Le monde ne vit pas seulement de commerce

Dossier : Libéralisme, globalisationMagazine N°623 Mars 2007
Par Claude HENRY

Par­mi les inté­rêts com­muns de l’hu­ma­ni­té, la liber­té et l’in­ten­si­té des échanges com­mer­ciaux figurent en bonne place. Mais la vigueur et le rayon­ne­ment des cultures importent aus­si, ain­si que la san­té publique à tous les niveaux géo­gra­phiques, du local au mon­dial. Et les sou­cis glo­baux que crée l’en­vi­ron­ne­ment – chan­ge­ment cli­ma­tique et appau­vris­se­ment de la bio­di­ver­si­té en par­ti­cu­lier – ne semblent pas près de s’atténuer.

Or qu’il s’a­gisse de culture, de san­té publique, ou encore d’en­vi­ron­ne­ment, on observe cer­taines incom­pa­ti­bi­li­tés avec le libé­ra­lisme com­mer­cial. Il est impor­tant de les iden­ti­fier, d’en éva­luer la por­tée, et d’exa­mi­ner com­ment des conflits qui en résultent sont tran­chés, le cas échéant com­ment ils pour­raient l’être autre­ment. C’est ce que nous fai­sons dans cet article ; évi­dem­ment pas de façon exhaus­tive : nous nous limi­tons aux enjeux suivants :

  • pro­tec­tion de la diver­si­té des cultures, qui est un objec­tif cen­tral de l’U­nes­co, ver­sus libre com­merce des « biens et ser­vices cultu­rels » confor­mé­ment aux prin­cipes de l’OMC ;
  • rece­va­bi­li­té d’ob­jec­tions scien­ti­fiques, en par­ti­cu­lier en matière sani­taire, à l’en­trée de cer­tains pro­duits, en par­ti­cu­lier alimentaires ;
  • effets, sur les usages qui sont faits des res­sources bio­lo­giques des pays en déve­lop­pe­ment, de la géné­ra­li­sa­tion for­cée à l’en­semble des pays membres de l’OMC des droits de pro­prié­té intel­lec­tuelle (prin­ci­pa­le­ment les bre­vets) éta­blis dans les pays déve­lop­pés pour inci­ter à l’in­no­va­tion technique.


Les pro­blèmes sou­le­vés par ces trois enjeux ont plus qu’un inté­rêt théo­rique ; il peut même arri­ver qu’ils donnent lieu à des conflits féroces.

Culture et commerce

Au cours des négo­cia­tions com­mer­ciales de l’U­ru­guay Round, qui s’est ter­mi­né en 1994 sur divers accords mul­ti­la­té­raux, dont la créa­tion de l’Or­ga­ni­sa­tion mon­diale du com­merce (OMC), l’op­po­si­tion a été vive entre les par­ti­sans de « l’ex­cep­tion cultu­relle », conduits par le Cana­da et la France, et ses adver­saires, essen­tiel­le­ment les États-Unis et la Nou­velle-Zélande. Aucun accord spé­ci­fique n’a été conclu concer­nant les « biens et ser­vices cultu­rels ». Mais beau­coup d’ob­ser­va­teurs, en par­ti­cu­lier anglo-saxons, étaient per­sua­dés que ce n’é­tait que par­tie remise, qu’au cours du Round sui­vant les plus mani­fes­te­ment éco­no­miques des « biens et ser­vices cultu­rels » seraient incor­po­rés dans le Gene­ral Agree­ment on Trade in Ser­vices (GATS), per­sua­dés qu’ils ren­tre­raient dans le rang en quelque sorte.

Il ne semble pas que les choses se soient pas­sées ain­si. Les « biens et ser­vices cultu­rels » ne jouent aucun rôle signi­fi­ca­tif dans l’ac­tuel Doha Round, lequel n’a d’ailleurs pas besoin d’une dif­fi­cul­té sup­plé­men­taire (voir l’ar­ticle de Patrick Mes­ser­lin dans ce numé­ro). Et entre-temps (le 20 octobre 2005) la confé­rence géné­rale d’une autre ins­ti­tu­tion inter­na­tio­nale, l’U­nes­co, a adop­té la Conven­tion sur la pro­tec­tion et la pro­mo­tion de la diver­si­té des expres­sions cultu­relles. Une écra­sante majo­ri­té de pays membres de l’U­nes­co (148) ont voté en faveur de la Conven­tion, deux ont voté contre (États-Unis et Israël), quatre se sont abs­te­nus (Aus­tra­lie, Hon­du­ras, Libe­ria, Nicaragua).

