Le débat institutionnel : jacobinisme contre girondisme

Dossier : Les collectivités localesMagazine N°543 Mars 1999
Par François de WITT (64)

F. de Witt
Vous vous réclamez du girondisme. Mais, n’est-ce pas une illusion dans notre pays aux 36 000 communes, avec ses départements et ses régions, c’est-à-dire une cascade de structures qui finit par séparer, diviser et empêcher des initiatives locales de s’exprimer pleinement.

J. Barrot

F. de Witt
Vous vous réclamez du girondisme. Mais, n’est-ce pas une illusion dans notre pays aux 36 000 communes, avec ses départements et ses régions, c’est-à-dire une cascade de structures qui finit par séparer, diviser et empêcher des initiatives locales de s’exprimer pleinement.

J. Barrot

L’é­miet­te­ment com­mu­nal, et plus géné­ra­le­ment la com­plexi­té des décou­pages et des strates de pou­voir rend mani­fes­te­ment très sou­vent l’É­tat arbitre, ce qui par là même lui redonne du pou­voir. Des col­lec­ti­vi­tés locales plus fortes et mieux regrou­pées seraient le meilleur moyen de don­ner le der­nier mot aux citoyens.

À cet égard, je sou­haite d’emblée expli­quer com­ment, au lieu de se battre sur des débats théo­riques, il serait pos­sible de faire évo­luer de manière posi­tive le monde rural fran­çais. Si, pro­gres­si­ve­ment, des com­mu­nau­tés de com­munes pou­vaient per­mettre une orga­ni­sa­tion du ter­ri­toire – par bas­sins de vie, par pays ou par bas­sins d’emplois, peu importe la ter­mi­no­lo­gie – cela leur don­ne­rait les moyens d’ac­qué­rir peu à peu une auto­no­mie réelle, les éman­ci­pant par là même de l’É­tat cer­tai­ne­ment, mais du dépar­te­ment aussi.

Le dépar­te­ment est aujourd’­hui un lieu de cohé­rence et de soli­da­ri­té de l’es­pace, qui est com­po­sé de villes, de petites villes et d’es­paces ruraux com­po­sés eux-mêmes de vil­lages beau­coup plus dis­per­sés. À mon sens, il faut donc que l’é­vo­lu­tion nous conduise vers un dépar­te­ment qui sera plus une fédé­ra­tion de com­mu­nau­tés de com­munes qu’un cadre admi­nis­tra­tif qui sur­plombe les com­munes. Cepen­dant, cette évo­lu­tion peut prendre du temps, dès lors que tout le monde ne peut pas s’or­ga­ni­ser au même moment.

En effet, les régions fran­çaises ne sont pas iden­tiques et je pense que s’il y avait d’une part de vraies com­mu­nau­tés d’ag­glo­mé­ra­tion et d’autre part des com­mu­nau­tés de com­munes coor­don­nées par une ins­tance dépar­te­men­tale, le ter­ri­toire fran­çais serait peu à peu le lieu d’une décen­tra­li­sa­tion authen­tique et d’une démo­cra­tie beau­coup plus vivante et plus participative.

J.-P. Sueur

La France n’est pas d’es­sence fédé­ra­liste, et les réformes les plus impor­tantes de ces der­niers siècles ont enga­gé l’É­tat ; on ne peut construire l’a­ve­nir en mécon­nais­sant ce fait.

Cela n’est pas contra­dic­toire avec la décen­tra­li­sa­tion. La France a besoin d’un État effi­cace, mais pas d’un État anky­lo­sé ou omniprésent.

Il y a, en matière de décen­tra­li­sa­tion, une dia­lec­tique entre l’É­tat et les col­lec­ti­vi­tés ter­ri­to­riales de la République.

La manière dont la décen­tra­li­sa­tion a été faite, en 1982, n’est pas neutre. On a ajou­té un niveau, la région, tout en main­te­nant le dépar­te­ment et sans tou­cher aux 36 000 communes.

C’est un débat qui fait aujourd’­hui par­tie de l’his­toire : Fran­çois Mit­ter­rand et Gas­ton Def­ferre étaient des dépar­te­men­ta­listes, Michel Rocard et Pierre Mau­roy étaient des régio­na­listes. Le choix qui a été fait a consis­té à don­ner davan­tage de pré­ro­ga­tives au dépar­te­ment, tout en en don­nant aus­si davan­tage à la région ; d’où cette impres­sion d’empilement. À cela se sont ajou­tées des lois suc­ces­sives sur l’intercommunalité.

