Le nucléaire : de l’énergie pour le XXIe siècle ?

Dossier : Le dossier nucléaireMagazine N°569 Novembre 2001
Par Rémy CARLE (51)

Une problématique périlleuse

Une problématique périlleuse

Il est sou­vent repro­ché aux ingé­nieurs – et aux poly­tech­ni­ciens plus qu’à d’autres – d’être » bar­dés de cer­ti­tudes « . Cer­tains articles ras­sem­blés dans ce numé­ro devraient au contraire avoir convain­cu leurs lec­teurs que les pers­pec­tives éner­gé­tiques du XXIe siècle sont un océan d’in­cer­ti­tudes. Au cours de la der­nière décen­nie du xxe siècle, oubliées les deux crises du pétrole des années soixante-dix et quatre-vingt, la plu­part de nos contem­po­rains se sont per­sua­dés que l’ap­pro­vi­sion­ne­ment en éner­gie n’é­tait pas un pro­blème. Tout au plus ont-ils réagi en tant qu’au­to­mo­bi­listes quand, sous pré­texte d’en­vi­ron­ne­ment, cer­tains ont tou­ché à l’é­co­no­mie de leur véhi­cule favo­ri. N’est-il pas temps de remettre les pen­dules à l’heure, c’est-à-dire de réa­li­ser que la pro­duc­tion d’éner­gie devra faire face au XXIe siècle à des défis consi­dé­rables, tel­le­ment consi­dé­rables qu’on peut se deman­der si nos suc­ces­seurs seront capables de trou­ver la » porte étroite » entre ces mul­tiples contraintes ?

À quelle demande cette pro­duc­tion devra-t-elle faire face ? Certes le gise­ment d’é­co­no­mies d’éner­gie existe et doit être exploi­té à fond. Mais si, même dans nos pays déve­lop­pés, satu­rés et sou­vent gas­pilleurs, les consom­ma­tions d’éner­gie conti­nuent à croître sous l’in­fluence de l’aug­men­ta­tion du nombre et de l’in­ten­si­té des usages, com­bien plus vont-elles le faire dans les pays émer­gents ? Pou­vons-nous refu­ser aux deux mil­liards d’hommes qui ne dis­posent pra­ti­que­ment d’au­cune éner­gie com­mer­ciale ce qui est la condi­tion sine qua non de leur décol­lage ? Ne pas voir croître la consom­ma­tion mon­diale ne pour­rait être que le signe que des conti­nents entiers res­tent dans un état de pro­fonde détresse éco­no­mique et sociale. Et bien sûr, cette crois­sance est la seule façon d’ar­ri­ver à réduire l’é­cart scan­da­leux – disons gros­siè­re­ment de un à dix – qui sépare consom­ma­tion des riches et consom­ma­tion des pauvres, écart qui ne sau­rait sub­sis­ter à ce niveau sans que nous cour­rions le risque de crises géo­po­li­tiques majeures.

Mais com­ment aug­men­ter la consom­ma­tion d’éner­gie (en pra­tique la mul­ti­plier par un fac­teur au moins égal à 2) sans accroître cor­ré­la­ti­ve­ment les dom­mages à notre envi­ron­ne­ment ? Ceux-ci sont par­tout. Loca­le­ment les oxydes de soufre et d’a­zote émis par la com­bus­tion des com­bus­tibles fos­siles, l’o­zone qui en résulte, pol­luent l’air de nos villes, aus­si bien à Pékin qu’à Paris, mais aus­si de nos cam­pagnes, comme en témoignent les forêts de Bohême ou d’ailleurs. Au niveau pla­né­taire, nous pre­nons conscience chaque jour davan­tage du risque de réchauf­fe­ment cli­ma­tique que nous font cou­rir les gaz à effet de serre ; sur ce point essen­tiel repor­tez-vous à l’ex­cellent numé­ro de La Jaune et la Rouge, daté de mai 2000, qui lui est consacré.