Mais les États-Unis se sont décla­rés déci­dés à défaire à l’OMC ce qui venait d’être fait à l’U­nes­co. Et il est vrai que la Conven­tion com­porte des dis­po­si­tions contraires à cer­tains prin­cipes géné­raux aux­quels, du fait même de leur appar­te­nance à l’OMC, les pays membres de cette orga­ni­sa­tion adhèrent ; et il est vrai aus­si qu’il y a à l’OMC des pro­cé­dures de coer­ci­tion dont l’U­nes­co est com­plè­te­ment dépour­vue. Le vote à l’U­nes­co de la Conven­tion par une écra­sante majo­ri­té est néan­moins un signal fort d’op­po­si­tion à un trai­te­ment pure­ment com­mer­cial des « biens et ser­vices cultu­rels ». La situa­tion reste donc confuse.

La Conven­tion ne dit évi­dem­ment pas qu’il ne doit pas y avoir d’é­changes cultu­rels. La diver­si­té qu’elle vise à défendre est au contraire la base même d’é­changes qu’on sou­haite les plus diver­si­fiés pos­sible. « Il faut bien voir, écrit le pro­fes­seur néo-zélan­dais de droit inter­na­tio­nal Michael Hahn1, que les par­ti­sans du libre-échange com­mer­cial des biens et ser­vices cultu­rels ne sont pas par­ti­cu­liè­re­ment inté­res­sés à élar­gir l’é­ven­tail des choix pour les consom­ma­teurs, mais tendent plu­tôt à pro­mou­voir une situa­tion de mono­pole. » Judi­cieu­se­ment il ajoute que cer­tains par­ti­sans de l’ap­proche cultu­relle peuvent avoir de sérieux inté­rêts finan­ciers à conte­nir la pres­sion exer­cée par leurs concur­rents amé­ri­cains. Quoi qu’il en soit, la pour­suite d’un mono­pole mon­dial ne figure assu­ré­ment pas plus dans les objec­tifs de l’OMC que dans ceux de l’Unesco.

Les oppo­si­tions ne portent pas sur des « biens et ser­vices cultu­rels » tels que livres ou tour­nées de com­pa­gnies théâ­trales, cho­ré­gra­phiques ou musi­cales. Elles portent sur le ciné­ma et la télé­vi­sion – des pays comme le Cana­da, la France et la Corée vou­lant pou­voir conti­nuer à sou­te­nir les pro­duc­tions natio­nales par des sub­ven­tions et des quo­tas de pro­jec­tion, ce que les États-Unis dénoncent comme contraire aux règles de l’OMC – et toutes les formes d’en­re­gis­tre­ment musi­cal ou vidéo. Ces oppo­si­tions ne sont pas que de principe.

Ain­si les États-Unis n’ont-ils accep­té de com­men­cer avec la Corée des négo­cia­tions en vue d’un accord bila­té­ral de libre-échange qu’a­près que la Corée a le 20 jan­vier 2006, uni­la­té­ra­le­ment et « volon­tai­re­ment », divi­sé par deux (de 146 à 73) le nombre de jours pen­dant les­quels les ciné­mas coréens sont tenus de pro­je­ter des films coréens. Les États-Unis ont éga­le­ment atta­qué en 1996, devant les organes d’ar­bi­trage de l’OMC, cer­taines moda­li­tés de dis­tri­bu­tion favo­ri­sant les maga­zines cana­diens au Canada.