Depuis 1992 notam­ment, il appa­raît clai­re­ment que les 36 000 com­munes ne sont viables que s’il y a de l’in­ter­com­mu­na­li­té. Rares sont les détrac­teurs de l’in­ter­com­mu­na­li­té, car celle-ci est, au fond, d’au­tant plus néces­saire qu’il y a 36 000 com­munes et que l’on sait très bien que nombre de com­pé­tences ne peuvent plus être exer­cées à l’in­té­rieur des seules limites de la com­mune. Cette évi­dence fait que l’on arrive à cinq niveaux : la com­mune, le grou­pe­ment inter­com­mu­nal, le dépar­te­ment, la région et l’É­tat, sans comp­ter l’Eu­rope. À par­tir de là, com­ment peut-on faire bou­ger le sys­tème et par rap­port à quels objec­tifs peuvent s’or­ga­ni­ser les stra­té­gies du changement ?

La sup­pres­sion des com­munes est impos­sible : l’é­chec des ten­ta­tives de fusion auto­ri­taire le montre ; c’est dans les com­munes qu’est née la Répu­blique, elles sont ancrées dans les mentalités.

Cer­tains disent qu’il faut sup­pri­mer les dépar­te­ments. Je ne pense pas que cette pro­po­si­tion soit aujourd’­hui d’ac­tua­li­té. Le dépar­te­ment est très ancré dans les habi­tudes et, comme le dit Jacques Bar­rot, sa fonc­tion est reconnue.

Il est aus­si évident qu’il convient d’al­ler vers des régions fortes.

Je pro­pose, pour ma part, qu’on aille en outre vers des assem­blées d’ag­glo­mé­ra­tions légi­times dans les aires urbaines, donc élues au suf­frage universel.

De plus en plus de déci­sions sont prises au niveau de l’ag­glo­mé­ra­tion, à la demande d’ailleurs de l’É­tat lui-même. Les pro­grammes locaux de l’ha­bi­tat, les plans de dépla­ce­ment urbain, les trans­ports, l’a­mé­na­ge­ment, le déve­lop­pe­ment éco­no­mique, les contrats locaux de sécu­ri­té, tout cela, de plus en plus, se fait ou doit se faire au niveau de l’ag­glo­mé­ra­tion. Il s’a­git là d’une évo­lu­tion inté­res­sante car les villes fran­çaises sont plu­tôt petites, et il est donc néces­saire qu’il y ait des col­lec­ti­vi­tés struc­tu­rées, for­te­ment peu­plées, dont les délé­gués seraient élus au suf­frage universel.

Pour répondre à cet objec­tif, on pour­rait sup­pri­mer l’é­lec­tion can­to­nale dans les zones urbaines où les can­tons n’ont pas de véri­table réa­li­té pour les citoyens.

Je pro­pose, dès lors, que ce soient des repré­sen­tants de la com­mu­nau­té d’ag­glo­mé­ra­tion ou de la com­mu­nau­té urbaine qui siègent au sein du département.

De même, on pour­rait ima­gi­ner qu’à terme le conseiller géné­ral soit le repré­sen­tant ou le pré­sident du conseil d’une com­mu­nau­té de com­munes, élue, elle aus­si, au suf­frage universel.

L’i­dée prin­ci­pale, c’est qu’il faut aller vers des ter­ri­toires struc­tu­rés avec une légi­ti­mi­té démo­cra­tique forte.

Dans une telle pers­pec­tive, le dépar­te­ment pour­rait deve­nir le lieu où se ren­contrent les repré­sen­tants d’es­paces de déve­lop­pe­ment struc­tu­rés, qu’ils soient urbains ou ruraux.

F. de Witt
Faut-il néanmoins supprimer des échelons pour gagner en efficacité ? Quel est, selon vous, l’avenir de la décentralisation sur le plan institutionnel ?

J. Barrot

Au fur et à mesure que les com­mu­nau­tés d’ag­glo­mé­ra­tion se consti­tuent, le dépar­te­ment peut très bien délé­guer une par­tie de ses com­pé­tences, le social par exemple. Le dépar­te­ment doit être conser­vé pour assu­rer les cohé­rences avec une voca­tion fédé­ra­tive à l’é­gard des com­mu­nau­tés urbaines ou des com­mu­nau­tés d’ag­glo­mé­ra­tion pour l’ur­bain et des com­mu­nau­tés de com­munes pour le rural.

