L’assurance construction en France

Dossier : Les assurancesMagazine N°560 Décembre 2000Par : Olivier GUILLAUME (86), directeur de la Division construction et risques techniques d’AGF Courtage, président du Comité construction de la FFSA

Une responsabilité millénaire, et une technique moderne

Le Code de Ham­mou­ra­bi sti­pu­lait déjà : » Si l’im­meuble s’é­croule, la mort pour l’ar­chi­tecte et sa famille. » On peut com­prendre que les anciens Méso­po­ta­miens aient déjà ten­té de se pré­mu­nir contre les funestes consé­quences d’une mal­heu­reuse erreur de calcul.

Bien plus près de nous, c’est à Rome puis au Moyen-Âge que le droit cou­tu­mier a fixé à dix ans la durée pen­dant laquelle on pou­vait rai­son­na­ble­ment escomp­ter qu’un bâti­ment ne pré­sente pas de défaut majeur.

Cette durée, suf­fi­sam­ment longue et pré­sen­tant l’a­van­tage de com­por­ter un chiffre rond, a été trans­crite dans le Code Napo­léon en 1804. Pen­dant ces dix ans, l’im­meuble se devait de pré­sen­ter les carac­té­ris­tiques mini­males pour ser­vir d’a­bri à l’homme : soli­di­té, étan­chéi­té à l’air et à l’eau… À défaut, les construc­teurs étaient tenus de remé­dier aux malfaçons.

Aujourd’­hui, cette garan­tie décen­nale est obli­ga­toire pour tout par­ti­ci­pant à l’acte de construire (archi­tecte, bureau d’é­tudes, corps d’é­tat divers, contrô­leur tech­nique) sous peine de sanc­tions lourdes (250 000 F d’a­mende et trois mois de pri­son ferme).

Au cours des deux der­niers siècles, les lois, avec le déve­lop­pe­ment des tech­niques d’as­su­rance, ont cher­ché à pré­mu­nir le pro­prié­taire de l’im­meuble contre une éven­tuelle dis­pa­ri­tion du construc­teur dans le délai de dix ans et le construc­teur lui-même contre les sur­coûts que pour­raient entraî­ner des répa­ra­tions lourdes.

Ain­si est née la notion de res­pon­sa­bi­li­té décen­nale du construc­teur et plus tard la police d’as­su­rance cor­res­pon­dante (RCD). Il est à noter que le délai de dix ans ne court qu’a­près la fin du chan­tier (sa récep­tion). En cours de chan­tier, les dif­fé­rents corps d’é­tat peuvent être pro­té­gés par une autre police de type » tout sauf « , la tous risques chan­tier (TRC), garan­tis­sant les consé­quences finan­cières d’é­vé­ne­ments tels que vols, dégâts des eaux, catas­trophes natu­relles, effondrement…

Le futur pro­prié­taire, quant à lui, peut se pré­mu­nir contre la défaillance des construc­teurs par diverses cau­tions, ban­caires ou assu­ran­cielles (obli­ga­toires pour les mai­sons indi­vi­duelles depuis 1990).

Trois changements majeurs

Le 4 jan­vier 1978, l’in­gé­nieur géné­ral des Ponts Spi­net­ta, consta­tant les dif­fi­cul­tés qu’a­vaient les pro­prié­taires, notam­ment per­sonnes phy­siques, à retrou­ver l’en­semble des par­ti­ci­pants à l’acte de construire et leurs assu­reurs au moment de la construc­tion, fai­sait voter la loi alors unique au monde qui porte désor­mais cou­ram­ment son nom et qui ins­ti­tue une autre police, obli­ga­toire elle aus­si, sous­crite cette fois par le futur pro­prié­taire appe­lé dom­mages-ouvrage (DO). Le prin­ci­pal avan­tage de celle-ci est qu’elle assure le pré­fi­nan­ce­ment des travaux.

Dans le délai de dix ans après la fin des tra­vaux, le pro­prié­taire doit sim­ple­ment aver­tir son assu­reur dom­mages-ouvrage du désordre ; si celui-ci est dûment consta­té par un expert, cet assu­reur l’in­dem­nise sans plus de for­ma­li­tés, charge à lui de se retour­ner contre les dif­fé­rents construc­teurs et leurs assu­reurs de res­pon­sa­bi­li­té décen­nale, en employant des moyens de recherche évi­dem­ment bien supé­rieurs à ceux d’un simple particulier.

Il fut donc déci­dé de gérer doré­na­vant cette branche d’as­su­rance, fait qua­si unique en assu­rance non-vie, en capi­ta­li­sa­tion, c’est-à-dire que la prime per­çue devait être cal­cu­lée et pla­cée pour pou­voir payer les sinistres futurs.