Cepen­dant, ce ne sont là qu’es­car­mouches. L’in­com­pa­ti­bi­li­té entre cer­tains des prin­cipes géné­raux de l’OMC, d’une part, et d’autre part à la fois cer­taines dis­po­si­tions de la Conven­tion adop­tée à l’U­nes­co, et les poli­tiques effec­tives de pro­tec­tion cultu­relle mises en œuvre par cer­tains pays, pour­rait sus­ci­ter des conflits beau­coup plus sérieux. Jus­qu’à pré­sent les pays membres de l’OMC ne les ont pas cher­chés, notam­ment dans le cadre du Doha Round. Au cours des négo­cia­tions avec le Cana­da en vue de l’é­ta­blis­se­ment d’une zone de libre-échange (CUSFTA, 1989), les États-Unis ont accep­té toutes les « excep­tions cultu­relles » aux­quelles les Cana­diens sont atta­chés ; celles-ci ont été reprises sans modi­fi­ca­tion lors de l’ex­ten­sion de la zone au Mexique (NAFTA, 1994). Aucun front n’a été ouvert avec l’Eu­rope en matière cultu­relle, alors que les dif­fé­rends sérieux ne manquent pas sur d’autres fronts (voir ci-des­sous). Si la France a quelque chose à craindre en matière de libé­ra­li­sa­tion cultu­relle, il semble que ce ne soit pas des États-Unis (au moins direc­te­ment), mais du zèle libé­ra­li­sant indis­cri­mi­né2 des auto­ri­tés de l’U­nion européenne.

Libre-échange et méthode scientifique

p>En 1997, les États-Unis ont dépo­sé une plainte à l’OMC contre l’U­nion euro­péenne (UE) qui refu­sait d’im­por­ter de la viande d’a­ni­maux trai­tés aux hor­mones (conflit dit du « bœuf aux hor­mones »). L’U­nion euro­péenne sou­tient que consom­mer cette viande com­porte des risques sani­taires inac­cep­tables. L’or­gane d’ar­bi­trage de pre­mière ins­tance, appe­lé Panel, a don­né sans réserve tort à l’U­nion euro­péenne : l’ar­gu­men­ta­tion de l’U­nion euro­péenne n’est, selon lui, rece­vable que si les risques sont avé­rés, c’est-à-dire éta­blis rigou­reu­se­ment selon la démarche scien­ti­fique cano­nique sui­vie en labo­ra­toire ou lors d’es­sais cliniques.

L’or­gane d’ap­pel, auprès duquel l’U­nion euro­péenne s’est alors pour­vue, est plus nuan­cé. Dans son rap­port du 16 jan­vier 1998, on lit en effet : « Dans la mesure où le Panel récla­mait une démarche d’en­quête et d’a­na­lyse sys­té­ma­tique, dis­ci­pli­née et objec­tive, éta­blis­sant et dis­tin­guant les faits et les opi­nions, il n’y a rien à redire au rap­port du Panel. Cepen­dant, dans la mesure où le Panel pré­tend exclure du champ de l’é­va­lua­tion des risques toute matière non sus­cep­tible d’une ana­lyse quan­ti­ta­tive par les méthodes empi­riques ou expé­ri­men­tales mises en œuvre en labo­ra­toire, nous pen­sons que le Panel est dans l’erreur. »

La pers­pi­ca­ci­té que ce texte mani­feste ne se retrouve en géné­ral pas chez les déci­deurs confron­tés à des incer­ti­tudes scien­ti­fiques, que ce soit à l’OMC ou au sein de gou­ver­ne­ments natio­naux (l’Ad­mi­nis­tra­tion Bush en est encore à récla­mer une sound science, tota­le­ment assu­rée, avant de prendre la moindre mesure sérieuse pour frei­ner le chan­ge­ment cli­ma­tique). Ces déci­deurs réclament une science cer­taine, sta­bi­li­sée, telle que l’illustre l’exemple sui­vant. Lors­qu’un fais­ceau de par­ti­cules, dans un accé­lé­ra­teur comme celui du CERN, entre en col­li­sion à très haute éner­gie avec une cible de noyaux ato­miques, la nature des pro­duits de col­li­sion et les tra­jec­toires sur les­quelles ils s’é­loignent des points d’im­pact sont exac­te­ment pré­dites par la méca­nique quan­tique en termes de pro­ba­bi­li­tés objec­tives, les­quelles sont confir­mées par les fré­quences sta­tis­tiques des obser­va­tions faites dans les chambres à bulles en aval des col­li­sions. Le carac­tère pro­ba­bi­liste de la théo­rie en cause, la méca­nique quan­tique, ne doit pas mas­quer le fait qu’il s’a­git bien de science com­plè­te­ment éta­blie et véri­fiée, certaine.