Certes les émis­sions des cen­trales conven­tion­nelles ont été réduites ; mais on peut dou­ter des pos­si­bi­li­tés de » séques­trer » le gaz car­bo­nique. Dans tous ces domaines, la prise de conscience de la néces­si­té de contrôles tou­jours plus pré­cis et de limi­ta­tions tou­jours plus strictes est en constante évo­lu­tion et nul ne peut rai­son­na­ble­ment pré­dire quelles seront les contraintes en vigueur demain : que va deve­nir le pro­to­cole de Kyo­to ? Que sera-t-il dans vingt ans ? Bien enten­du n’o­met­tons pas une autre inter­ro­ga­tion : les rejets des cen­trales nucléaires sont-ils, quant à eux, inof­fen­sifs ? Dès l’o­ri­gine, ils ont été contrô­lés et leur impact mesu­ré, mais l’ex­pé­rience en ce domaine est encore limi­tée ; au plan inter­na­tio­nal notam­ment, de vives dis­cus­sions se pour­suivent qui pour­raient abou­tir à de plus strictes limitations.

N’o­met­tons pas non plus de sou­li­gner l’im­por­tance crois­sante dans nos socié­tés de la sen­si­bi­li­té aux risques, et cor­ré­la­ti­ve­ment de l’ap­pli­ca­tion sys­té­ma­tique, et sans doute par­fois abu­sive, du » prin­cipe de pré­cau­tion « . Et cela peut aller jus­qu’à l’at­ti­tude de cet oppo­sant au nucléaire qui me disait dès les années soixante-dix : » Inutile de me dire que la pro­ba­bi­li­té de votre acci­dent est très faible, même infi­ni­ment faible, de toute façon je la refuse. »

Or pro­duire ou dis­tri­buer de l’éner­gie entraîne for­cé­ment des risques, car cela implique d’en concen­trer cer­taines quan­ti­tés et donc la pos­si­bi­li­té qu’en se libé­rant cette éner­gie fasse des dégâts. À quand, sous pré­texte de prin­cipe de pré­cau­tion, l’in­ter­dic­tion des mines de char­bon, des trans­ports de pétrole, des pipe-lines et des cen­trales nucléaires ?

Garder en mains toutes les cartes

Face à ces contraintes, et aux évo­lu­tions qu’elles subi­ront à l’a­ve­nir, il n’y a de solu­tion que dans la flexi­bi­li­té et la diver­si­té. Certes il y a des rigi­di­tés dont nous ne nous affran­chi­rons que difficilement :

  • des rigi­di­tés techniques
    com­ment nous pas­ser du pétrole dans le domaine des trans­ports ? La mise au point de nou­veaux vec­teurs tels l’hy­dro­gène ou la pile à com­bus­tible doit être pour­sui­vie mais la date de son abou­tis­se­ment indus­triel demeure incer­taine ; et de toute façon, il ne s’a­git que de » vec­teurs » : quelle éner­gie pro­dui­ra l’hydrogène ?
  • des rigi­di­tés géopolitiques
    com­ment inter­dire à cer­tains pays émer­gents d’u­ti­li­ser leurs res­sources fos­siles domes­tiques, très émet­trices de gaz à effet de serre, comme nous l’a­vons fait nous-mêmes lors de notre démar­rage industriel ?

Mais il est clair qu’à l’é­chelle mon­diale, nous devrons tirer avan­tage de la varié­té et de la com­plé­men­ta­ri­té des dif­fé­rentes filières éner­gé­tiques. C’est, au vu des chiffres avan­cés par les experts de tous bords, la seule façon d’es­pé­rer bou­cler le bilan ; c’est aus­si la seule façon d’es­pé­rer maî­tri­ser les impacts envi­ron­ne­men­taux et les risques de cha­cune des voies mises en œuvre. N’ou­blions jamais que les risques les plus pré­oc­cu­pants pro­viennent tou­jours d’ins­tal­la­tions de type uni­forme et en quan­ti­té juste suf­fi­sante, que la néces­si­té de » tour­ner » empêche d’en­tre­te­nir conve­na­ble­ment et d’ar­rê­ter quand la sûre­té l’imposerait.

