amos, « Pros­pect Theo­ry : An Ana­ly­sis of Deci­sions under Risk « , Eco­no­me­tri­ca 47 (1979) : 263–291.
  • Savage Leo­nard J., The Foun­da­tions of Sta­tis­tics,New York : Wiley and Sons (1954).
  • Von Neu­mann John et Mor­gens­tern Oskar, Theo­ry of Games and Eco­no­mic Beha­vior, Prin­ce­ton : Prin­ce­ton Uni­ver­si­ty Press, 2nd ed. (1947).

Poster un commentaire