Le bicentenaire discret d’un prophète, Eugène Belgrand (X1829)

Dossier : ExpressionsMagazine N°660 Décembre 2010
Par Michel GÉRARD (55)

En cette année où les colonnes de jour­naux ont été rem­plies du débat sur le Grand Paris, où, sur les ondes, la guerre contre le manque de res­pect de la nature, de son équi­libre et de ses lois, est quo­ti­dien­ne­ment décla­rée, quel exemple pour­tant que cet ingé­nieur urbain, char­gé de pro­jet puis direc­teur de l’eau et des égouts à Paris entre 1854 et 1874 !

L’inventeur des égouts de Paris

L’i­ni­tia­teur de la poli­tique de l’eau saine pour tous

Bel­grand fut, non le créa­teur des adduc­tions et dis­tri­bu­tions d’eau dans la capi­tale, mais l’i­ni­tia­teur de la poli­tique de l’eau saine pour tous. Avant même les tra­vaux de Pas­teur, il ne fai­sait aucun doute pour lui que l’on devait évi­ter de lais­ser les Pari­siens boire l’eau de la Seine et de nappes pol­luées, qu’il fal­lait pré­le­ver la res­source loin de Paris dans des aqui­fères pro­té­gés et qu’il fal­lait la trans­por­ter en res­pec­tant sa pure­té ini­tiale le plus pos­sible. Cette exi­gence, mais aus­si la crois­sance démo­gra­phique de Paris, qui en outre venait d’an­nexer une par­tie de sa ban­lieue, l’a­me­na à des tra­vaux consi­dé­rables : aque­ducs – par­fois en élé­va­tion, comme à Arcueil -, siphons, réser­voirs, etc.

Un urba­niste visionnaire
L’in­tui­tion de Bel­grand devait être véri­fiée au-delà de ce qu’il ima­gi­nait sans doute lui-même. Ces gale­ries devaient effec­ti­ve­ment accueillir de très nom­breux nou­veaux réseaux.
Cer­tains ont même dis­pa­ru aujourd’­hui, comme le cour­rier pneu­ma­tique, l’air com­pri­mé, mais de bien plus nom­breux sont appa­rus, et en der­nier lieu la fibre optique dont la rapi­di­té de déve­lop­pe­ment à Paris est donc due à ce vision­naire d’il y a cent cin­quante ans.

Il avait aus­si com­pris avant la lettre » le cycle de l’eau » et le dan­ger que consti­tuait pour les cita­dins, notam­ment les plus pauvres, la dis­sé­mi­na­tion des eaux usées dans le sol et dans la Seine. Cette pré­oc­cu­pa­tion l’a­me­na à conce­voir et défendre avec suc­cès l’ex­tra­or­di­naire pro­jet d’un réseau d’é­gouts visi­tables, conçu dès le départ comme sus­cep­tible d’a­bri­ter d’autres réseaux.

Il y logea d’ailleurs immé­dia­te­ment deux réseaux d’eau potable, l’un pour les abon­nés, l’autre pour les fon­taines publiques appro­vi­sion­nant les non-abon­nés. À sa mort, en 1878, 600 kilo­mètres de gale­ries visi­tables exis­taient. 1 800 kilo­mètres devaient ensuite être construits dans le tis­su urbain exis­tant, jus­qu’en 1925 à peu près.

Cette pho­to d’é­poque mani­feste bien le concept pro­phé­tique de Bel­grand : sous la ville des«coulisses visi­tables » où l’on peut loger non seule­ment l’é­va­cua­tion des eaux usées mais aus­si toutes sortes de réseaux. 

Belgrand est-il oublié ?

Bel­grand est asso­cié à Hauss­mann auquel il doit beau­coup. Le goût de la socié­té média­tique pour ce qui se voit et s’i­nau­gure porte à mettre en avant dans son œuvre les aque­ducs et les réser­voirs ce que sou­lignent d’ailleurs le plus les quelques mani­fes­ta­tions en son hon­neur. En retrait, les égouts, qui ont la mal­chance d’être sou­ter­rains, sont cités pour leurs fonc­tions hydrau­lique, sani­taire et éco­lo­gique, remar­quables à l’époque.

Le concept de coulisses

Ses héri­tiers, ceux qui tra­duisent le concept de » cou­lisses de la ville » en termes modernes, sont ailleurs qu’en France

Mais l’as­pect le plus pro­phé­tique de son œuvre, le concept de cou­lisses visi­tables de la ville, concept d’or­ga­ni­sa­tion urbaine et donc d’ur­ba­nisme, au-delà de l’hy­drau­lique, est car­ré­ment omis, en France et à Paris même.

