Le LBO, forme spécifiquement bancaire de l’ESB ?

Dossier : Dossier LBOMagazine N°595 Mai 2004
Par Bertrand DUVAL (76)

Les ban­quiers modernes sont-ils les vic­times incons­cientes d’une forme nou­velle de mala­die dégé­né­ra­tive atta­quant leurs cer­veaux de finan­ciers, et ont-ils per­du au pas­sage leur sens com­mun ? Le finan­ce­ment » leve­ra­gé » (du type LBO, mais il y a de mul­tiples variantes, y com­pris le finan­ce­ment d’en­tre­prises exis­tantes pro­cé­dant à des acqui­si­tions ambi­tieuses finan­cées par dette) est-il en train de détruire l’é­co­no­mie ? Bref, le LBO est-il une variante spé­ci­fique de l’ESB1, illus­trant l’ins­tinct gré­gaire et mou­ton­nier des veaux financiers ?

Un rappel de définitions d’abord

Le LBO est une opé­ra­tion consis­tant à rache­ter une entre­prise, en recou­rant lar­ge­ment à l’ef­fet de levier pro­cu­ré par la dette (leve­rage en anglais), d’où le nom de » leve­ra­ged buy-out « . Ce type de tran­sac­tion est en géné­ral réa­li­sé par des inves­tis­seurs finan­ciers, notam­ment des fonds d’in­ves­tis­se­ment, sou­vent d’o­ri­gine anglo-saxonne. D’autres acteurs ont recours à ce type de sché­ma, en par­ti­cu­lier cer­taines socié­tés hol­dings diver­si­fiées. La dette mise en place est rem­bour­sée (au moins en théo­rie) sur une durée longue (sept à dix ans) par remon­tées de divi­dendes ou de dis­tri­bu­tions diverses de la socié­té rache­tée (com­mu­né­ment appe­lée » la cible »), y com­pris le béné­fice de l’in­té­gra­tion fis­cale2. En par­ti­cu­lier, la dette LBO est basée sur les cash flows et les actifs de la socié­té cible, et non en recours sur les biens propres de l’acquéreur.

Il s’a­git là d’une des prin­ci­pales formes de finan­ce­ments struc­tu­rés dit » leve­ra­gés » (affreux bar­ba­risme j’en conviens, mais sachez que l’on trouve dans les banques plus d’a­ni­maux à dents longues qu’à plume élé­gante), même si de nom­breux autres finan­ce­ments proches dans leur concep­tion ori­gi­nelle existent : finan­ce­ments d’ac­qui­si­tion » cor­po­rate » (c’est-à-dire une entre­prise s’en­det­tant lour­de­ment pour en ache­ter une autre), finan­ce­ments sur actifs, finan­ce­ments de pro­jets, etc.

La ligne de démar­ca­tion entre les finan­ce­ments ban­caires dits » clas­siques » et les finan­ce­ments dits » leve­ra­gés » n’est de sur­croît pas par­fai­te­ment nette (et donne évi­dem­ment lieu à débats théo­lo­giques entre ban­quiers dès qu’une opé­ra­tion passe à por­tée de leurs dents acé­rées, voir plus haut). Par sim­pli­fi­ca­tion, nous dirons que le finan­ce­ment devient un finan­ce­ment leve­ra­gé lorsque la dette nette de l’en­semble dépasse 3 à 3,5 fois (il faut lais­ser un peu de place à la négo­cia­tion) l’ex­cé­dent brut d’ex­ploi­ta­tion (ou EBITDA en ter­mi­no­lo­gie anglo-saxonne, soit le pro­fit déga­gé par l’en­tre­prise avant amor­tis­se­ment de ses actifs phy­siques ou incor­po­rels, frais et pro­duits finan­ciers et impôts sur les socié­tés)3.

En des­sous d’un tel ratio le finan­ce­ment peut sou­vent être consi­dé­ré comme » rai­son­nable » ou » clas­sique « , bien que cela soit en fait par­fai­te­ment dis­cu­table car très dépen­dant d’une mul­ti­tude de fac­teurs : sec­teur d’ac­ti­vi­té, besoins d’in­ves­tis­se­ments, com­pé­ti­ti­vi­té propre de l’en­tre­prise face à ses concur­rents, mon­tée en puis­sance (ou non) de l’ac­ti­vi­té, cycli­ci­té, expo­si­tion à des risques divers (devises, risques pays, risques régle­men­taires…), risques d’é­vo­lu­tion technologique…

