Le nouveau recensement est un progrès

Dossier : La démographie déséquilibréeMagazine N°639 Novembre 2008
Par Stefan LOLLIVIER (75)

Dans une majo­ri­té de pays, les recen­se­ments géné­raux ont long­temps pré­va­lu, car ils pou­vaient reven­di­quer une pro­prié­té en appa­rence indis­cu­table : l’ex­haus­ti­vi­té. Les pro­fes­sion­nels de la sta­tis­tique savent bien que cette exhaus­ti­vi­té appa­rente n’est qu’illu­sion, et qu’un recen­se­ment ne touche jamais la tota­li­té de la popu­la­tion, en rai­son des aléas tou­chant la col­lecte d’in­for­ma­tion, ceux-ci pou­vant être du même ordre que les incer­ti­tudes sta­tis­tiques inhé­rentes à un son­dage aléa­toire sur un gros échan­tillon. Les recen­se­ments géné­raux ne four­nis­saient qu’une image impar­faite de la popu­la­tion, ce qui jus­ti­fiait l’exis­tence de dif­fé­rents ajus­te­ments. En 1999, il a ain­si fal­lu ajou­ter près de 500 000 per­sonnes au recen­se­ment géné­ral pour bou­cler les bilans démo­gra­phiques por­tant sur les nais­sances, les décès et les soldes migra­toires : le mieux est l’en­ne­mi du bien.

La fin des recen­se­ments classiques
Les recen­se­ments clas­siques ne répondent plus, ou à des coûts éle­vés, aux besoins modernes. Les pays euro­péens et les États- Unis ren­contrent de plus en plus de dif­fi­cul­tés à les réa­li­ser, ce qui conduit un nombre crois­sant d’entre eux à y renon­cer. Ain­si, en Grande-Bre­tagne et en Ita­lie, l’écart entre les popu­la­tions recen­sées et les popu­la­tions atten­dues a‑t-il pu atteindre l’ordre de gran­deur du million.
Il est en effet de plus en plus dif­fi­cile d’organiser et de finan­cer un recen­se­ment géné­ral dans les pays modernes.
L’organisation très coû­teuse en termes de main‑d’oeuvre (plus de 110 000 agents recen­seurs pour le recen­se­ment de 1999 !) ren­voie à un pro­ces­sus de pro­duc­tion semiar­ti­sa­nal de plus en plus obsolète.
Un nombre crois­sant de pays aban­donne donc le modèle des recen­se­ments géné­raux ; ceux qui les main­tiennent les accom­pagnent d’enquêtes de contrôle très ambi­tieuses des­ti­nées à en éva­luer – et à en cor­ri­ger – les défauts de cou­ver­ture, qui peuvent atteindre quelques pour cent.

De plus la pério­di­ci­té qua­si décen­nale des recen­se­ments géné­raux était una­ni­me­ment jugée très insuf­fi­sante pour répondre aux besoins des uti­li­sa­teurs locaux, besoins en forte crois­sance du fait de la décen­tra­li­sa­tion. La nou­velle méthode de recen­se­ment vise à four­nir des don­nées plus récentes puisque actua­li­sées chaque année, à tous les niveaux géo­gra­phiques. C’est là un accom­pa­gne­ment essen­tiel des poli­tiques de décen­tra­li­sa­tion que de four­nir aux col­lec­ti­vi­tés locales les don­nées néces­saires au pilo­tage de leurs actions. 

En France, les registres ne constituent pas une alternative crédible

Divers pays d’Eu­rope réa­lisent les comp­tages de popu­la­tion en uti­li­sant des registres. Dans ces pays, les rési­dents ont l’o­bli­ga­tion de se faire enre­gis­trer en géné­ral à l’é­qui­valent de la mai­rie de leur domi­cile afin de béné­fi­cier de droits sociaux, notam­ment la santé.

Des besoins très spécifiques
Plus que le chiffre glo­bal de la popu­la­tion, il s’a­git de déter­mi­ner le plus pré­ci­sé­ment les popu­la­tions des com­munes, ain­si que les carac­té­ris­tiques socio­dé­mo­gra­phiques de leurs habi­tants et de celles de leurs quar­tiers. Or la France com­porte envi­ron 36 700 com­munes, dont la moi­tié a moins de 400 habi­tants et le quart moins de 200 habi­tants, chiffre tota­le­ment » hors normes » par rap­port à la plu­part de nos par­te­naires. Le recen­se­ment doit donc mesu­rer toutes ces popu­la­tions et leurs carac­té­ris­tiques, avec un sou­ci extrême de qua­li­té, dans la mesure où plu­sieurs cen­taines de pro­cé­dures régle­men­taires ren­voient à la popu­la­tion légale de dif­fé­rentes uni­tés admi­nis­tra­tives (col­lec­ti­vi­tés locales, ZUS, ZFU, déter­mi­na­tion des concours finan­ciers de l’É­tat aux col­lec­ti­vi­tés locales, décou­page élec­to­ral, implan­ta­tion des phar­ma­cies, orga­ni­sa­tion des com­munes…). Ce sont toutes ces par­ti­cu­la­ri­tés, conju­guées au sou­ci de ne pas attendre dix années les chiffres de popu­la­tion, qui ont conduit l’In­see à adop­ter une méthode ori­gi­nale de recensement.