C’est en revanche sur la base d’une science qui n’est pas ache­vée mais qui n’est pas non plus n’im­porte quel sys­tème hypo­thé­tique d’ex­pli­ca­tion, que le gou­ver­ne­ment bri­tan­nique et les auto­ri­tés euro­péennes ont dû déci­der dans le contexte sui­vant, lequel, lui aus­si, oppose libre cir­cu­la­tion des biens (à l’in­té­rieur de l’U­nion euro­péenne) et pré­oc­cu­pa­tions sanitaires.

En 1986, l’en­cé­pha­lo­pa­thie spon­gi­forme bovine a été enre­gis­trée pour la pre­mière fois chez des vaches anglaises (mais pas en Écosse). La mala­die a ensuite pro­gres­sé à un rythme rapide. Mais le gou­ver­ne­ment bri­tan­nique main­te­nait qu’au­cune conta­gion n’é­tait à craindre pour l’homme, en rai­son du prin­cipe de « bar­rière des espèces ». Ce prin­cipe, effec­tif pour cer­taines mala­dies infec­tieuses, n’a­vait aucun fon­de­ment théo­rique en bio­chi­mie et n’a­vait jamais été tes­té expé­ri­men­ta­le­ment dans le cas de l’ESB. Le test vint en 1991, lorsque des cher­cheurs à l’u­ni­ver­si­té de Bris­tol réus­sirent à ino­cu­ler la mala­die à un chat.

Le gou­ver­ne­ment bri­tan­nique et ses experts se retrou­vèrent ain­si sans aucun argu­ment scien­ti­fique rece­vable, fût-il incer­tain, au moment même où ils devaient affron­ter une menace beau­coup plus grave que l’ESB : l’ap­pa­ri­tion d’un nou­veau variant de la mala­die de Creutz­feld-Jacob (vCJ) frap­pant des per­sonnes jeunes, alors que la forme tra­di­tion­nelle n’ap­pa­raît que chez des sujets âgés. La mala­die de vCJ et l’ESB sont deux mala­dies neurodégénératives.

Il se fait qu’au même moment un méde­cin et bio­chi­miste, le pro­fes­seur Pru­si­ner, étu­diait des affec­tions neu­ro­dé­gé­né­ra­tives qui sem­blaient résul­ter de désordres dans la confor­ma­tion de cer­taines pro­téines : une série de muta­tions trans­for­maient des pro­téines de la famille des prions en patho­gènes infec­tant le cer­veau. Dans son labo­ra­toire de l’u­ni­ver­si­té de Cali­for­nie, le pro­fes­seur Pru­si­ner avait obte­nu des résul­tats expé­ri­men­taux remar­quables avec des sou­ris et, sur le plan théo­rique, il avait élu­ci­dé cer­taines des réac­tions bio­chi­miques res­pon­sables des muta­tions des prions et du pou­voir infec­tieux des prions dégénérés.

Ces résul­tats étaient très sur­pre­nants, car jamais on n’a­vait obser­vé la trans­for­ma­tion d’une pro­téine en agent infec­tieux. Ils étaient en outre encore « pro­vi­soires », au sens scien­ti­fique de ce qua­li­fi­ca­tif, et incom­plets. Mais ils appa­rais­saient comme des élé­ments cen­traux, et remar­qua­ble­ment inno­vants, d’un tableau cohé­rent ; ils étaient en outre les seuls sus­cep­tibles d’ex­pli­quer l’ap­pa­ri­tion simul­ta­née de l’ESB et de vCJ. Ils ont valu au pro­fes­seur Pru­si­ner le prix Nobel de méde­cine en 1997, c’est-à-dire dans des délais extra­or­di­nai­re­ment courts ; le jury n’a mani­fes­te­ment pas été arrê­té par ce qui res­tait d’in­cer­ti­tude dans la connais­sance des phé­no­mènes déclen­chés par les muta­tions des prions. Ils ont aus­si four­ni aux auto­ri­tés bri­tan­niques et euro­péennes les bases scien­ti­fiques à l’ap­pui de leur déci­sion d’au­to­ri­ser les pays membres de l’U­nion euro­péenne à inter­dire la consom­ma­tion de viande bovine anglaise.