Au-delà de ce ratio, le risque devient en théo­rie plus éle­vé, à la fois pour les prê­teurs (et d’a­bord les banques) mais aus­si pour les action­naires. En toute logique, le ban­quier prê­teur devrait donc deve­nir plus cir­cons­pect, voir plus réti­cent. La réa­li­té est toute dif­fé­rente : ces acti­vi­tés se déve­loppent très rapi­de­ment et les prin­ci­pales banques mon­diales s’e­nor­gueillissent, sou­vent à juste titre, de leur réorien­ta­tion de plus en plus pro­non­cée vers ces cré­neaux. Ce mou­ve­ment fait d’ailleurs écho au déve­lop­pe­ment, tout aus­si spec­ta­cu­laire, des acti­vi­tés obli­ga­taires à haut risque et haut ren­de­ment (dites » high yield »), ou à la pré­sence deve­nue mas­sive des prê­teurs non ban­caires (ins­ti­tu­tion­nels, caisses de retraite) dans cer­taines tranches de prêts longues aux USA, auprès de socié­tés endet­tées (ce que l’on appelle » tranche B » ou » tranche Institutionnels »).

Paradoxal ?

Peut-être ! Ou peut-être pas ! Car l’é­tat pré­cis des lieux peut réser­ver quelques sur­prises à l’ob­ser­va­teur non aver­ti. Exa­mi­nons en effet en détail les points forts et faibles supposés.

S’agit-il d’une activité porteuse ?

Oui, for­mi­da­ble­ment por­teuse. Au niveau mon­dial, le volume des tran­sac­tions (valeur totale des entre­prises ache­tées, c’est-à-dire valeur des actions plus dette nette de la socié­té) est pas­sé de 5,2 mil­liards d’eu­ros en 1992, à quelque 120 mil­liards d’eu­ros en 2002.

Par­ti des USA, le mou­ve­ment s’est pro­pa­gé rapi­de­ment dans les pays anglo-saxons, et la défer­lante atteint désor­mais l’Eu­rope conti­nen­tale. Le mar­ché reste certes d’a­bord amé­ri­cain (70 % en volume sur les der­nières années) et une spé­cia­li­té bri­tan­nique (beau­coup plus savou­reuse que le bœuf bouilli à la menthe), le Royaume-Uni repré­sen­tant bon an mal an la moi­tié du mar­ché euro­péen total, et entre 10 et 15 % du mar­ché mondial.

L’Eu­rope conti­nen­tale décolle après quelques bal­bu­tie­ments. En France, le mar­ché a plus que dou­blé en 2002 par rap­port à 2001, attei­gnant le niveau record de 16,4 Mds d’eu­ros (du fait il est vrai d’une grosse opé­ra­tion Legrand). Certes, la pres­sion est un peu retom­bée en 2003 après ce cru excep­tion­nel, mais 2004 devrait voir un cer­tain redé­mar­rage. En cause, des fac­teurs struc­tu­rels : la dis­po­ni­bi­li­té des capi­taux (en capi­tal dans les fonds d’in­ves­tis­se­ment, en dette dans les banques), le recen­trage des grands groupes, un chan­ge­ment de géné­ra­tion d’en­tre­pre­neurs… Et aus­si une plus grande ouver­ture des inter­ve­nants au prin­cipe : le LBO n’est plus le diable finan­cier d’antan.

Cette activité n’est-elle pas très (trop ?) risquée ?

En fait… guère ! En tout cas, lors­qu’elle est menée avec rigueur, et que le mar­ché ne s’emballe pas. Le niveau moyen des pertes sur cré­dits est, sauf acci­dent, de l’ordre de 0,5 à 0,7 % des encours moyens. C’est évi­dem­ment beau­coup plus éle­vé que le chiffre rele­vé en finan­ce­ment des grandes entre­prises (de l’ordre de 0,15 % des encours sur longue période), mais n’est guère éloi­gné du coût du risque des prêts aux PME, en finan­ce­ments clas­siques, qui se situe, tou­jours en moyenne, entre 0,4 et 0,5 % sur longue période, avec des pointes conjonc­tu­relles attei­gnant voire dépas­sant 1 %. Ces pertes sont lourdes certes, mais assu­mables sur les reve­nus géné­rés sur ces cré­dits à forte marge (3 à 5 fois plus éle­vées que pour des cré­dits aux PME).