Presque simul­ta­né­ment à cette petite révo­lu­tion, deux autres chan­ge­ments majeurs vont se pro­duire. Jus­qu’en 1983, l’as­su­rance construc­tion était gérée en répar­ti­tion : les primes d’une année ser­vaient à payer les sinistres de la même année alors même que les enga­ge­ments de l’as­su­reur sont bien de dix ans. L’as­su­ré pou­vait alors légi­ti­me­ment craindre que, en cas d’ar­rêt de la sous­crip­tion, l’as­su­reur ne puisse plus payer les sinistres futurs.

Un fonds fut créé, le FCAC (Fonds de com­pen­sa­tion de l’as­su­rance construc­tion), ali­men­té par des taxes para­fis­cales (aujourd’­hui de 25,5 % sur tous les contrats RCD et DO, à l’ex­cep­tion des RCD des arti­sans à 8,5 %) pour per­mettre le pas­sage de la répar­ti­tion à la capi­ta­li­sa­tion. Ce fonds existe tou­jours aujourd’­hui. Il est à noter que la pro­blé­ma­tique est exac­te­ment la même que celle qui ali­mente aujourd’­hui les débats sur l’a­ve­nir des retraites.

En 1983, les Pou­voirs publics, afin de sti­mu­ler le mar­ché, décident de mettre fin au mono­pole des pools et d’ins­tau­rer une véri­table concur­rence entre les acteurs.

Par ailleurs, tou­jours jus­qu’en 1983, la grande majo­ri­té des assu­reurs (à l’ex­cep­tion de quelques grandes mutuelles du bâti­ment) étaient regrou­pés sous forme de pools. Les garan­ties étant, pour l’es­sen­tiel, obli­ga­toires, donc uni­formes et les tarifs uniques puisque fixés par les pools, l’as­su­ré n’a­vait que peu de cri­tères pour choi­sir son assu­reur, sinon la qua­li­té du ser­vice, ses rela­tions avec d’autres branches que celle de la construction.

La nef des fous

En quelques années, ces chan­ge­ments vont por­ter les germes de dérives dra­ma­tiques qui vont mettre à mal l’exis­tence même de tout le système.

Pour­quoi ne pas l’a­vouer ? Les assu­reurs furent les pre­miers fau­tifs : allé­chés par la masse de primes DO qui allaient désor­mais entrer dans leurs bilans et par les pro­duits finan­ciers géné­reux des années quatre-vingt, para­mètre essen­tiel pour une assu­rance en capi­ta­li­sa­tion, la concur­rence qua­si inexis­tante devient effré­née : les taux d’as­su­rance DO, de 2,5 % en 1983, pas­sèrent à 0,2 % à la fin des années quatre-vingt, alors même que l’ex­pé­rience de quelques années de ce type d’as­su­rance décen­nale était bien trop faible pour en tirer quelque ensei­gne­ment que ce soit. Paral­lè­le­ment, il s’a­vé­ra que l’as­su­reur DO, de simple prê­teur de fonds en théo­rie, devait, en pra­tique, enga­ger des frais de ges­tion consi­dé­rables pour récu­pé­rer les indem­ni­tés des assu­reurs décen­naux et que, du fait de la mor­ta­li­té chro­nique des entre­prises du bâti­ment, les fran­chises décen­nales étaient par­fois à pas­ser par pertes et profits.

Un phé­no­mène simi­laire quoique de moindre ampleur advint pour les assu­reurs RCD.

La juris­pru­dence, pen­dant ce temps, révé­la des évo­lu­tions consi­dé­rables : la notion même de bâti­ment, tra­di­tion­nel­le­ment défi­nie comme » lieu où l’homme peut s’a­bri­ter et se mou­voir » pas­sa peu à peu à » lieu construit grâce à des tech­niques de tra­vaux de bâti­ment « . La dis­tinc­tion peut paraître byzan­tine, elle n’en est pas moins dra­ma­tique pour les assu­reurs : ain­si, par exemple, un court de ten­nis non cou­vert devient un bâti­ment car sa construc­tion néces­site les mêmes tech­niques qu’un court de ten­nis cou­vert, qui, lui, est, à l’é­vi­dence, un bâti­ment. Les assu­reurs vont ain­si devoir indem­ni­ser des sinistres concer­nant des ouvrages sur les­quels ils n’a­vaient pas même pen­sé per­ce­voir une prime.

Une autre par­ti­cu­la­ri­té, à laquelle presque per­sonne n’a­vait réel­le­ment fait atten­tion en 1978, va, elle aus­si, se révé­ler dévas­ta­trice : en effet, la loi Spi­net­ta oblige l’as­su­reur à garan­tir » la soli­di­té de l’ou­vrage et son impro­prié­té à des­ti­na­tion « . Dans cette der­nière for­mule, beau­coup de com­men­ta­teurs n’a­vaient vu qu’une expres­sion un peu lourde pour dési­gner en peu de mots les tra­di­tions mul­ti­sé­cu­laires des garan­ties construc­tion : l’é­tan­chéi­té à l’air et à l’eau pour une habi­ta­tion, la pos­si­bi­li­té de char­ger ou de déchar­ger des camions pour un entrepôt.