L’a­ve­nir de l’es­pace fran­çais c’est la mise en réseaux des petites villes, du « rur­bain ». Il ne faut sur­tout pas conti­nuer l’ur­ba­ni­sa­tion en tache d’huile, il faut favo­ri­ser les réseaux de villes. La force de l’Au­vergne par exemple, ce sera le réseau de villes auver­gnat et non pas la crois­sance sans fin de Cler­mont-Fer­rand. La force de Rhône-Alpes, c’est d’a­bord la com­mu­nau­té urbaine de Lyon, mais c’est sur­tout le réseau de villes Rhône alpin, qui per­met de mon­ter des opé­ra­tions avec l’étranger.

Consta­tons en résu­mé que la struc­ture ins­ti­tu­tion­nelle est aujourd’­hui très en retard sur les enjeux et les objec­tifs qui s’im­posent à notre pays.<

J.-P. Sueur

On ne peut pas jouer une région contre ses villes. L’Eu­rope, c’est aus­si l’Eu­rope des villes et les régions doivent s’ap­puyer sur des arma­tures urbaines fortes. Dans la région Centre on a pris l’ha­bi­tude de réunir une confé­rence des maires des villes chefs-lieux. Ces réunions sont très pro­duc­tives. L’his­toire locale est sou­vent faite de com­pé­ti­tions, de riva­li­tés, de que­relles qui ne sont pas à la dimen­sion euro­péenne. Orléans, Blois, Tours, c’est une tech­no­pole d’un mil­lion d’ha­bi­tants, dans un cadre natu­rel excep­tion­nel et avec un patri­moine de qua­li­té. Si nous savons orga­ni­ser les villes entre elles et arti­cu­ler étroi­te­ment le réseau des villes et la région, nous serons effi­caces. Si nous jouons au contraire le « cha­cun pour soi », nous aurons des coûts éle­vés et une effi­ca­ci­té faible.

En ce qui concerne la poli­tique de la ville, j’ai pu obser­ver qu’un cer­tain nombre de quar­tiers vont de plus en plus mal. La poli­tique de la ville a trop sou­vent été une poli­tique de répa­ra­tion. Il faut, à pré­sent, y sub­sti­tuer une grande ambi­tion. On voit que la ségré­ga­tion induit la vio­lence. Dès lors, la vraie réponse est struc­tu­relle : elle est dans la recom­po­si­tion urbaine. La popu­la­tion des grands ensembles des années 50 ou 60 était repré­sen­ta­tive de la socié­té fran­çaise. Ce n’est plus le cas aujourd’­hui. Il faut refaire de « l’ur­ba­ni­té ». Les méthodes à mettre en œuvre seront déci­sives. Les pro­cé­dures de contrats de ville sont trop com­plexes. Je suis convain­cu qu’il faut désor­mais pas­ser des contrats forts sur une longue période entre l’É­tat et les agglo­mé­ra­tions. De tels contrats doivent por­ter sur ce qui est structurant.

La décen­tra­li­sa­tion, c’est la sépa­ra­tion des pou­voirs, c’est savoir qui fait quoi. Il ne faut sur­tout pas que cela abou­tisse à la confu­sion des rôles, à un sys­tème dans lequel tout le monde ferait tout. Il y a actuel­le­ment des dérives en ce sens.

F. de Witt
En matière de financement, analysé de l’extérieur, l’État est « répartiteur ». A‑t-il toujours fonctionné ainsi et faut-il combattre cette tendance ?

J. Barrot

Aujourd’­hui, à l’in­verse de ce qu’il convient de faire, la logique de gui­chet s’im­pose de plus en plus et le meilleur exemple en est l’at­tri­bu­tion de la dota­tion glo­bale d’é­qui­pe­ment, impor­tante attri­bu­tion de l’É­tat déconcentré.

Il fau­drait au contraire s’at­ta­cher à défi­nir un pro­jet glo­bal. Or actuel­le­ment c’est extrê­me­ment dif­fi­cile de finan­cer un pro­jet glo­bal à cause d’une logique bureau­cra­tique implacable.

