Le Bureau des secrets perdus

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°541 Janvier 1999Par : Jean-François DENIAURédacteur : Hubert LÉVY-LAMBERT (53)

Cer­tains cri­tiques de jour­naux se com­plaisent à consa­crer l’intégralité de leur rubrique à la démo­li­tion en règle d’une œuvre qui leur a fon­ciè­re­ment déplu. Ils rem­plissent ain­si des colonnes à expli­quer au lec­teur qui n’en peut mais toutes les rai­sons au monde pour ne pas lire tel livre ou voir tel film ou telle pièce de théâtre.

Je me suis tou­jours deman­dé pour­quoi ces cri­tiques choi­sissent d’attirer néga­ti­ve­ment l’attention de leurs lec­teurs sur ce qui ne vaut rien à leurs yeux, au risque de faire une publi­ci­té invo­lon­taire à ce qu’ils détestent, plu­tôt que de décrire et recom­man­der posi­ti­ve­ment ce qui leur a plu. Loin de moi le goût de tom­ber dans ce tra­vers, mais le devoir m’oblige à par­ler du der­nier livre de Jean- Fran­çois Deniau, Le Bureau des secrets perdus.

Ayant écrit dans La Jaune et la Rouge de jan­vier 1995 un article sur les poly­tech­ni­ciens et l’affaire Drey­fus (X 1878), à l’occasion du cen­te­naire de cette affaire, il m’a été deman­dé d’écrire une cri­tique du Bureau des secrets per­dus, dont le pre­mier cha­pitre, qui s’étend sur un quart du livre, soit 70 pages plus 4 annexes, est consa­cré à une “ revi­site ” de l’affaire, sous un titre qui ne peut qu’interpeller la gent poly­tech­ni­cienne : La revanche des poly­tech­ni­ciens.

Seule la renom­mée de l’auteur, dont la jaquette du livre rap­pelle qu’il est aca­dé­mi­cien, ministre, ambas­sa­deur, marin, écri­vain, barou­deur1, jus­ti­fie en l’occurrence que l’on s’attarde sur ce livre qui, écrit par un incon­nu, n’aurait sans doute jamais fait par­ler de lui, à sup­po­ser qu’il eût trou­vé un éditeur.

Drey­fus est inno­cent, nous concède Deniau pour com­men­cer. Ouf ! Nous n’aurons donc pas à réfu­ter des argu­ments du type de ceux que nous avons enten­dus à la suite de notre article.

Donc nous sommes d’entrée de jeu ras­su­rés, Drey­fus est bien inno­cent. Inno­cent et mar­tyr. Jusque-là, rien de bien ori­gi­nal. Mais mar­tyr volon­taire, voi­là qui est nou­veau. Ou plu­tôt non, un cer­tain Jean Doise avait déjà émis cette hypo­thèse en 1994 (Un secret bien gar­dé). Mais Doise n’était pas aca­dé­mi­cien, ministre, etc., et ses thèses avaient donc eu ce qu’elles méri­taient, le silence.

En sub­stance, pour per­mettre à la France de déve­lop­per tran­quille­ment les études du canon de 75 à tir rapide et de gagner la bataille de la Marne (vingt ans après !), Drey­fus aurait accep­té de se faire pas­ser pour un traître à la solde des Allemands.

Son sacri­fice aurait, selon Deniau, été néces­saire et suf­fi­sant pour éga­rer les cré­dules Alle­mands pen­dant six longues années vers la fausse piste du canon de 120 à court recul et nous per­mettre ain­si de prendre une avance décisive.

Com­pa­rai­son n’est pas rai­son. Deniau rap­proche la condam­na­tion de Drey­fus de l’opération For­ti­tude, des­ti­née à éga­rer les soup­çons des Alle­mands quant au lieu du prin­ci­pal débar­que­ment pro­je­té par les Alliés en 1944. Ce serait “ la revanche des poly­tech­ni­ciens ”. Deniau ne pré­cise pas de quoi les poly­tech­ni­ciens se vengent ni contre qui, mais on peut sup­po­ser qu’il se réfère à l’état d’esprit qui régnait en France après la défaite de Sedan en 1870 et jusqu’à la récu­pé­ra­tion des pro­vinces per­dues d’Alsace- Lor­raine en 1918.