N’op­po­sons pas éner­gies décen­tra­li­sées et gros outils de pro­duc­tion, nous aurons besoin des uns et des autres. N’op­po­sons pas éner­gies renou­ve­lables et nucléaire : ce sont toutes des filières non émet­trices de gaz car­bo­nique, ayant des carac­té­ris­tiques éco­no­miques sem­blables (coût pro­por­tion­nel faible mais coût d’in­ves­tis­se­ment éle­vé). Par cela même elles s’op­posent conjoin­te­ment aux éner­gies fos­siles, ces res­sources bon mar­ché que nous a pré­pa­rées Mère Nature (sans nous pré­ve­nir du piège du réchauf­fe­ment pla­né­taire !). En tout cas, n’en dou­tons pas, nous n’al­lons pas stop­per l’u­sage du char­bon, du pétrole ou du gaz, nous avons besoin d’eux aussi.

Ce cock­tail, ce » mix » d’éner­gies, comme disent les Amé­ri­cains, n’est défi­ni ni de façon uni­ver­selle ni de façon défi­ni­tive. Il est for­cé­ment un com­pro­mis entre res­sources locales, régle­men­ta­tions natio­nales (ou euro­péennes), influence du mar­ché, etc., qu’il appar­tient à chaque acteur de défi­nir et de faire approu­ver par la col­lec­ti­vi­té des citoyens concer­nés. En ce sens aus­si, par­ler de tout pétrole ou de tout nucléaire ne peut être qu’un abus de langage.

Cer­tains hommes poli­tiques, notam­ment dans les pays les plus en pointe sur la voie du libé­ra­lisme, se plaisent à dire : » Il n’est plus besoin aujourd’­hui de poli­tique éner­gé­tique, qu’elle soit fran­çaise, anglaise ou euro­péenne, lais­sons le mar­ché régler le problème.

» C’est à la fois vrai et faux. Sans doute n’y aura-t-il plus de plan éner­gé­tique fran­çais, comme il y en eut un dans les années soixante-dix, pour défendre notre sécu­ri­té d’ap­pro­vi­sion­ne­ment mena­cée. Et on peut dou­ter qu’il y ait jamais un plan éner­gé­tique européen.

Mais il est clair que les condi­tions de fonc­tion­ne­ment du mar­ché dépendent des gou­ver­ne­ments : l’ins­tau­ra­tion d’une taxe sur les émis­sions de gaz car­bo­nique ne modi­fie­rait-elle pas pro­fon­dé­ment le rap­port entre éner­gies émet­trices de gaz à effet de serre et éner­gies non émet­trices ? Par ailleurs il est clair que, demain, la mul­ti­pli­ci­té des acteurs sur le mar­ché éner­gé­tique, l’ou­ver­ture des fron­tières, le rape­tis­se­ment de la pla­nète sont autant de fac­teurs sup­plé­men­taires de nova­tion, donc d’op­por­tu­ni­tés et d’incertitudes.

Qui peut dire quelle sera la part du nucléaire dans ce mix d’éner­gies ? Cer­tains, frap­pés par les réti­cences de l’o­pi­nion publique à son égard, pré­disent sa dis­pa­ri­tion pro­chaine. Alors que cer­tains ima­ginent a contra­rio qu’au moindre signe de pénu­rie il fera un retour en force, dans le désordre et l’impréparation.