En réa­li­té, l’in­ter­pré­ta­tion de ces quatre mots par les tri­bu­naux va se révé­ler bien plus éten­due : est consi­dé­ré comme » impropre à des­ti­na­tion » un bâti­ment qui ne peut plus rem­plir nor­ma­le­ment les fonc­tions pour les­quelles il avait été à l’o­ri­gine conçu.

Entrent ain­si dans l’im­pro­prié­té à des­ti­na­tion, par exemple, les défauts de sécu­ri­té incen­die d’un éta­blis­se­ment rece­vant du public, de pla­néi­té du sol d’une usine uti­li­sant des robots, d’é­tan­chéi­té bac­té­rio­lo­gique des cir­cuits d’eau sté­rile d’un hôpi­tal, de résis­tance des plan­chers d’un entre­pôt accueillant des mar­chan­dises denses, le défaut de tenue de tuiles au gel… Toutes choses qui n’a­vaient jamais pas­sé par la tête des sous­crip­teurs construc­tion de l’é­poque, habi­tués à rai­son­ner en fonc­tion de la com­pres­sion du béton des ouvrages ou des flé­chis­se­ments des pou­trelles d’acier !

Voi­là com­ment on trans­forme un sys­tème d’as­su­rance cen­sé cou­vrir des sinistres excep­tion­nels et aléa­toires en ser­vice après-vente pour ouvrages bâclés par cer­tains construc­teurs indélicats.

Enfin, un cer­tain nombre de construc­teurs ont déli­bé­ré­ment tiré par­ti des défauts du sys­tème soit dans la phase de sur­chauffe immo­bi­lière des années quatre-vingt, soit dans celle de crise du début des années quatre-vingt-dix pour pal­lier res­pec­ti­ve­ment la pénu­rie de main-d’œuvre qua­li­fiée et la chute des marges. Tous les ser­vices d’in­dem­ni­sa­tion construc­tion ont enten­du, et en nombre, à la remarque : Mais enfin, ces défauts étaient visibles par un enfant de cinq ans à la livrai­son du bâti­ment. Vous auriez dû refu­ser celui-ci et faire refaire telle par­tie du bâti­ment, la réponse ingé­nue sui­vante : Mais untel m’a dit que j’é­tais assu­ré et lui aus­si et que les assu­reurs s’ar­ran­ge­raient entre eux pour payer !

Une catastrophe économique annoncée

En assu­rance construc­tion, les résul­tats d’une année de sous­crip­tion sont longs à appa­raître : on com­mence à avoir une petite idée de ceux-ci après sept ou huit ans, une idée plus pré­cise (compte tenu des conten­tieux) après treize à quinze ans et une idée défi­ni­tive après vingt-cinq ans.

Vu d’au­jourd’­hui, et en par­tant de l’an­née char­nière de 1983, ils sont, pour la branche, les sui­vants : envi­ron 22 mil­liards de francs de défi­cit cumu­lé (soit envi­ron quatre ans de chiffres d’af­faires ou 25 % du total de celui-ci).

Aucune année de sous­crip­tion, à l’ex­cep­tion des deux pre­mières, n’a eu de résul­tat posi­tif ; les pires (au début des années quatre-vingt-dix) vont conduire à des défi­cits de l’ordre de 60 à 70 % du chiffre d’af­faires. Seules les années les plus récentes (98 et 99) seraient à l’é­qui­libre mais il ne s’a­git que de pro­jec­tions, il semble bien hasar­deux de l’affirmer.

Le résul­tat est simple : la plu­part des assu­reurs se sont reti­rés de la branche, fer­mant la sous­crip­tion d’af­faires nou­velles ou n’ac­cep­tant celle-ci qu’au compte-gouttes, pour ne pas perdre un gros client ; les réas­su­reurs les ont imi­tés et bon nombre d’in­ter­mé­diaires indé­pen­dants également.

Celui ou celle qui aura ten­té récem­ment de sous­crire une dom­mages-ouvrage pour une mai­son indi­vi­duelle com­pren­dra à quel point le sys­tème est bloqué.

Le pro­blème n’est pas seule­ment éco­no­mique mais tout sim­ple­ment logique : les sous­crip­teurs ne savent pas ce qu’ils assurent (qu’est-ce qu’un bâti­ment ?) ni contre quoi (qu’est-ce que l’im­pro­prié­té à des­ti­na­tion ?) ni à quel prix (le vrai prix capi­ta­li­sé dépend des taux d’in­té­rêts futurs sur les quinze ou vingt pro­chaines années et des flux des sinistres). Il y a de quoi décou­ra­ger même les meilleures volontés.