Mal­heu­reu­se­ment, Deniau n’apporte pas le moindre com­men­ce­ment de preuve à l’appui de sa thèse. Une simple décla­ra­tion apo­cryphe de Drey­fus selon laquelle il espé­rait “ que la véri­té se ferait jour avant cinq ou six ans ” lui suf­fit pour bro­der une his­toire abra­ca­da­brante et touf­fue qui peut se résu­mer ain­si : Este­rha­zy était en ser­vice com­man­dé ; il était un traître cré­dible car cri­blé de dettes mais il n’était pas 100 % cré­dible car ses fonc­tions ne lui per­met­taient pas de connaître tous les secrets que l’état-major vou­lait com­mu­ni­quer aux Allemands.

Il mar­chait donc en tan­dem avec Drey­fus qui était char­gé de lui com­mu­ni­quer les­dits secrets pour qu’il les trans­mette aux Alle­mands. Drey­fus de son côté était cré­dible car ses fonc­tions lui don­naient accès à tous les secrets, notam­ment en matière d’artillerie, mais il n’était pas 100 % cré­dible car il n’avait pas besoin d’argent et au sur­plus, en tant qu’Alsacien, il avait toutes les rai­sons de ne pas aimer les Alle­mands. Le mariage de l’aveugle et du para­ly­tique, en quelque sorte !

Les Alle­mands auraient ava­lé cette his­toire sans piper pen­dant des années, croyant dur comme fer que les Fran­çais s’intéressaient exclu­si­ve­ment au canon de 120, grâce au fameux bor­de­reau trou­vé dans la cor­beille de Schwartz­kop­pen, l’attaché mili­taire alle­mand. Deniau admet que ce bor­de­reau n’a pas été écrit par Drey­fus, mais il affirme qu’il n’a pas été écrit non plus par Este­rha­zy : il serait l’œuvre de Schwartz­kop­pen lui même, qui uti­li­sait sa cor­beille sciem­ment pour intoxi­quer les ser­vices secrets français !

Le fait que Drey­fus ait tou­jours cla­mé son inno­cence, du début de l’affaire en 1894 jusqu’à sa mort en 1935 n’arrête pas Deniau qui y voit une confir­ma­tion de sa thèse, puisque “ la règle est de ne pas par­ler ”. Mais pour­quoi aurait-il essayé de convaincre ses juges et l’opinion qu’il était inno­cent, si son rôle était jus­te­ment de pas­ser pour cou­pable et d’en convaincre les Alle­mands les­quels sont pour­tant, à juste titre, pré­sen­tés dans les cha­pitres sui­vants consa­crés aux guerres fran­co-alle­mandes de 70, 14–18 et 39–45 comme de redou­tables espions. En 1894, la “ guerre des espions fait rage… de nom­breux espions alle­mands sont repé­rés…, des plans dis­pa­raissent ”, rap­pelle d’ailleurs un autre aca­dé­mi­cien mais vrai his­to­rien, Jean-Denis Bre­din (L’ affaire, page 72).

Confir­ma­tion éga­le­ment le fait qu’Esterhazy ait avoué être l’auteur du bor­de­reau, puisque c’était un menteur.

Quant au fait que Drey­fus ait été trai­té de la manière inhu­maine que l’on connaît et que ce soit un miracle qu’il ait sur­vé­cu phy­si­que­ment et mora­le­ment à l’île du Diable, à la double boucle, à l’isolement pen­dant cinq ans et à la palis­sade de trois mètres de haut, l’explication est toute simple : Drey­fus n’était pas res­té entre les mains de l’armée, qui l’aimait, mais était tom­bé par erreur entre les mains du ministre des Colo­nies qui n’était pas dans la confidence !

Confir­ma­tion aus­si le dos­sier secret trans­mis aux juges de 1894 par Auguste Mer­cier (52) pour empor­ter leur convic­tion. Cette vio­la­tion fla­grante des droits de la défense avait pour objet de four­nir un motif incon­tes­table d’obtenir la révi­sion du pro­cès. Et voi­là pour­quoi votre fille est muette…

Confir­ma­tion de même l’avancement rapide de Schwartz­kop­pen après l’affaire : si Guillaume II le nomme aide de camp en 1896 puis colo­nel en 1897 et géné­ral en 1900, c’est bien qu’il a écrit le bor­de­reau lui-même ! Mais à ce petit jeu des intoxi­ca­tions réci­proques qu’il affec­tionne, pour­quoi Deniau n’envisage-t-il pas au contraire que Schwartz­kop­pen ait pu être pro­mu pour éga­rer les soup­çons des Français ?