Les sys­tèmes de péréqua­tion en France sont trop opaques. Il faut un sys­tème démo­cra­tique où l’on voie fonc­tion­ner la péréqua­tion des res­sources entre régions et départements.

J.-P. Sueur

Compte tenu de notre his­toire, la bonne voie est celle de la soli­da­ri­té struc­tu­rée sur l’en­semble du ter­ri­toire. Il est néces­saire en effet de com­battre l’ef­fet de gui­chet, qui abou­tit au sau­pou­drage des finan­ce­ments, pour lui pré­fé­rer les finan­ce­ments de pro­jets. Il faut désor­mais don­ner la prio­ri­té aux réseaux de villes et aux espaces de déve­lop­pe­ment structurés.

F. de Witt
Le non-cumul des mandats peut-il jouer positivement dans le développement local ? De manière plus générale, est-ce qu’il y a lieu de s’interroger sur le mode de fonctionnement de l’exécutif local d’une part et de l’État déconcentré d’autre part ?

J. Barrot

Pour des col­lec­ti­vi­tés locales de plein exer­cice, jouis­sant de vraies com­pé­tences, et d’un vrai pou­voir déci­sion­nel appuyé sur une légi­ti­mi­té démo­cra­tique et sur des moyens finan­ciers auto­nomes, il faut une gou­ver­nance auto­nome, libre de tout autre enga­ge­ment. Aujourd’­hui l’im­bro­glio local est un argu­ment qui jus­ti­fie le cumul des man­dats et qui néces­site des rela­tions pari­siennes. C’est mal­sain. Il faut donc com­battre cela et paral­lè­le­ment enga­ger le non-cumul des man­dats, à condi­tion bien sûr de ne pas sépa­rer les deux démarches.

En ce qui concerne l’exé­cu­tif local, il ne faut pas s’at­ta­cher à la per­son­na­li­sa­tion du pou­voir alors que ce sont des équipes qui dirigent. En matière de décen­tra­li­sa­tion, un excès de per­son­na­li­sa­tion est tou­jours un risque mais il y a tou­jours les équipes. L’É­tat quant à lui a besoin d’un repré­sen­tant, d’une pré­sence forte sur le ter­ri­toire, or, ce qui ne va pas actuel­le­ment c’est l’ex­trême com­plexi­té de l’or­ga­ni­sa­tion ter­ri­to­riale de l’É­tat, avec l’é­che­lon régio­nal d’une part et dépar­te­men­tal de l’autre. L’in­ca­pa­ci­té de regrou­per les admi­nis­tra­tions de l’É­tat, soit au niveau régio­nal, soit au niveau dépar­te­men­tal et de consa­crer le rôle d’un pré­fet géné­ra­liste coor­don­na­teur devient un han­di­cap majeur. Une telle réforme est le chan­tier majeur d’une orga­ni­sa­tion effi­cace de l’État.

J.-P. Sueur

Effec­ti­ve­ment, la clar­té de l’é­di­fice sup­pose que l’on réduise le cumul des mandats.

En ce qui concerne la per­son­na­li­sa­tion de l’exé­cu­tif local, il faut dire que ce sont des équipes qui gou­vernent. Ain­si, dans une mai­rie, les adjoints jouent un rôle impor­tant. Le sys­tème média­tique tend tou­jours, c’est inévi­table, à per­son­na­li­ser. Il faut évi­ter les excès, et rap­pe­ler constam­ment que ce sont les équipes qui gouvernent.

En ce qui concerne les pré­fets, je ne suis pas du tout pour leur sup­pres­sion. Il y a des pays où cette ins­ti­tu­tion n’existe pas. Le génie fran­çais est, pour une part non négli­geable, lié à l’É­tat répu­bli­cain, et il faut que l’É­tat ait les moyens de fonc­tion­ner. Il faut sim­ple­ment bien pré­ci­ser qui fait quoi. L’É­tat doit, en par­ti­cu­lier, avoir clai­re­ment en charge la sécu­ri­té, la cohé­sion sociale du pays, l’é­qui­libre entre les territoires.

Si l’É­tat n’y veille pas, les dis­pa­ri­tés s’ac­croî­tront très vite entre les col­lec­ti­vi­tés locales. Il y a en effet aujourd’­hui des dis­pa­ri­tés de richesses très grandes entre les com­munes, dépar­te­ments et régions par rap­port à leurs charges. Il faut les réduire, et mieux veiller aux néces­saires équi­libres. Le rôle de l’É­tat est, à cet égard, irremplaçable.