De ce fait, les per­sonnes ont tout inté­rêt à pro­cé­der à un tel enre­gis­tre­ment. Néan­moins, les per­sonnes, notam­ment étran­gères, qui quittent le ter­ri­toire ont peu d’in­ci­ta­tions à se faire reti­rer du registre, sur­tout si elles comptent reve­nir dans le pays d’ac­cueil. De même, les décès peuvent être tar­di­ve­ment enre­gis­trés. D’où des enquêtes de contrôle pour éva­luer la pro­por­tion des non-rési­dents ins­crits à tort, et en tirer des cor­rec­tifs extra­po­lés à l’en­semble du ter­ri­toire, ce qui conduit à des résul­tats assez approxi­ma­tifs, sur­tout au niveau local. En France, il n’existe pas de registres de popu­la­tion, mais on dis­pose de don­nées admi­nis­tra­tives exhaus­tives ou presque (fichiers fis­caux et sociaux…). Il s’a­git cepen­dant de bases de don­nées de moindre qua­li­té que le recen­se­ment : omis­sions plus fré­quentes (sans-abri…), et rat­ta­che­ment des per­sonnes aux centres des impôts obéis­sant à des règles fis­cales dif­fé­rentes de celles déter­mi­nant les popu­la­tions légales des communes.

L’u­ti­li­sa­tion de registres appor­te­rait-elle quelque chose à la palette des don­nées admi­nis­tra­tives dis­po­nibles ? La réponse est clai­re­ment néga­tive. En outre, les besoins aux­quels le recen­se­ment doit répondre en France sont trop par­ti­cu­liers pour que les registres de popu­la­tion consti­tuent une alter­na­tive (voir encadré). 

Reconnaissance internationale

La nou­velle méthode du recen­se­ment est ins­crite dans la loi

La nou­velle for­mule de recen­se­ment a été vali­dée par un conseil scien­ti­fique com­po­sé de sta­tis­ti­ciens fran­çais et étran­gers, puis par les orga­nismes inter­na­tio­naux res­pon­sables de l’har­mo­ni­sa­tion des sta­tis­tiques, et elle res­pecte les cri­tères essen­tiels défi­nis par l’O­NU pour les recen­se­ments de la décen­nie 2010. Paral­lè­le­ment, Euro­stat a dres­sé une liste de cri­tères de qua­li­té, por­tant sur la per­ti­nence, la pré­ci­sion, l’ac­tua­li­té et la ponc­tua­li­té, l’ac­ces­si­bi­li­té et la clar­té, la com­pa­ra­bi­li­té et la cohérence.

L’In­see a pu démon­trer à Euro­stat que ces cri­tères étaient véri­fiés par la nou­velle méthode, ce qui a légi­ti­mé la recon­nais­sance régle­men­taire. À cette légi­ti­ma­tion par nos pairs s’a­joute une légi­ti­ma­tion poli­tique natio­nale : la nou­velle méthode du recen­se­ment est en effet ins­crite dans la loi depuis 2002. 

Une qualité accrue et un meilleur contrôle de la qualité

On dis­pose aujourd’­hui d’un réper­toire d’a­dresses exhaus­tif dans les grandes com­munes, ce qui per­met de réduire les omis­sions de loge­ments et de per­sonnes, point faible des recen­se­ments clas­siques. Moins détaillé qu’un registre, ce réper­toire garan­tit une meilleure exhaus­ti­vi­té et dimi­nue sen­si­ble­ment les aléas liés à la col­lecte (oublis et omis­sions), et sur­tout leur insta­bi­li­té tem­po­relle. La légère impré­ci­sion due à l’a­léa de son­dage dans ces grandes com­munes est plus que com­pen­sée par de moindres risques de biais.

