Le coin du voile

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°523 Mars 1997Par : Laurence COSSÉRédacteur : Père Jean DUMORT S. J. (46)

L’on m’avait pré­ve­nu : “ Si vous ouvrez ce livre, vous ne pour­rez le refer­mer avant d’en avoir ache­vé la lec­ture ”. En effet j’avoue l’avoir lu d’une traite et avec un vif plaisir.

Cette intrigue mys­ti­co-poli­tique ori­gi­nale se déroule à Paris au mois de mai 1999. Un manus­crit prou­vant de façon irré­fu­table et lumi­neuse l’existence du Dieu tri­ni­taire et sau­veur est envoyé à un “ Casuiste ” (enten­dez : un Jésuite), direc­teur de la revue Regards (enten­dez : Études).

Ce reli­gieux, illu­mi­né par la lec­ture des six feuilles manus­crites, passe en quelques ins­tants d’une foi médiocre à la foi plé­nière et voit son exis­tence trans­fi­gu­rée. Le suivent sur ce che­min de conver­sion trois autres Casuistes aux­quels il montre confi­den­tiel­le­ment le manuscrit.

Seul le Père pro­vin­cial se refuse à ouvrir l’enveloppe, car il pressent un dan­ger : si la preuve est dif­fu­sée, le retour­ne­ment de l’humanité sera le pré­lude à la fin des temps. Or il désire conti­nuer à gérer (chré­tien­ne­ment, bien sûr !) les affaires de ce bas monde, car c’est ce qui donne sens à sa vie. Avant tout, pré­ve­nir le Père géné­ral à Rome…

Entre-temps un conseiller d’État, beau-frère d’un Casuiste fraî­che­ment “ conver­ti ”, pèse les consé­quences qu’entraînerait la dif­fu­sion de la “ preuve ” dans la socié­té fran­çaise. C’est par lui que l’affaire, de pure­ment reli­gieuse qu’elle était, accède au plan poli­tique. “ Il voyait com­ment, en quelques semaines, la preuve de l’existence de Dieu peut rui­ner l’équilibre laïc.

Car l’équilibre tient à l’incertitude de l’existence de Dieu. L’absence de preuve de l’existence de Dieu oblige à res­pec­ter les incroyants ; mais l’absence de preuve de l’inexistence de Dieu à res­pec­ter les croyants. Que les croyants voient leurs convic­tions cer­ti­fiées : quelle porte ouverte au fana­tisme ! quelle rage chez les incroyants !… Et com­ment allaient réagir les musul­mans ?… Il était urgent d’avertir le minis­tère de l’Intérieur” (p. 83–83). Las ! À la suite d’un Conseil res­treint, le Pre­mier ministre suc­combe au charme de la “ preuve ” et renonce à l’exercice du pou­voir pour se consa­crer à la culture des roses dans sa rési­dence secondaire.

Au sein de la tour­mente deux hommes res­tent “ rai­son­nables ”, gardent la tête froide et pèsent les consé­quences sociales et poli­tiques de la “ preuve ”. Il s’agit de deux hommes de pou­voir : du côté de l’Église le pro­vin­cial des Casuistes, du côté de l’État le ministre de l’Intérieur (dont la per­son­na­li­té rap­pelle celle d’un récent ministre corse de la rue des Saus­saies). Ce der­nier essaie de contrô­ler la mon­tée de l’affaire à Rome. Mais seul un deus ex machi­na (eccle­sias­ti­ca) enter­re­ra l’affaire défi­ni­ti­ve­ment. Ouf ! la fin des temps n’est pas pour 1999 ! À peine sou­le­vé, le coin du voile mys­tique retombe lourdement.

Le récit est mené de façon allègre, les per­son­nages sont cam­pés en quelques mots, les dia­logues sont vifs. Le lec­teur se prend à rire, mais reprend bien vite la lec­ture car il est intri­gué par la suite des évé­ne­ments. Ce qui ajoute du piquant au récit est le fait de prê­ter à quelques per­son­nages du roman les traits de célé­bri­tés ecclé­sias­tiques ou poli­tiques contemporaines.

Lau­rence Cos­sé nous fait vivre une “ folle semaine ” à la Beau­mar­chais – y com­pris le ton sati­rique. Le coin du voile est un opé­ra-bouffe sans la musique (l’auteur fait réfé­rence à Mozart à la page 209), c’est-à-dire un drame empreint de comédie.

C’est assez dire que l’œuvre s’inscrit dans une tra­di­tion lit­té­raire. Le coin du voile semble être un écho au Nom de la rose d’Umberto Eco. Et le pro­vin­cial des Casuistes est la ver­sion moderne du Grand Inqui­si­teur de Dos­toïevs­ki : “ Nous avons eu assez de mal à mettre un peu d’ordre sur terre, depuis vingt siècles ” (p. 207).

Cette œuvre n’est-elle qu’une pochade, un pur diver­tis­se­ment ? Pour­ront le pen­ser ceux qui ne s’y recon­naissent pas. Certes des reli­gieux ne se retrou­ve­ront pas dans la “ foi ” chré­tienne attri­buée aux Casuistes et juge­ront que la voca­tion du Père Her­vé était du toc dès le départ (p. 39). De leur côté de hauts fonc­tion­naires crie­ront à la tra­hi­son, tant la charge est pous­sée. Mais peut-on oublier les cri­tiques de Pas­cal et le fusain de Dau­mier ? Ni l’un ni l’autre n’y allaient de main morte.

Sous le jeu brillant des mono­logues et des dia­logues Lau­rence Cos­sé aborde des sujets fort graves. Le conte­nu de la foi chré­tienne tout d’abord : ce qui en est dit aux pages 59 et 248 sonne juste, même si l’auteur sait – très pro­ba­ble­ment – que la Révé­la­tion que Dieu a faite à l’homme ne peut qu’être accueillie et en tout cas jamais démon­trée. Il faut noter éga­le­ment quelques réflexions et inter­ro­ga­tions per­ti­nentes sur le rap­port de la foi à la liberté.

Enfin de nom­breux pas­sages font la cri­tique du pou­voir poli­tique et du pou­voir ecclé­sias­tique (c’est-à- dire du pou­voir de l’Église et du pou­voir dans l’Église).

Au-delà du plai­sir qu’éprouve le lec­teur, il devrait se sen­tir invi­té à réexa­mi­ner quelques pro­blèmes de fond de la condi­tion humaine.

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