Ce cas a évi­dem­ment de fortes spé­ci­fi­ci­tés mais, loin d’être une curio­si­té mar­gi­nale, il est repré­sen­ta­tif de la com­plexi­té et de l’in­cer­ti­tude carac­té­ri­sant beau­coup de situa­tions cri­tiques aux­quelles les déci­deurs ont aujourd’­hui à faire face (voir l’ar­ticle de Erwann Michel-Ker­jan dans ce numé­ro). Il relève d’une approche de pré­cau­tion (ce qui ne signi­fie ni abs­ten­tion ni démis­sion) bien com­prise et bien maî­tri­sée sur la base de modèles rigou­reux ; ces modèles sont récents ce qui peut expli­quer les mal­en­ten­dus et les com­por­te­ments, au sens propre, réac­tion­naires (comme celui du Panel de l’OMC), qui pré­do­minent3

Propriété intellectuelle et environnement

Depuis un peu plus de vingt ans, et sous l’im­pul­sion des États-Unis, des titres de pro­tec­tion de la pro­prié­té intel­lec­tuelle sont de plus en plus faci­le­ment accor­dés dans les pays déve­lop­pés, et les pro­tec­tions qu’ils assurent sont de plus en plus éten­dues. On accorde de manière rou­ti­nière des bre­vets sur des gènes, élé­ments natu­rels aus­si peu inven­tés que pos­sible, et quand un gène est cou­vert par un bre­vet, ce sont toutes ses fonc­tions, connues et incon­nues, qui passent sous le contrôle du titu­laire du bre­vet. Depuis peu, on accorde des bre­vets sur des méthodes de ges­tion ; certes, ce sont des inven­tions, mais qui peuvent être tri­viales (comme le one click d’Amazon.com), ou connues, sinon infor­ma­ti­sées, depuis des mil­lé­naires, comme des règles d’en­chères que pré­tendent mono­po­li­ser des entre­prises de com­merce électronique.

Selon une expres­sion consa­crée, l’es­pace pro­té­gé de la pro­prié­té intel­lec­tuelle est deve­nu un champ de mines, dans lequel il est mal­ai­sé de se mou­voir. Mal­ai­sé parce que sans cesse il faut iden­ti­fier, négo­cier, payer, pour pou­voir ten­ter de faire soi-même avan­cer la connais­sance. Dan­ge­reux, parce qu’on peut être ten­té de bra­ver des bre­vets dou­teux, ou qu’on peut igno­rer de bonne foi l’exis­tence d’un bre­vet (il y en a tel­le­ment, et cer­tains même sont en toute léga­li­té des bre­vets cachés), ou mal en mesu­rer la por­tée ; nom­breuses sont les entre­prises qui ont été mises en faillite à la suite d’un pro­cès per­du devant un tri­bu­nal spé­cia­li­sé dans la pro­tec­tion de la pro­prié­té intel­lec­tuelle, tri­bu­nal qui est en géné­ral plus por­té à confir­mer ou défendre un titre de pro­prié­té intel­lec­tuelle qu’à le révo­quer, ou même sim­ple­ment à recon­naître que celui qui le conteste ou est accu­sé de l’en­freindre a quelques bonnes rai­sons de son côté.