F. de Witt<
Que pensez vous de la péréquation ? Si l’on veut créer des entités locales fortes locales, et si l’on veut faire une France plus girondine que jacobine, est-ce que la péréquation n’est pas justement ce qu’il faut éviter ?

J.-P. Sueur

Aujourd’­hui, la péréqua­tion ne joue que de façon mar­gi­nale. La part péréqua­trice au sein des dota­tions de l’É­tat aux col­lec­ti­vi­tés locales (qui repré­sentent 250 mil­liards de francs) est faible. Ain­si la dota­tion de soli­da­ri­té urbaine (dont le but est de finan­cer les actions menées dans les quar­tiers en grande dif­fi­cul­té) ne repré­sente qu’un peu plus de 1 % du mon­tant total des dota­tions, ce qui est trop peu.

Il faut avoir le cou­rage poli­tique d’é­ta­blir une véri­table péréqua­tion comme le récent pro­jet de Jean-Pierre Che­vè­ne­ment pro­pose de le faire au sein de la région Île-de-France. Un amé­na­ge­ment soli­daire du ter­ri­toire per­met­trait de répar­tir autre­ment les moyens, ce qui est une abso­lue nécessité.

Si la part de péréqua­tion était telle qu’elle entra­vait la liber­té d’en­tre­prendre, on pour­rait être contre la péréqua­tion. L’a­na­lyse actuelle montre qu’elle est mar­gi­nale et donc beau­coup trop faible pour don­ner les moyens néces­saires aux col­lec­ti­vi­tés locales qui en ont besoin.

J. Barrot

Il ne s’a­git pas de limi­ter tout le monde mais il s’a­git d’en­tre­te­nir une cer­taine soli­da­ri­té sur le ter­ri­toire. Si l’Eu­rope ne fait rien, nous aurons des régions com­plè­te­ment dés­équi­li­brées et l’eu­ro à terme ne résis­te­ra pas à une sorte de dicho­to­mie com­plète des ter­ri­toires. Aucun ensemble ter­ri­to­rial inté­gré dans le monde n’é­chappe à une cer­taine répar­ti­tion des richesses.

En réa­li­té, si on laisse des ter­ri­toires se den­si­fier de manière exces­sive, les coûts seront très éle­vés ; et à l’in­verse il fau­dra bien s’oc­cu­per des ter­ri­toires déser­ti­fiés. L’a­mé­na­ge­ment du ter­ri­toire n’est pas uni­que­ment une idée géné­reuse, c’est une vision aus­si prag­ma­tique et éco­no­mique, qui veut dire qu’il y a un amé­na­ge­ment indis­pen­sable pour opti­mi­ser éco­no­mi­que­ment les ter­ri­toires. L’Eu­rope devrait y veiller. Les dérè­gle­ments des sys­tèmes de péréqua­tion ne doivent pas nous ren­voyer à une concep­tion du ter­ri­toire du cha­cun pour soi dont les coûts éco­no­miques et socié­taux seraient énormes.

F. de Witt
Que dire de la taxe professionnelle ? Faut-il un taux unique de taxe professionnelle au niveau du groupement intercommunal comme le propose le gouvernement ? Mais, par ailleurs, n’est-elle pas vidée de son sens par la réforme entreprise par la dernière loi de finances1 ?

J.-P. Sueur

Au sein des agglo­mé­ra­tions, il y a aujourd’­hui des dis­pa­ri­tés consi­dé­rables de taux de taxe pro­fes­sion­nelle à quelques cen­taines de mètres de dis­tance. Et il y a une cor­ré­la­tion entre les dis­pa­ri­tés exces­sives de taux de taxe pro­fes­sion­nelle à l’in­té­rieur d’une agglo­mé­ra­tion, et l’in­ca­pa­ci­té qui en découle à maî­tri­ser l’a­mé­na­ge­ment du ter­ri­toire, à évi­ter le « mitage » et la consom­ma­tion abu­sive d’espace.

La taxe pro­fes­sion­nelle d’ag­glo­mé­ra­tion à taux unique est la meilleure solu­tion et je suis par­ti­san de l’ins­ti­tuer par la loi pour les grandes agglomérations.