Ultime confir­ma­tion, sus­cep­tible de convaincre ceux que ce qui pré­cède aurait lais­sés scep­tiques, le fait qu’en avril 1898 les pre­miers canons de 75 sor­tant de fabri­ca­tion sont affec­tés par prio­ri­té au 14e régi­ment d’artillerie, c’est-à-dire au régi­ment de Drey­fus. “ Hom­mage émou­vant ”, ne craint pas d’écrire Deniau. Il est per­mis de pen­ser que Drey­fus rêvait à d’autres hom­mages dans sa pri­son de l’île du Diable où il devait crou­pir un an encore jusqu’à l’annulation du juge­ment de 1894 en juin 1899 par la Cour de cas­sa­tion qui le ren­voie au Conseil de guerre de Rennes, lequel le condam­ne­ra à nou­veau en sep­tembre 1899. Deniau ne nous explique pas les rai­sons de l’acharnement des mili­taires et des poli­tiques contre Drey­fus alors que d’après lui l’opération d’intoxication a magis­tra­le­ment réus­si à tel point que “ le canon de 75 est sau­vé ” depuis 1897.

Last but not least, Deniau recon­naît lui-même que “l’état-major alle­mand et l’empereur Guillaume II ont été rapi­de­ment convain­cus de l’innocence de Drey­fus ”. On est sur­pris qu’il n’en ait pas déduit natu­rel­le­ment que, si intoxi­ca­tion il y a eu, celle-ci a eu lieu dans le sens inverse de celui qu’il croit, d’autant plus qu’on a vu que Schwartz­kop­pen est, selon lui, l’auteur du bor­de­reau. À l’appui de cette thèse qui fera sans doute l’objet de son pro­chain roman, Deniau cite d’ailleurs Schwartz­kop­pen qui écrit dans ses car­nets : “ Il était pré­fé­rable, dans l’intérêt de l’Allemagne, de lais­ser l’affaire Drey­fus s’envenimer tou­jours davan­tage pour divi­ser le pays et démo­ra­li­ser l’armée. ”

“ La ten­ta­tion de réécrire l’histoire à l’envers est de tous les temps ”, écrit Emma­nuel Leroy-Ladu­rie dans une chro­nique heb­do­ma­daire récente, qui se ter­mine ain­si : “L’authentique his­to­rio­gra­phie brise sans ména­ge­ment les images d’Épinal ; elle rem­place les sté­réo­types et les pré­ju­gés par des faits réels, extraits patiem­ment des archives. ” (Le Figa­ro Lit­té­raire, 5 novembre 1998.)

Or aucun fait réel ne vient appuyer la thèse far­fe­lue de Deniau qui au contraire s’oppose à tous les faits recon­nus par un siècle d’études sérieuses de l’affaire et à tous les écrits des pro­ta­go­nistes de l’affaire, à com­men­cer par Drey­fus lui-même, qui n’a jamais lais­sé entendre quoi que ce soit dans ce sens dans ses nom­breux cour­riers et mémoires. “Ô, chère France…, toi à qui j’ai consa­cré toutes mes forces…, com­ment a‑t-on pu m’accuser d’un crime aus­si épou­van­table ”, écrit-il à sa femme de la pri­son du Cherche-Midi en décembre 1894 avant le pre­mier Conseil de guerre (Cinq années de ma vie, page 57). “Mon cœur ne sera apai­sé que lorsqu’il n’y aura plus un Fran­çais qui m’impute le crime abo­mi­nable qu’un autre a com­mis ”, écrit-il encore en sep­tembre 1899, après le ver­dict de Rennes (Car­nets 1899–1907, page 29).

In cau­da vene­num. En tant que poly­tech­ni­cien, j’hésite à assé­ner à Deniau l’ultime coup qui le ren­ver­ra défi­ni­ti­ve­ment dans les ténèbres exté­rieures. Mais notre époque est à la “ repen­tance ”. Alors, rap­pe­lons quelques faits.