Ces cré­dits sont en effet plus struc­tu­rés. Il est fon­da­men­tal que, dès le mon­tage, le ban­quier et son client exa­minent les dif­fé­rentes sources de besoins (cré­dit d’ac­qui­si­tion de la socié­té, cré­dits d’ex­ploi­ta­tion consen­tis à la socié­té elle-même, finan­ce­ment des inves­tis­se­ments à venir…), et l’a­dé­qua­tion ressources/besoins dans une pers­pec­tive à moyen terme, à la fois sur la base d’un scé­na­rio de base, mais aus­si de capa­ci­té de résis­tance à un scé­na­rio dégra­dé. À défaut de pas­ser de façon satis­fai­sante des » tests de per­for­mance » (ou des » cove­nants »), le mon­tage peut ain­si inclure impli­ci­te­ment le besoin de mise en œuvre de mesures conser­va­toires : ralen­tis­se­ment des inves­tis­se­ments, ces­sions d’ac­tifs ou d’ac­ti­vi­tés, injec­tions de fonds par l’actionnaire…

Tous ces points font par­tie des négo­cia­tions ini­tiales et per­mettent la mise en œuvre de garde-fous. De sur­croît, ces cré­dits béné­fi­cient de garan­ties, soit sur les actifs de la socié­té ache­tée, lorsque cela est pos­sible4, soit au moins sur les titres de la socié­té cible.

Enfin, il convient de rap­pe­ler que la rigueur et le pro­fes­sion­na­lisme des inter­ve­nants sont de fait le meilleur garant du prê­teur. La qua­li­té des ache­teurs et celle du mana­ge­ment mis en place par ceux-ci (ou confir­més par eux dans leur fonc­tion) sont fon­da­men­tales. La meilleure garan­tie reste de ne pas avoir à se poser de ques­tions sur la vali­di­té et la valeur des garan­ties. Le meilleur contrat est celui dont 90 % des clauses ne sont jamais utilisées.

Pour le ban­quier, les ques­tions fon­da­men­tales sont donc :

  • D’a­bord la qua­li­té de la socié­té. Est-elle solide, bien posi­tion­née ? A‑t-elle une vraie valeur pour l’a­che­teur du jour, mais aus­si poten­tiel­le­ment pour d’autres ? Le mana­ge­ment et les action­naires ins­pirent-ils confiance ? Les action­naires sau­ront-ils faire face en sou­tien finan­cier, mais aus­si mana­gé­rial (chan­ger les diri­geants, influer sur la stra­té­gie et la gestion) ?
  • Ensuite, la qua­li­té de la socié­té (bis repe­ti­ta). Les ban­quiers sont un peu bour­riques, il faut leur répé­ter 2 ou 3 fois la même chose, si c’est important.
  • Enfin, la qua­li­té du mon­tage. Ne pas se lais­ser entraî­ner dans une sur­en­chère absurde en termes de mon­tant finan­cé, de flexi­bi­li­té abu­sive, d’é­chap­pa­toires aux clauses de rem­bour­se­ment, de docu­men­ta­tion juri­dique laxiste… Le ban­quier le plus ouvert n’est pas for­cé­ment le meilleur !

Génère-t-elle d’autres activités ?

Oui, très impor­tantes même notam­ment en matière de banque d’in­ves­tis­se­ment (conseil en fusions-acqui­si­tions, intro­duc­tions en Bourse après quelques années de LBO) ou de mar­ché (cou­ver­ture de taux, de change…). Et par­fois même de la ges­tion de for­tune ou des prêts per­son­nels pour les diri­geants. Pour les banques com­mer­ciales c’est aus­si par­fois l’oc­ca­sion d’en­trer en contact avec la socié­té cible, avec laquelle des rela­tions his­to­riques n’existent pas systématiquement.

Est-ce rentable ?

Beau­coup plus ren­table que l’ac­ti­vi­té ban­caire clas­sique ! En effet, les marges pra­ti­quées sont beau­coup plus éle­vées que les marges obte­nues auprès des entre­prises grandes et moyennes : 4 à 5 fois plus en moyenne ! Et si les équipes néces­saires pour mener cette acti­vi­té sont plu­tôt bien rému­né­rées (un senior gagne sou­vent plus de 200 000 euros bruts en France, le double en Grande-Bre­tagne ou aux USA), elles sont peu nom­breuses, et tra­vaillent beau­coup ! Le ratio coût/revenu est 2 à 3 fois plus faible en finan­ce­ment LBO qu’une banque com­mer­ciale clas­sique ! Et la ren­ta­bi­li­té des fonds propres enga­gés par une banque telle que le Cré­dit Lyon­nais est en moyenne 3 à 5 fois supé­rieure à celle obte­nue sur le finan­ce­ment des entre­prises grandes ou moyennes (res­pec­ti­ve­ment sur cinq ans : 17 %, 6 % et 3 %). Atten­tion tou­te­fois : ceci n’est vrai que si les équipes de la banque sont rigou­reu­se­ment sélec­tives, c’est-à-dire pro­fes­sion­nelles. Sinon, gare à la casse.