Dans les com­munes de moins de 10 000 habi­tants, on a recours à une for­mule de recen­se­ment clas­sique. Cepen­dant, le fait de ne recen­ser annuel­le­ment qu’un cin­quième des com­munes allège sen­si­ble­ment le tra­vail et en auto­rise une meilleure maî­trise, ce qui per­met à nou­veau de réduire les aléas liés à la col­lecte. L’a­mé­lio­ra­tion de l’ex­haus­ti­vi­té ne fait pas débat. En revanche, une cri­tique fré­quem­ment adres­sée à la nou­velle méthode est le risque d’aug­men­ter les doubles comptes, c’est-à-dire les per­sonnes comp­tées deux fois à tort. Le reproche est fon­dé, dans la mesure où, contrai­re­ment aux recen­se­ments géné­raux, tous les rési­dents ne sont pas inter­ro­gés de façon syn­chrone, même si le syn­chro­nisme n’est pas par­fait dans les recen­se­ments clas­siques (la col­lecte s’é­tale pour des rai­sons pra­tiques sur près de deux mois).

C’est pour­quoi un grand nombre d’ac­tions qua­li­té ont été mises en place afin d’é­va­luer et d’é­vi­ter ce risque de sur­dé­nom­bre­ment. L’an­nua­li­sa­tion per­met en effet de pas­ser de l’ar­ti­sa­nat à une méthode plus indus­trielle met­tant en place des pro­ces­sus de pro­duc­tion pérennes. Le déploie­ment de pro­ces­sus de pro­duc­tion per­met d’é­la­bo­rer des démarches qua­li­té appli­quées systématiquement :

• à l’In­see où des bilans, qua­li­ta­tifs et quan­ti­ta­tifs, sont réa­li­sés auprès de tous les acteurs et portent sur la per­ti­nence des pro­ces­sus, les charges de tra­vail, l’u­ti­li­sa­tion de telle ou telle fonc­tion­na­li­té appli­ca­tive, les orga­ni­sa­tions mises en place et les charges de tra­vail. Ils sont menés par voie de ques­tion­naires mais fré­quem­ment enri­chis par des ren­contres bilatérales ;
• auprès des sous-trai­tants en charge de la sai­sie, qui éta­blissent en fin de cam­pagne un bilan com­plet des opérations ;
• par des mesures et des contrôles de qua­li­té pra­ti­qués à toutes les phases du dispositif.

L’annualisation per­met de pas­ser à une méthode industrielle

Enfin, la Com­mis­sion natio­nale d’é­va­lua­tion du recen­se­ment asso­ciant l’In­see, les com­munes et les uti­li­sa­teurs se réunit deux à trois fois par an. Pré­si­dée par un séna­teur et asso­ciant des cher­cheurs et des asso­cia­tions, elle éva­lue les pro­ces­sus de col­lecte et de contrôle, pro­pose des adap­ta­tions sur les dif­fé­rents pro­to­coles et devra se pro­non­cer sur les chan­ge­ments des textes qui régissent l’or­ga­ni­sa­tion des opé­ra­tions de recen­se­ment. Les évo­lu­tions déci­dées au vu d’une cam­pagne peuvent ain­si être mises en oeuvre dans une cam­pagne ulté­rieure. Avec une opé­ra­tion per­ma­nente, l’é­va­lua­tion rétro­agit sur le pro­ces­sus de pro­duc­tion soit l’an­née sui­vante, soit ulté­rieu­re­ment s’il s’a­git d’une évo­lu­tion lourde.

La méthode du nou­veau recensement
 
Le pre­mier prin­cipe de la méthode est de répar­tir la col­lecte de l’in­for­ma­tion sur un cycle quin­quen­nal, pour pro­duire chaque année une infor­ma­tion rela­tive à l’an­née médiane du cycle. Chaque année A, les don­nées seront donc pro­duites à par­tir des col­lectes des années A à A‑4 et sont repré­sen­ta­tives de l’an­née A‑2. Le second prin­cipe est de recou­rir au son­dage dans les plus grandes com­munes, celles dont la popu­la­tion est suf­fi­sante pour qu’un son­dage four­nisse une infor­ma­tion robuste. Ce recours au son­dage répond au sou­ci d’al­lé­ger la charge que représente
 
le recen­se­ment, pour l’In­see comme pour les com­munes et les per­sonnes enquê­tées ; il per­met éga­le­ment de mieux contrô­ler la qua­li­té de la col­lecte et notam­ment de réduire les omis­sions, plus nom­breuses dans les grandes villes. Le son­dage s’ap­puie sur un réper­toire exhaus­tif des immeubles, le RIL (Réper­toire d’im­meubles localisés).
 
Les com­munes de moins de 10 000 habi­tants sont recen­sées exhaus­ti­ve­ment, à rai­son d’un cin­quième chaque année. Les 35 750 com­munes de moins de 10 000 habi­tants, qui repré­sentent la moi­tié de la popu­la­tion de la France, ont été répar­ties en cinq groupes. Chaque année, une enquête exhaus­tive concerne toutes les com­munes de l’un de ces groupes. Au bout de cinq ans, on réin­ter­roge les com­munes du pre­mier groupe, et ain­si de suite. Ces cinq groupes sont équi­li­brés sur une dizaine de cri­tères démo­gra­phiques (popu­la­tion, répar­ti­tion par sexe et grands groupes d’âge) ou rela­tifs au parc de loge­ments (nombre de loge­ments, nombre de rési­dences prin­ci­pales). L’é­qui­li­brage est assu­ré au niveau natio­nal et pour cha­cune des 26 régions de France.
 