En fait, aucune hypo­thèse ne peut être écar­tée. Mais ne serait-il pas tota­le­ment irres­pon­sable, face aux incer­ti­tudes de toutes sortes, de décré­ter a prio­ri que l’on s’en pas­se­ra à l’a­ve­nir ? Il ne s’a­git pas pré­sen­te­ment, tout au moins en Europe et en Amé­rique, de déci­der de nou­veaux inves­tis­se­ments éner­gé­tiques, puis­qu’il se trouve que les à‑coups de la crois­sance les rendent pour le moment non néces­saires. Il s’a­git de conti­nuer à tirer l’ex­pé­rience des ins­tal­la­tions exis­tantes, de pour­suivre, dans ce qui demeure une tech­no­lo­gie jeune, recherche et déve­lop­pe­ment et de pré­pa­rer les outils dont nous pour­rions avoir besoin demain.

Et nous déci­de­rons – nous et d’autres – le moment venu, d’u­ti­li­ser ou non cette pos­si­bi­li­té, en fonc­tion de l’ex­pé­rience acquise à cette date et des néces­si­tés et des contraintes qui appa­raî­tront alors. En fonc­tion éga­le­ment des pro­grès qui seront inter­ve­nus sur les filières concur­rentes ; qui ne se réjoui­rait de l’é­mer­gence d’une nou­velle tech­no­lo­gie capable de rem­pla­cer les pro­cé­dés actuels de pro­duc­tion de kwh de base, à bas coût et sans nui­sance notable dans l’en­vi­ron­ne­ment ? Mais même les experts se refusent à ce jour à dire si et quand la fusion nucléaire pour­rait deve­nir une réa­li­té industrielle.

Le nucléaire ? Ni diable ni bon Dieu

Autant que nous puis­sions en juger aujourd’­hui, c’est à l’aune de quatre cri­tères fon­da­men­taux que seront jugées les filières éner­gé­tiques en com­pé­ti­tion : la sûre­té (y com­pris l’im­pact sur la san­té), le pro­blème des émis­sions et des déchets, la com­pé­ti­ti­vi­té et, last but not least, l’i­mage dans l’o­pi­nion. Les articles que vous venez de lire dans ce numé­ro vous ont four­ni sur trois de ces domaines des élé­ments d’in­for­ma­tion tou­chant au nucléaire. Per­met­tez-moi d’y ajou­ter quelques réflexions glo­bales, et d’é­vo­quer un peu plus lon­gue­ment la ques­tion de la compétitivité.

Nul ne peut rai­son­na­ble­ment contes­ter que le niveau de sûre­té atteint dans le nucléaire ne soit très éle­vé. Encore n’est-il pas uni­forme et il convient d’é­li­mi­ner pro­gres­si­ve­ment les ins­tal­la­tions qui sont moins sûres que les autres ; les pro­cé­dures inter­na­tio­nales mises en place per­mettent cet audit mutuel entre exploi­tants et entre gou­ver­ne­ments ; il faut les uti­li­ser plei­ne­ment. Faut-il encore accroître ce niveau de sûre­té pour les ins­tal­la­tions à venir ? Sans doute, si cela peut se faire à moindres frais et sur­tout sans com­plexi­fier encore les sys­tèmes mis en œuvre. La com­plexi­té est un fac­teur de moindre sûre­té et sim­pli­fier les ins­tal­la­tions, à sûre­té sen­si­ble­ment égale, me paraît être un axe de tra­vail important.

Quoi que l’on fasse, nous le savons, le risque zéro n’existe pas. Mais à celui qui refuse le risque rési­duel, aus­si petit qu’il soit, la réponse ne peut consis­ter qu’à mettre en face du risque du nucléaire le risque de l’ab­sence du nucléaire. Cette dia­lec­tique, nous l’a­vons vécue en Ukraine où la fer­me­ture bru­tale de la cen­trale de Tcher­no­byl, après les évé­ne­ments dra­ma­tiques d’a­vril 1986, bien que sou­hai­table, aurait eu des consé­quences éga­le­ment dra­ma­tiques dans la popu­la­tion. Ce même pro­blème ne se pose­rait-il pas en cas d’a­ban­don du nucléaire au plan mon­dial ? Il faut au moins peser ce risque.