Nous nous retrou­vons donc dans une situa­tion éco­no­mi­que­ment absurde dans laquelle le deuxième sec­teur d’ac­ti­vi­té éco­no­mique du pays (après l’a­groa­li­men­taire), le bâti­ment, a du mal à trou­ver des cou­ver­tures d’as­su­rance, alors que les assu­reurs pré­sents sont très réti­cents à aug­men­ter leur domaine d’in­ter­ven­tion ou à reve­nir sur cette branche et que les nou­veaux entrants regardent avec une sainte hor­reur la déli­ques­cence de la situa­tion, notam­ment à l’é­tran­ger (l’as­su­rance construc­tion est géné­ra­le­ment consi­dé­rée comme une mons­truo­si­té tech­no­cra­tique typi­que­ment fran­çaise ; le mot » décen­nale » est d’ailleurs intra­dui­sible : decen­nal en anglais, dezen­nal en allemand…

Pour ma part, j’ai vai­ne­ment essayé d’ex­pli­quer en anglais ce qu’é­tait » l’im­pro­prié­té à des­ti­na­tion « , je n’ai ren­con­tré que mines effa­rées chez des inter­lo­cu­teurs de six langues mater­nelles dif­fé­rentes. Si un lec­teur cha­ri­table a des idées…).

Plus grave encore, après la faillite de la socié­té d’as­su­rances Can­none, en 1992, dont les enga­ge­ments furent repris par la pro­fes­sion des assu­reurs, ce fut au tour d’ICS/Sprinks de dépo­ser son bilan en juillet 1999, entraî­nant une absence de garan­tie de fait non seule­ment d’as­su­rés de la branche décen­nale, mais aus­si d’autres branches comme la res­pon­sa­bi­li­té civile de droit commun.

Par effet de domi­nos, cer­tains assu­rés sinis­trés com­mencent à dépo­ser eux-mêmes leur bilan. Cette fois-ci, la pro­fes­sion, échau­dée (les pertes de Can­none, esti­mées ini­tia­le­ment à 60 MF seront en fait plus proches de 200 à 220 MF !) n’a accep­té que de reprendre en direct uni­que­ment les garan­ties RCD des­ti­nées à rem­bour­ser les indem­ni­tés DO de Sprinks. D’autres groupes montrent aujourd’­hui des insuf­fi­sances de pro­vi­sions inquiétantes…

Il appa­raît aujourd’­hui évident que seule une défi­ni­tion pré­cise et rapide du champ de l’as­su­rance construc­tion obli­ga­toire, ce qui néces­site une prise de conscience puis une volon­té poli­tique forte du Par­le­ment, pour­ra sau­ver ce qui peut encore l’être en France, afin de per­mettre aux assu­reurs de pou­voir refaire leur métier : gérer les risques au mieux et non de devoir épi­lo­guer déses­pé­ré­ment sur le sexe des anges.

De timides ten­ta­tives d’a­mé­lio­ra­tion du sys­tème se font jour, notam­ment au sein de la Com­mis­sion tech­nique de l’as­su­rance construc­tion (CTAC) sous l’é­gide du minis­tère de l’É­qui­pe­ment, mais après plus de trois ans de négo­cia­tions, et au moment où j’é­cris ses lignes, les dif­fé­rents acteurs n’ont tou­jours pas réus­si à se mettre d’ac­cord sur la déli­mi­ta­tion de l’as­su­rance construc­tion obli­ga­toire à pré­sen­ter au Parlement.

La juris­pru­dence quant à elle apporte à peu près à chaque semestre une évo­lu­tion majeure sur la notion d’im­pro­prié­té à des­ti­na­tion ou sur l’é­ten­due des garan­ties souscrites…

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Le lec­teur inté­res­sé pour­ra avec pro­fit se repor­ter au livre de Pierre Mau­rin, Connaître et Com­prendre l’as­su­rance construc­tion, édi­tions l’As­su­rance Fran­çaise, 1996.

Commentaire

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LAUBREAUX Eve­lynerépondre
26 septembre 2023 à 18 h 12 min

Sprinks ICS : ce n’est pas la branche construc­tion qui était à l’o­ri­gine de la dis­pa­ri­tion de la société
Assu­reur en dom­mages ouvrage il était le numé­ro 1 en terme de résul­tats en recours sur le mar­ché à l’é­poque et AXA
van­tait en exemple la ges­tion des sinistres et des recours DO
La source de la dis­pa­ri­tion de la socié­té était externe à la ges­tion de ce risque Ancienne direc­trice de la Société

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