Dans les 900 com­munes de 10 000 habi­tants et plus, les enquêtes ne sont menées annuel­le­ment que sur 8 % des loge­ments, répar­tis sur l’en­semble du ter­ri­toire de la com­mune. Au bout de cinq ans, 40 % de la popu­la­tion de cha­cune de ces com­munes aura donc été enquê­tée, un taux suf­fi­sant pour garan­tir la four­ni­ture de don­nées robustes sur la com­mune et ses quartiers.
 
La base de son­dage, dans chaque grande com­mune, est consti­tuée par le RIL, liste exhaus­tive des immeubles (qu’ils soient d’ha­bi­ta­tion, admi­nis­tra­tifs, indus­triels ou com­mer­ciaux), iden­ti­fiés et loca­li­sés à leur adresse, grâce à un Sys­tème d’in­for­ma­tion géo­gra­phique. Le RIL a été ini­tia­li­sé en par­tant du recen­se­ment géné­ral de 1999 et mis à jour depuis au moyen de fichiers admi­nis­tra­tifs (per­mis de construire, fichiers de ges­tion de la fis­ca­li­té locale) ou pos­taux (fichiers d’a­dresses de La Poste). Il est sou­mis chaque année à l’ex­per­tise des com­munes et vali­dé in fine par l’Insee.
 
Au total, 70 % de la popu­la­tion est recen­sée au cours d’un cycle quinquennal.
 
Les com­mu­nau­tés (mai­sons de retraite, inter­nats, éta­blis­se­ments péni­ten­tiaires, com­mu­nau­tés reli­gieuses, centres d’hé­ber­ge­ment…) sont recen­sées exhaus­ti­ve­ment (la col­lecte est tour­nante sur cinq ans). Les per­sonnes sans abri, les per­sonnes vivant en habi­ta­tion mobile ter­restre et les mari­niers sont recen­sés exhaus­ti­ve­ment, une fois tous les cinq ans.

Des marges de progression nombreuses

La nou­velle for­mule va faire ses preuves dès la fin de 2008, en four­nis­sant les pre­miers résul­tats. Sa sou­plesse lui per­met de dis­po­ser d’im­por­tantes marges de pro­grès. Ain­si, une uti­li­sa­tion accrue des don­nées admi­nis­tra­tives pour­rait per­mettre d’aug­men­ter la qua­li­té (pré­ci­sion et exhaus­ti­vi­té), ou allé­ger la charge de col­lecte. Les pro­grès tech­niques rapides en matière de sys­tèmes d’in­for­ma­tion géo­gra­phiques peuvent éga­le­ment être mis à pro­fit de façon pro­gres­sive. Enfin, la col­lecte par Inter­net sera expé­ri­men­tée dès 2010, et a prio­ri éten­due en 2011.

L’évaluation rétro­agit sur le pro­ces­sus de production 

L’in­ves­tis­se­ment lourd que repré­sente cette inno­va­tion sera amor­ti dans la durée grâce à l’u­ti­li­sa­tion annuelle. De façon éton­nante, le nou­veau recen­se­ment fait l’ob­jet de cri­tiques contra­dic­toires de la part de cer­tains démo­graphes, en par­ti­cu­lier en rai­son des risques accrus de doubles comptes. Mais les démo­graphes ne sont pas tou­jours les der­niers à avoir cri­ti­qué les défauts d’ex­haus­ti­vi­té du recen­se­ment de 1999. D’autres ne rêvent que de registres de popu­la­tion, igno­rant les lacunes et insuf­fi­sances de cette méthode signa­lées régu­liè­re­ment par les sta­tis­ti­ciens scan­di­naves. Le nou­veau recen­se­ment n’est pas exempt de tous reproches, mais consti­tue un pro­grès notable par rap­port au modèle pré­cé­dent sans tom­ber dans les tra­vers des registres. Son point fort réside sans doute dans la ges­tion enfin pro­fes­sion­nelle de la qua­li­té, à l’ins­tar de toute opé­ra­tion moderne de pro­duc­tion. Cette ver­tu a per­mis de le faire très rapi­de­ment recon­naître comme valable par la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale des sta­tis­ti­ciens, ce qui est déjà en soi un grand suc­cès. Nul doute enfin que le grand public, tou­jours friand de don­nées démo­gra­phiques récentes, adhé­re­ra très rapi­de­ment à la nou­velle méthode.

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