Est-ce alors socialement acceptable ? Ne détruit-on pas la richesse économique et sociale du pays, pillé par le goût du lucre de quelques financiers ?

Non, pas du tout. Ces acti­vi­tés sont aujourd’­hui fon­da­men­tales pour les banques. Dans une banque comme le Cré­dit Lyon­nais, les reve­nus tirés des finan­ce­ments struc­tu­rés repré­sentent en direct quelque 80 M€ par an, soit 15 % envi­ron de l’ac­ti­vi­té de banque com­mer­ciale entre­prises clas­sique. Ce n’est pas négli­geable. Mais les autres acteurs de l’é­co­no­mie y trouvent aus­si leur compte. Ain­si, les grands groupes pré­fèrent sou­vent vendre des filiales non stra­té­giques à des finan­ciers de renom plu­tôt qu’à des concur­rents. En effet, il y a moins de risque de concur­rence à l’a­ve­nir, sou­vent moins de dif­fi­cul­tés d’in­té­gra­tion, moins de pro­blèmes de dou­blons donc moins de sup­pres­sions d’emplois, plus de moti­va­tion des mana­geurs et des sala­riés, etc., et le prix payé n’est pas tou­jours le seul élé­ment pris en consi­dé­ra­tion. Schnei­der aurait ain­si ven­du Legrand, le lea­der mon­dial du petit maté­riel élec­trique pour un prix plus éle­vé à Gene­ral Elec­tric, mais a rete­nu, non sans rai­son, l’offre de Wen­del Inves­tis­se­ment asso­cié au fonds amé­ri­cain KKR.

Enfin, les entreprises rachetées y trouvent elles-mêmes souvent leur compte

Du règle­ment de pro­blèmes de suc­ces­sion, à l’ob­ten­tion d’un appui finan­cier pour construire un groupe cohé­rent autour d’une cible ini­tiale (ou » build-up ») en pas­sant par la simple récu­pé­ra­tion d’un sta­tut plus affir­mé seul en LBO, que noyé dans un groupe géant peu concer­né par une acti­vi­té mar­gi­na­li­sée avant d’être vendue.

Le LBO serait-il donc la solu­tion miracle pour les banques ? Ne nous embal­lons pas non plus ! L’ac­ti­vi­té est por­teuse, mais est sou­mise à des aléas, des cycles. Le volume est impres­sion­nant, mais ne suf­fit pas à nour­rir une grande banque. Et le reste de l’é­co­no­mie mérite tout autant l’at­ten­tion des ban­quiers, confir­més ou plus novices. Alors, ne som­brons pas dans la folie inverse du tout LBO. Ces vaches de ban­quiers ne sont pas tous (toutes) fous (folles). 

Calyon résulte de la fusion du Cré­dit Lyon­nais et du Cré­dit Agricole.

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1.
Encé­pha­lite spon­gi­forme bovine.
2. Dans ce cadre, la cible cal­cule son impôt sur les socié­tés, mais ne paye pas celui-ci direc­te­ment au Tré­sor, mais à la socié­té qui en a pris le contrôle. Celle-ci sup­porte de la dette, donc des frais finan­ciers, fis­ca­le­ment déduc­tibles. Le mon­tant total d’im­pôts réel­le­ment payé au fisc est donc en fait infé­rieur à celui qui aurait été payé par la cible seule. La dif­fé­rence reste dis­po­nible pour payer les frais finan­ciers sur la dette d’acquisition.
3. EBITDA : Ear­nings Before Inter­ests, Taxes, Depre­cia­tion and Amortization.
4. C’est tou­jours pos­sible pour les cré­dits d’ex­ploi­ta­tion consen­tis à la socié­té ache­tée sur une base à moyen terme. Cela l’est pour les cré­dits d’ac­qui­si­tion uni­que­ment dans le cadre de cer­taines régle­men­ta­tions (par exemple : Espagne)… mais pas en France, malheureusement.

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