La récente réforme de la taxe pro­fes­sion­nelle pré­voit de réduire pro­gres­si­ve­ment la part pro­ve­nant de la « base salaire », le manque à gagner étant com­pen­sé par l’É­tat. Il faut être vigi­lant là-des­sus, car il ne fau­drait pas que la majeure par­tie des res­sources finan­cières des col­lec­ti­vi­tés locales pro­vienne de l’É­tat. Je sais que c’est le cas en Alle­magne ou en Grande-Bre­tagne. Mais cela n’est pas trans­po­sable en France. Nos cultures ne sont pas les mêmes. Il faut qu’il y ait, en France, un impôt éco­no­mique local. À mon sens, le niveau le plus per­ti­nent pour le pré­le­ver est aujourd’­hui le niveau de l’agglomération.

Je suis donc deman­deur d’une table ronde avec l’É­tat sur l’a­ve­nir de la fis­ca­li­té locale en France. Il doit y avoir un impôt ménage local et un impôt éco­no­mique local. En réduire la part au sein de l’en­semble de la fis­ca­li­té serait reve­nir à un jaco­bi­nisme exces­sif et injus­ti­fiable. N’ou­blions pas que le fait de lever l’im­pôt consti­tue, dans la tra­di­tion fran­çaise, une pré­ro­ga­tive majeure des conseils des col­lec­ti­vi­tés locales élus au suf­frage universel.

J. Barrot

La mise en com­mun de la taxe pro­fes­sion­nelle à l’é­che­lon inter­com­mu­nal don­ne­rait un nou­veau tour­nant à l’a­mé­na­ge­ment du ter­ri­toire et ferait ces­ser des situa­tions inéga­li­taires com­plè­te­ment dis­pro­por­tion­nées sur des ter­ri­toires proches.

F. de Witt
L’égalité des territoires est un principe constitutionnel. Pourquoi ce principe est-il de plus en plus remis en question ?

J.-P. Sueur

En France, le droit à l’ex­pé­ri­men­ta­tion n’existe pra­ti­que­ment pas dans nos concep­tions juri­diques et c’est très pré­ju­di­ciable. On est inca­pable de conce­voir que le chan­ge­ment n’ait pas lieu par­tout en même temps. Je suis favo­rable à l’ins­crip­tion de ce droit dans la Constitution.

Ain­si, il y a des conseils géné­raux où les quar­tiers dif­fi­ciles sont peu repré­sen­tés. Or, la pré­ven­tion de la délin­quance, le RMI et la pré­ven­tion sociale, qui relèvent du conseil géné­ral, sont des com­pé­tences très impor­tantes pour la vie de ces quar­tiers. Il fau­drait que l’on puisse expé­ri­men­ter sur quelques cas l’at­tri­bu­tion de ces com­pé­tences aux auto­ri­tés des agglo­mé­ra­tions urbaines, comme le demande depuis long­temps l’As­so­cia­tion des maires des grandes villes de France.

J. Barrot

Il faut cas­ser le mythe de l’é­ga­li­té. En effet, l’é­ga­li­ta­risme est nocif et a para­ly­sé toutes les expé­riences dif­fé­rentes qui auraient pu être ten­tées en France. Or, il ne faut pas blo­quer une orga­ni­sa­tion prag­ma­tique du ter­ri­toire en France par un prin­cipe d’é­ga­li­té trop strict.

Certes l’É­tat natio­nal est le seul capable d’ar­bi­trer les conflits entre inté­rêts géné­raux et par­ti­cu­liers, mais il faut admettre qu’un pou­voir régio­nal puisse se poser lui aus­si en arbitre bien évi­dem­ment sous le contrôle des tri­bu­naux. Ain­si, pour­quoi ne pas conce­voir que cer­taines normes soient régio­na­li­sées ? La région devrait être créa­trice de normes sub­si­diaires, qui ne seraient pas, cela va de soi, contraires aux normes nationales.

Il n’est pas nor­mal que la sécu­ri­té publique soit exclu­si­ve­ment aux mains de l’É­tat. Il s’a­git d’ac­cep­ter en France la réa­li­té d’un pou­voir infra­na­tio­nal, et cette accep­ta­tion reste encore aujourd’­hui difficile.

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1. La loi de finances pour 1999 sup­prime pro­gres­si­ve­ment, sur une durée de cinq ans, la part salaire de la taxe pro­fes­sion­nelle. Celle-ci sera donc assise sur les seuls investissements.

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