Les oppo­sants au nucléaire disent : » Il n’est pas rai­son­nable d’é­chan­ger des tonnes de CO2 contre des déchets radio­ac­tifs. » Il me semble pour­tant que l’on peut au contraire rai­son­na­ble­ment répondre posi­ti­ve­ment à la ques­tion. Pour­quoi ? Parce que les déchets radio­ac­tifs sont mis sous une forme et sto­ckés de telle façon qu’ils sont sous contrôle, ren­dus pra­ti­que­ment inof­fen­sifs (et aus­si parce que, même si, par un phé­no­mène extra­or­di­naire, ils échap­paient à ce contrôle, ils seraient repé­rables et mesu­rables, grâce pré­ci­sé­ment à leur radio­ac­ti­vi­té, et ce bien en des­sous des quan­ti­tés ou teneurs dan­ge­reuses) alors qu’à l’in­verse toute tonne de CO2 relâ­chée venant s’a­jou­ter à toutes celles qui se sont déjà accu­mu­lées autour de nous repré­sente un dan­ger et échappe dès son émis­sion à tout contrôle. Au demeu­rant, les déchets nucléaires sont là, le CO2 aus­si ; la ques­tion n’est pas de choi­sir entre les deux, mais d’ap­prendre à les maîtriser.

Vous avez dit compétitivité ?

Cer­tains n’hé­sitent pas à dire : » Inutile de conti­nuer à se battre contre le nucléaire, il suf­fit de le lais­ser mou­rir de sa belle mort, car il n’est pas com­pé­ti­tif. » Une telle affir­ma­tion n’est pas sans rame­ner les plus anciens d’entre nous quelque trente-cinq ans en arrière, alors que le nucléaire sem­blait bien près de dis­pa­raître face à un pétrole » dont le prix allait encore baisser « .

On sait ce qu’il en advint quelques années plus tard. Les inves­tis­se­ments nucléaires faits en France à par­tir des années soixante-dix (comme d’ailleurs ceux faits aux États-Unis dans les années soixante, puis en Alle­magne, au Japon, et dans bien d’autres pays à éco­no­mie de mar­ché) le furent, non seule­ment pour chas­ser le spectre de la pénu­rie d’éner­gie, mais aus­si parce qu’ils étaient le moyen le meilleur mar­ché pour faire face à la demande crois­sante d’élec­tri­ci­té. Il n’est pas inutile de le répé­ter, face à ceux qui per­sistent à dire et à écrire le contraire : le pro­gramme nucléaire fran­çais a été tota­le­ment réa­li­sé sans sub­ven­tion d’au­cune sorte, inté­gra­le­ment finan­cé par un pro­duc­teur d’élec­tri­ci­té, certes natio­na­li­sé, mais agis­sant en l’oc­cur­rence comme une entre­prise privée.

Et cette opé­ra­tion s’est révé­lée for­mi­da­ble­ment ren­table puis­qu’elle per­met aujourd’­hui à cet élec­tri­cien de se pla­cer sur le mar­ché euro­péen et même mon­dial, en uti­li­sant les res­sources finan­cières qu’elle dégage. Et alors que les indus­triels four­nis­seurs des équi­pe­ments nucléaires ont eux aus­si tiré des béné­fices très rai­son­nables de l’opération.