Dans mon article de jan­vier 1995 déjà cité, qui, sauf erreur, était non seule­ment la pre­mière ana­lyse sys­té­ma­tique de l’affaire Drey­fus sous l’angle du com­por­te­ment de ses condis­ciples mais aus­si le pre­mier article consa­cré à Drey­fus en cent ans dans la revue des anciens élèves de l’X, je rap­pe­lais que le haut état-major était à la fois poly­tech­ni­cien et anti­drey­fu­sard, à com­men­cer par le ministre de la Guerre à l’origine de l’affaire (Mer­cier 52), la plu­part de ses suc­ces­seurs (Zur­lin­den 56, Cavai­gnac 72, Frey­ci­net 46) et les géné­raux de haut rang comme Deloye 56, direc­teur de l’artillerie ou Dionne 47, direc­teur de l’École de guerre ; que les sept membres du jury de Rennes qui condamne à nou­veau Drey­fus en sep­tembre 1899 étaient tous poly­tech­ni­ciens, même si deux d’entre eux ont voté pour Drey­fus, dont le pré­sident du jury (Jouaust 58), mis à la retraite aus­si­tôt après le procès.

Mer­cier, qui avait pré­cé­dem­ment quit­té l’armée, s’était ins­tal­lé à demeure à Rennes avec une nom­breuse équipe de témoins à charge de haut rang et avait édi­té à l’intention du jury une bro­chure spé­ciale très hos­tile à Drey­fus. Si la thèse de Deniau était exacte, Mer­cier, chef d’orchestre de cette magis­trale mani­pu­la­tion des ser­vices secrets alle­mands, aurait été le pre­mier à prendre la défense de Drey­fus. À la rigueur, il serait res­té neutre, s’il avait consi­dé­ré de son devoir de gar­der encore le secret, bien que, comme le dit Deniau, le canon de 75 était sau­vé depuis deux ans.

Mais Mer­cier ne s’en tient pas là. En 1906, âgé de près de 75 ans, il pour­suit encore Drey­fus de sa vin­dicte en deman­dant une nou­velle véri­fi­ca­tion du fameux bor­de­reau au pre­mier pré­sident de la Cour de cas­sa­tion. Celle-ci cas­se­ra néan­moins, comme on le sait, le juge­ment de Rennes sans ren­voi. “ Ma convic­tion acquise par les débats de 1899 n’est nul­le­ment ébran­lée”, déclare-t-il lors des débats qui s’ensuivent au Sénat, où il sié­ge­ra jusqu’en 1920. “ Cet homme est gran­diose de cynisme, d’audace et d’infamie ”, écrit alors Drey­fus (Car­nets 1899–1907, page 242).

Il faut rap­pe­ler enfin que Drey­fus, bien que socié­taire per­pé­tuel, avait été exclu d’office en 1894 de la SAS, dont Mer­cier devait d’ailleurs être nom­mé pré­sident en 1895.

Le nom de Drey­fus avait alors dis­pa­ru de l’Annuaire des anciens élèves pour ne réap­pa­raître qu’en 1907, treize ans après. Pour les jeunes, je pré­cise que la SAS, Socié­té ami­cale de secours des anciens élèves, a fusion­né en 1963 avec la SAX pour don­ner l’A.X. qui est donc l’héritière de la SAS.

Alors, si Drey­fus a été l’instrument de la revanche des poly­tech­ni­ciens, ils le lui ont bien mal rendu !

Dans les cha­pitres sui­vants, Deniau fus­tige à juste titre l’aveuglement des mili­taires fran­çais qui ont refu­sé la véri­té et conduit la France au désastre en 70, en 14 et en 40. Le lec­teur sera sans doute convain­cu que Deniau lui aus­si refuse la véri­té. Cela ne porte heu­reu­se­ment pas à consé­quence, si ce n’est le temps qu’il m’a fait perdre à lire son livre et à écrire cet article et le temps qu’il vous a fait perdre à lire cet article. Mais au moins peut-on espé­rer que vous ne lirez pas son livre. En tout cas, vous aurez été prévenu !

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1. Mais pas poly­tech­ni­cien et son père, X 1911, cité dans le livre, le lui a sans doute amè­re­ment repro­ché, comme tout père X qui se res­pecte, et ceci explique peut-être cela ?

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