Sans doute parce que les égouts Bel­grand ont à nos yeux du XXIe siècle un aspect peu ragoû­tant, l’é­cou­le­ment des eaux usées s’y fai­sant à l’air libre, en fond de gale­rie, et que les règles d’hy­giène actuelles, les exi­gences du per­son­nel de cer­tains opé­ra­teurs, les exi­gences tech­niques d’autres opé­ra­teurs les amènent à reti­rer leurs fils, câbles ou tuyaux de ces égouts.

Petit à petit, d’ailleurs, la ville de Paris, faute de moder­ni­sa­tion, réduit les fonc­tions pos­sibles de ce magni­fique outil.

Et autour de Paris, aucun des trois dépar­te­ments denses n’a pris le relais.

C’est ailleurs qu’en France que l’on trouve une pra­tique moderne, à grande échelle, du concept génial de Bel­grand ; dans les grandes villes tchèques, à Brno, à Ostra­va, à Prague, avec un déve­lop­pe­ment spec­ta­cu­laire sous la ville his­to­rique, désor­mais pro­té­gée de la plu­part des tra­vaux de réseaux dans les rues, dans les grandes villes fin­lan­daises, notam­ment à Helsinki.

Il est émou­vant, mais triste, pour nous, ingé­nieurs-urba­nistes fran­çais, de voir Tchèques et Fin­lan­dais deman­der avec révé­rence de visi­ter les égouts de Paris qu’ils consi­dèrent à juste titre comme les ancêtres des gale­ries mul­ti-réseaux impec­cables, dotées des moyens les plus modernes, qu’ils construisent sous leurs grandes villes, sans dou­ter de leur ren­ta­bi­li­té éco­no­mique et de leur valeur sociale. Quoi de plus dis­tri­bu­tif de richesse que des réseaux de fluides, d’éner­gie, d’information ?

Sans dou­ter, non plus, de la pro­tec­tion que ces gale­ries apportent à l’en­vi­ron­ne­ment, de l’a­mé­lio­ra­tion de la sécu­ri­té qu’elles offrent aux cita­dins, enfin des dif­fi­cul­tés que l’on aura à agir demain si on laisse le sous-sol public urbain s’en­com­brer inex­tri­ca­ble­ment aujourd’hui.

Avez-vous lu quelque chose sur ce sujet dans les lois Grenelle ?

Voir aus­si l’ar­ticle sui­vant « le por­trait de Bel­grand » par Pierre-Alain Roche (75).

Le net­toyage hydrau­lique des égouts
Les eaux usées char­rient des déchets dont une par­tie se dépose dans les égouts. Ain­si, ce sont 5 700 m³ de rési­dus (appe­lés » bâtards » par les égou­tiers) qui sont extraits chaque année du réseau. En ser­vice nor­mal, l’ab­sence d’élec­tri­ci­té et le confi­ne­ment des lieux ne per­mettent pas, pour des rai­sons de sécu­ri­té, l’u­sage des moteurs. Ce sont donc prin­ci­pa­le­ment les tech­niques mises en place au XIXe siècle par l’in­gé­nieur Bel­grand qui sont tou­jours en vigueur. Le curage des égouts repose donc sur la seule force hydrau­lique : l’eau, rete­nue par un bar­rage arti­fi­ciel, crée, lors de l’ou­ver­ture d’une vanne, un violent cou­rant qui chasse en aval les dépôts agglo­mé­rés. Le réser­voir de chasse, dis­po­si­tif de net­toyage per­ma­nent géné­ra­le­ment situé en tête de chaque égout élé­men­taire, se rem­plit auto­ma­ti­que­ment avant de libé­rer bru­ta­le­ment l’eau retenue.
Le flot ain­si créé net­toie une por­tion d’é­gout. L’eau uti­li­sée est de l’eau non potable.

L’his­toire des tra­vaux souterrains
Outre une série de mémoires sur la géo­lo­gie du bas­sin de Paris, de nom­breux docu­ments admi­nis­tra­tifs sur le ser­vice des eaux et égouts et sur l’as­sai­nis­se­ment de la capi­tale, Eugène Bel­grand publie trois grands ouvrages.
C’est le com­men­ce­ment d’une his­toire des tra­vaux sou­ter­rains de Paris : une Étude pré­li­mi­naire sur le régime des eaux dans le bas­sin de la Seine (1873), Les Aque­ducs romains (1875) et Les Anciennes Eaux. Une qua­trième par­tie, Les Eaux nou­velles, est publiée en 1882 par un des col­la­bo­ra­teurs de Bel­grand. Une cin­quième par­tie, Les Égouts, achève l’his­toire des tra­vaux diri­gés par Bel­grand pour l’a­li­men­ta­tion et l’as­sai­nis­se­ment de Paris.

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