Dans ces condi­tions, il n’est pas exces­sif d’es­ti­mer que le sys­tème de pro­tec­tion de la pro­prié­té intel­lec­tuelle, tel qu’il fonc­tionne aujourd’­hui dans les pays déve­lop­pés et sin­gu­liè­re­ment aux États-Unis, n’est pas exempt de per­ver­sions, qui en dimi­nuent for­te­ment l’u­ti­li­té éco­no­mique et sociale, notam­ment en modi­fiant les condi­tions d’exer­cice de la recherche de base et en entra­vant le déploie­ment des poli­tiques de san­té publique.

C’est ce sys­tème que les pays déve­lop­pés se sont employés à mon­dia­li­ser, là encore sous l’im­pul­sion des États-Unis.

Au nom de la lutte contre toutes les formes de concur­rence déloyale – avec le pira­tage de pro­duits et de marques comme épou­van­tail – et du sou­tien à l’in­no­va­tion légi­time, les États-Unis ont convain­cu l’Eu­rope et le Japon, d’a­bord réti­cents, de sou­te­nir leurs efforts dans le cadre de l’OMC. Il peut sem­bler para­doxal de défendre le ren­for­ce­ment de droits de mono­pole, aus­si spé­ci­fiques soient-ils, dans le cadre d’une ins­ti­tu­tion inter­na­tio­nale créée pour abais­ser toutes les bar­rières com­mer­ciales. Mais on pou­vait dire qu’il s’a­gis­sait de lut­ter contre des concur­rences déloyales.

Et, sur­tout, les Amé­ri­cains vou­laient mobi­li­ser au pro­fit de la pro­tec­tion de la pro­prié­té intel­lec­tuelle la (rela­tive) rapi­di­té de déci­sion à l’OMC et les capa­ci­tés d’ar­bi­trage et d’im­po­si­tion de sanc­tions que seule, avec le Conseil de sécu­ri­té des Nations unies, cette ins­ti­tu­tion inter­na­tio­nale pos­sède. Et c’est seule­ment au sein de l’OMC qu’il était pos­sible de consen­tir, ou de faire miroi­ter, des conces­sions com­mer­ciales aux pays en déve­lop­pe­ment en échange de leur accep­ta­tion de contraintes de pro­tec­tion de la pro­prié­té intel­lec­tuelle ; beau­coup avaient conscience qu’elles auraient comme pre­mières consé­quences des hausses de prix sur leurs propres mar­chés et des trans­ferts consi­dé­rables de res­sources finan­cières vers les pays déve­lop­pés, déten­teurs d’une majo­ri­té écra­sante des titres de pro­prié­té intellectuelle.

Les conces­sions com­mer­ciales qui inté­res­saient le plus les pays en déve­lop­pe­ment concer­naient les pro­duits agri­coles et les tex­tiles ; elles ont, sur­tout pour les pro­duits agri­coles, tar­dé à venir et sont au cœur du conflit actuel à l’OMC. Les pays déve­lop­pés ont aus­si expli­qué que l’a­dop­tion uni­ver­selle de règles sérieuses de pro­tec­tion de la pro­prié­té intel­lec­tuelle favo­ri­se­rait les inves­tis­se­ments et les trans­ferts de tech­no­lo­gies au pro­fit des pays en déve­lop­pe­ment, notam­ment de tech­no­lo­gies plus favo­rables à la pro­tec­tion de l’en­vi­ron­ne­ment et du cli­mat que celles cou­ram­ment uti­li­sées dans ces pays. Des études ulté­rieures semblent mon­trer qu’il s’a­git lar­ge­ment d’une illu­sion de plus. D’ailleurs la Chine, qui est de loin le plus grand béné­fi­ciaire d’in­ves­tis­se­ments et de trans­ferts de tech­no­lo­gies à par­tir des pays déve­lop­pés, Amé­rique en tête, n’a jus­qu’à pré­sent jamais rému­né­ré de manière appré­ciable, en dépit de son adhé­sion à l’OMC, la pro­prié­té intel­lec­tuelle qu’elle reçoit, qu’elle exige, ou dont elle s’empare.