Par ailleurs le nucléaire, une fois construit et amor­ti, béné­fi­cie, comme les éner­gies renou­ve­lables, d’un coût pro­por­tion­nel par­ti­cu­liè­re­ment bas. Certes, aux États-Unis, quelques uni­tés nucléaires ont été arrê­tées » pour des rai­sons éco­no­miques » ; ne nous y trom­pons pas, il y avait à la clé la néces­si­té de réa­li­ser sur ces tranches anciennes des tra­vaux de mise à niveau impor­tants. Bien au contraire aujourd’­hui, conscients de la source de pro­fit qu’ils ont en mains, les élec­tri­ciens amé­ri­cains pos­ses­seurs de nucléaire font vali­der leurs ins­tal­la­tions pour des durées de fonc­tion­ne­ment crois­santes (jus­qu’à soixante ans actuel­le­ment) alors que, paral­lè­le­ment, les ins­tal­la­tions mises sur le mar­ché par les tur­bu­lences d’une com­pé­ti­tion de plus en plus vive s’a­chètent à des valeurs de plus en plus éle­vées. Oui, le nucléaire, celui qui fonc­tionne aujourd’­hui, est com­pé­ti­tif et n’est pas près de ces­ser de l’être.

À l’é­vi­dence, dans un monde déci­dé­ment libé­ral, il devra en être de même du nucléaire de demain. Le nucléaire sera com­pé­ti­tif ou ne sera pas. Mais, atten­tion, la com­pé­ti­ti­vi­té n’est pas une pro­prié­té inhé­rente à un pro­duit ; elle doit s’ap­pré­cier à un moment don­né et en un lieu don­né. Or quand nous disons com­pé­ti­ti­vi­té du nucléaire futur, de quoi par­lons- nous ? De la posi­tion res­pec­tive des coûts de kWh pro­duits, les uns à par­tir de gaz natu­rel, les autres à par­tir d’u­ra­nium, et ce entre 2025 et 2075, période de vie pro­bable des ins­tal­la­tions que nos enfants vont devoir bâtir pour rem­pla­cer celles d’aujourd’hui.

Qui peut dire quel sera le coût d’un kWh pro­duit à par­tir du gaz, ne serait-ce que dans une dizaine d’an­nées, alors que nous avons vu récem­ment le prix du gaz (qui consti­tue les trois quarts du coût du kWh pro­duit en le brû­lant) aug­men­ter de 50 % en quelques semaines ? Ne res­te­ra-t-il pas, hélas, le jouet d’une géo­po­li­tique bien mal maî­tri­sée ? Sans pré­tendre mieux connaître ce que sera le coût du kWh que pour­ra nous pro­po­ser l’in­dus­trie nucléaire en 2015 ou 2030, je vou­drais sou­li­gner une dif­fé­rence fon­da­men­tale : celui-ci sera ce que nous le ferons.

Le coût du kWh nucléaire est essen­tiel­le­ment un coût de main-d’œuvre, il est peu sen­sible aux aléas du cours de l’u­ra­nium qui n’en repré­sente qu’en­vi­ron 5 %. Et demain, avec les sur­gé­né­ra­teurs (dont le pro­to­type a été mal­en­con­treu­se­ment et injus­te­ment arrê­té), nous pour­rions nous affran­chir com­plè­te­ment des fluc­tua­tions et des risques du mar­ché des matières premières.

Par ailleurs, le nucléaire est une indus­trie jeune, n’ayant explo­ré que quelques-unes de ses poten­tia­li­tés. Il n’est pas pen­sable que de l’ex­pé­rience de 10 000 années-réac­teurs il ne sur­gisse pas de nou­velles idées, pour sim­pli­fier les sys­tèmes exis­tants, pour ouvrir de nou­velles voies. Les idées ne manquent pas, encore fau­dra-t-il avoir la per­sé­vé­rance néces­saire à leur vali­da­tion et à leur industrialisation.

Oui, le nucléaire futur a toutes ses chances dans la course à la com­pé­ti­ti­vi­té, s’il est affran­chi des incer­ti­tudes admi­nis­tra­tives qui pèsent sur lui et s’il est mené par une indus­trie qui y croit et qui a la volon­té de se pla­cer sur le mar­ché. A for­tio­ri l’est-il à tra­vers l’in­té­gra­tion dans les coûts de ce que les éco­no­mistes appellent les » exter­na­li­tés « , c’est-à-dire la valeur des impacts envi­ron­ne­men­taux des dif­fé­rentes filières. Nul doute que si l’on impute aux com­bus­tibles fos­siles leur » poids de car­bone émis » (mais com­ment en appré­cier la valeur ?), les éner­gies renou­ve­lables et le nucléaire (qui inclut déjà dans ses coûts ceux de ses exter­na­li­tés que sont le retrai­te­ment, le trai­te­ment de ses déchets et son déman­tè­le­ment) ne deviennent com­pé­ti­tifs. On est ten­té de dire que ce serait même trop facile…

Pour un débat énergétique sérieux

Il est para­doxal de consta­ter que sur un sujet, l’éner­gie, qui » ne pas­sionne pas les foules « , nous n’en­ten­dons guère, dans les médias et dans la bouche des hommes poli­tiques, que des dis­cours pas­sion­nés. Mais n’est-ce pas au fond la recon­nais­sance impli­cite qu’à la fois au plan géo­po­li­tique et au plan social le sujet nous concerne tous ?

Le nucléaire s’est déve­lop­pé depuis trente ans sous le feu rou­lant de ses adver­saires. Je suis de ceux qui pensent que, mises à part les vio­lences regret­tables qu’elle a entraî­nées, cette cri­tique a été un aiguillon posi­tif obli­geant l’in­dus­trie nucléaire à l’ex­cel­lence. La catas­trophe de Tcher­no­byl aurait-elle eu lieu, s’il y avait eu une contes­ta­tion aus­si déter­mi­née en URSS ? Il est néces­saire, face à toute » tech­no­cra­tie « , qu’il y ait un contre-pou­voir ; il est néces­saire que cer­tains dénoncent les imper­fec­tions ou les lacunes qui existent for­cé­ment dans toute avan­cée scien­ti­fique ou technologique.

Mais faut-il pour autant salir les choses et les hommes avec les­quels on n’est pas d’ac­cord, prendre tout pré­texte pour affo­ler les popu­la­tions, évi­ter soi­gneu­se­ment de démen­tir ce qui s’a­vère ulté­rieu­re­ment comme une erreur, et en défi­ni­tive créer dans l’es­prit de beau­coup de citoyens une crainte, par­fois une pho­bie, d’au­tant plus dif­fi­cile à contre­battre qu’elle ne repose pas sur des faits ?

Consé­quence iné­luc­table de ce déchaî­ne­ment de pas­sions, n’a-t-on pas été jus­qu’à pré­tendre que l’ef­fet de serre était une inven­tion des » nucléo­crates » pour défendre leur tech­no­lo­gie, et ceux-ci ne soup­çonnent-ils pas leurs oppo­sants d’en mini­mi­ser l’im­por­tance pour évi­ter de favo­ri­ser le nucléaire ?

Le sujet est trop sérieux pour qu’il ne soit pas temps de l’é­tu­dier et de le dis­cu­ter d’une façon véri­ta­ble­ment scien­ti­fique et d’en expo­ser à l’en­semble de nos conci­toyens les vrais enjeux. N’est-il pas temps de recon­naître ensemble aux éner­gies renou­ve­lables à la fois leur inté­rêt et leurs limites ? N’est-il pas temps d’a­na­ly­ser ensemble scien­ti­fi­que­ment les risques des dif­fé­rentes filières et de leur impo­ser des régle­men­ta­tions cohé­rentes ? Ne faut-il pas, plu­tôt que de lan­cer des ana­thèmes, mettre en com­mun ce que les dif­fé­rentes sen­si­bi­li­tés de notre socié­té ont à dire ?

Dans ce débat, les ingé­nieurs ont un rôle à jouer ; ils ont à y dire, non leurs cer­ti­tudes, mais les faits. Ce numé­ro de La Jaune et la Rouge sera-t-il le point de départ d’une réflexion de la com­mu­nau­té poly­tech­ni­cienne sur les pro­blèmes éner­gé­tiques du siècle qui commence ? 

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