Tant qu’à se lais­ser impo­ser la pro­prié­té intel­lec­tuelle à la mode occi­den­tale, dans le cadre des Accords sur les aspects de la pro­prié­té intel­lec­tuelle qui touchent au com­merce (ADPIC), conclus en 1994 à la Confé­rence de Mar­ra­kech qui a aus­si pro­cé­dé à la créa­tion de l’OMC, cer­tains pays en déve­lop­pe­ment ont vou­lu l’u­ti­li­ser là où ils ont des connais­sances ori­gi­nales. Plu­sieurs cas spec­ta­cu­laires de « bio­pi­ra­tage » ne pou­vaient que les y inci­ter davan­tage. En voi­ci un des plus fameux. Le neem (nom cou­rant indien pour Aza­di­rach­ta Indi­ca) est un arbre ori­gi­naire de l’Inde, qu’on trouve aus­si en Afrique sub­sa­ha­rienne et en Amé­rique du Sud. Des textes indiens bimil­lé­naires en vantent déjà les ver­tus. Avec les feuilles on fabrique un remède contre le palu­disme. Des graines on extrait une huile anti­fon­gique et insec­ti­cide, à spectre large mais inof­fen­sive pour les ani­maux à sang chaud ; elle est en outre rapi­de­ment bio­dé­gra­dable ; elle est lar­ge­ment uti­li­sée par les pay­sans indiens.

En 1990, la socié­té chi­mique amé­ri­caine W. R. Grace dépose aux États-Unis et en Europe des demandes de bre­vets sur un com­po­sé anti­fon­gique natu­rel extrait des graines du neem. Suivent une qua­ran­taine d’autres demandes cor­res­pon­dant à d’autres pro­prié­tés de l’arbre. Toutes sont accor­dées. W. R. Grace devient alors un gros ache­teur de graines en Inde, ce qui fait mon­ter les prix hors de por­tée pour la majo­ri­té des pay­sans indiens. Il est inté­res­sant d’ob­ser­ver qui si des Indiens s’é­taient mis en tête de vendre des pro­duits déri­vés du neem aux États-Unis, ils ne l’au­raient pas pu : c’est la logique de la pro­prié­té intel­lec­tuelle, ils auraient enfreint les bre­vets de W. R. Grace, et tous leurs pro­duits auraient été sai­sis par les douanes amé­ri­caines. Une vigou­reuse cam­pagne inter­na­tio­nale a abou­ti en 2000 à la révo­ca­tion des bre­vets de W. R. Grace en Europe, mais pas aux États-Unis.

Pour­quoi, s’est-on dit dans plu­sieurs pays en déve­lop­pe­ment, ne pas prendre les devants, en uti­li­sant les ins­tru­ments de pro­tec­tion de la pro­prié­té intel­lec­tuelle impo­sés d’Oc­ci­dent pour pro­té­ger les savoirs tra­di­tion­nels et les res­sources bio­lo­giques sur les­quels ils portent ? Cela s’est avé­ré impos­sible, ces ins­tru­ments, les bre­vets prin­ci­pa­le­ment, sont adap­tés à la pro­tec­tion des inven­tions tech­niques telles qu’elles sont réa­li­sées dans les pays déve­lop­pés, pas à la pro­tec­tion de savoirs tra­di­tion­nels. Une inven­tion pro­té­gée par un bre­vet cor­res­pond à un moment bien iden­ti­fié sur une tra­jec­toire d’in­no­va­tion, un savoir tra­di­tion­nel est un pro­ces­sus qui évo­lue len­te­ment. Une inno­va­tion est le fait d’un inven­teur, qui s’i­den­ti­fie en deman­dant un bre­vet ; qui peut se pré­sen­ter comme l’in­ven­teur d’un savoir tra­di­tion­nel, et com­ment le prouver ?

Autant d’obs­tacles, et il y en a d’autres, qui rendent vain l’es­poir d’u­ti­li­ser des ins­tru­ments de pro­tec­tion conçus dans un tout autre contexte, et qui sont pour­tant les seuls qui aient force légale dans le cadre de l’OMC. Il existe bien une Conven­tion sur la diver­si­té bio­lo­gique (CDB) adop­tée à la Confé­rence des Nations unies sur l’en­vi­ron­ne­ment (Rio de Janei­ro, 1992). Elle a pour objec­tif de pré­ser­ver la bio­di­ver­si­té et son uti­li­sa­tion durable. Elle pré­voit le par­tage équi­table des béné­fices qui en découlent. Elle recon­naît la sou­ve­rai­ne­té des États sur leurs res­sources bio­lo­giques, et les droits des com­mu­nau­tés tra­di­tion­nelles sur leurs savoirs liés à ces res­sources. Mais ce n’est qu’une conven­tion, pas une ins­ti­tu­tion, et elle a encore moins de dents que l’Unesco.

Il n’y a pas que l’é­qui­té qui soit en cause dans ce contexte. L’ef­fi­ca­ci­té l’est aus­si, c’est-à-dire la pos­si­bi­li­té d’u­ti­li­ser effi­ca­ce­ment cer­taines res­sources bio­lo­giques au béné­fice des humains. Car inca­pables de se pro­té­ger du bio­pi­ra­tage et d’a­voir leur part de l’u­ti­li­sa­tion de ces res­sources, les pays en déve­lop­pe­ment sont de plus en plus por­tés à inter­dire leur ter­ri­toire aux pros­pec­teurs étran­gers. Ce qui revient en fait à inter­dire la pros­pec­tion par des équipes œuvrant offi­ciel­le­ment et de manière trans­pa­rente, alors que les bra­con­niers, mal­gré des risques accrus, conti­nuent à opé­rer clan­des­ti­ne­ment. Et quant aux tech­no­lo­gies favo­rables à l’en­vi­ron­ne­ment qui pour­raient être trans­fé­rées à par­tir des pays déve­lop­pés, la plu­part des pays en déve­lop­pe­ment ne peuvent ni les ache­ter sous licence, ils n’en ont pas les moyens, ni – contrai­re­ment à la Chine qui est capable de résis­ter aux pres­sions des pro­prié­taires de bre­vets – les imi­ter sans contre­par­tie. Il y a bien les « méca­nismes de déve­lop­pe­ment propre » pré­vus dans le pro­to­cole de Kyo­to, méca­nismes qui peuvent inci­ter des entre­prises euro­péennes à trans­fé­rer des tech­no­lo­gies sus­cep­tibles de réduire les émis­sions de CO2 ; mais leur mise en œuvre reste encore limi­tée. L’é­co­no­miste Jag­dish Bagw­ha­ti, pro­fes­seur à l’u­ni­ver­si­té Colum­bia, un des meilleurs spé­cia­listes et un des par­ti­sans les plus déter­mi­nés de la libé­ra­li­sa­tion com­mer­ciale, n’a­vait pas tort de pré­dire qu’on ne peut que dif­fi­ci­le­ment sur­mon­ter la contra­dic­tion entre l’ou­ver­ture de la libé­ra­li­sa­tion, pre­mière mis­sion de l’OMC, et la fer­me­ture des ADPIC, mis­sion ambi­guë impo­sée par les États-Unis.
 
 
1. Hahn, M., « A Clash of Cultures ? The Unes­co Diver­si­ty Conven­tion and Inter­na­tio­nal Trade Law », Jour­nal of Inter­na­tio­nal Eco­no­mic Law, 9 (2006) 515–552 (cita­tion p. 521).
2. Indis­cri­mi­né est par exemple l’a­char­ne­ment de la Com­mis­sion euro­péenne à vou­loir impo­ser, au nom de la concur­rence dans le grand mar­ché en Europe, des opé­ra­teurs amé­ri­cains de jeux d’argent à peine tolé­rés aux États-Unis.
3. Voir Hen­ry, C., Deci­sion-Making under Scien­ti­fic, Poli­ti­cal and Eco­no­mic Uncer­tain­ty, Cahier DDX-06–12 de la Chaire du déve­lop­pe­ment durable École poly­tech­nique-EDF, dis­po­nible sous HYPERLINK http://ceco.polytechnique.fr/CDD/PDF/DDX-06–12.pdf ; à paraître dans un volume édi­té par l’A­ca­dé­mie des sciences de Suède.

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