La vitesse, élément clé de la stratégie

Dossier : Management, le conseil en première ligneMagazine N°688 Octobre 2013
Par Jean BERG

Une bonne stra­té­gie est non seule­ment le choix de la bonne direc­tion mais éga­le­ment (sur­tout, et de plus en plus) le choix de la bonne ampleur et de la bonne vitesse. Inves­tir 100 en Chine en cinq ans n’est pas la même chose que d’investir 50 en dix ans. Au final, les posi­tions, la com­pé­ti­ti­vi­té, la dyna­mique et la ren­ta­bi­li­té entre les deux situa­tions seront très différentes.

Le choix d’une vitesse ne doit pas être la consé­quence de la mise en œuvre opé­ra­tion­nelle et de la capa­ci­té des équipes à aller plus ou moins vite dans l’exécution de la stra­té­gie. Ce doit être le choix du pré­sident et de son comi­té exécutif.

REPÈRES
L’analyse a pos­te­rio­ri des échecs des entre­prises ou des pro­jets montre que géné­ra­le­ment l’orientation était bonne mais que la vitesse a été insuf­fi­sante. Ce qui abou­tit au constat : « Nous avons mené la bonne stra­té­gie mais nous avons échoué. » Une ana­lyse qui se révèle insuffisante.

La vitesse est une valeur

La créa­tion de valeur pour une entre­prise et ses action­naires dépend de sa com­pé­ti­ti­vi­té et de sa crois­sance. La com­pé­ti­ti­vi­té est fon­dée sur des posi­tions fortes, durables, per­met­tant de créer des bar­rières de prix, de coût, de marques, etc., en face des concurrents.

Le dif­fé­ren­tiel de vitesse explique le dif­fé­ren­tiel de compétitivité

La crois­sance per­met d’accroître cet avan­tage concur­ren­tiel, de géné­rer des res­sources sup­plé­men­taires et de faire croître les résul­tats et les cash-flows. Dans les métiers où existe une valeur au lea­der­ship et à la taille, le dif­fé­ren­tiel de vitesse explique le dif­fé­ren­tiel de compétitivité.

Vitesse relative et vitesse absolue

Ce constat est d’autant plus vrai que le niveau de crois­sance du mar­ché est éle­vé. Plus la crois­sance d’un mar­ché est forte, plus la vitesse est un enjeu cri­tique. Repre­nons l’exemple des socié­tés A et B. Sur un mar­ché en crois­sance de 2,5 % par an et une per­for­mance de A trois fois plus forte que le mar­ché et que celle de B, la dif­fé­rence de résul­tat d’exploitation entre A et B après cinq ans sera de 10. Si le mar­ché croît de 10 %, la dif­fé­rence sera de 60. Dans ce contexte, la ques­tion n’est pas de savoir si la vitesse est impor­tante, mais de savoir quelle est la vitesse néces­saire pour être com­pé­ti­tif et créer de la valeur.

Par consé­quent, la vitesse doit être défi­nie en rela­tif en fonc­tion des eco­no­mics, des leviers de com­pé­ti­ti­vi­té de l’industrie et de la crois­sance du mar­ché et des concur­rents. C’est à par­tir de cette exi­gence stra­té­gique que doit être défi­ni le plan opé­ra­tion­nel, et non l’inverse.

Crois­sance et rentabilité
Pre­nons deux socié­tés de taille 100, de marge 15, colea­ders d’un mar­ché pré­sen­tant une crois­sance de 10% par an et avec des effets d’échelle de l’ordre de 15 %. La socié­té A croît de 30% par an. Son accrois­se­ment de taille lui per­met de bais­ser les prix, ce qui lui per­met de gagner des parts de mar­ché. Après cinq ans, sa taille sera de 375 et sa marge en abso­lu de 55 (soit 15 % du chiffre d’affaires). La socié­té B croît de10 % par an (comme le mar­ché). Après cinq ans, elle aura une taille de 160. Pour suivre la crois­sance du lea­der, elle devra éga­le­ment bais­ser les prix. Sa marge sera néga­tive (– 5). Au final, le dif­fé­ren­tiel de vitesse entre les deux socié­tés abou­ti­ra à une situa­tion où la socié­té A sera com­pé­ti­tive et crée­ra de la valeur et où la socié­té B ne sera plus com­pé­ti­tive et détrui­ra de la valeur. Dans les deux cas, l’orientation aura été bonne mais la stra­té­gie de B aura été mau­vaise du fait d’une mau­vaise appré­cia­tion (ou d’une mau­vaise mise en œuvre) de la vitesse de développement.

S’adapter aux réalités

Dans le cas où l’ambition est trop forte par rap­port aux capa­ci­tés opé­ra­tion­nelles per­çues, il faut soit renon­cer, soit chan­ger d’approche (acqui­si­tions, par­te­na­riats, modèle d’activité dif­fé­rent, orga­ni­sa­tion spé­ci­fique, etc.).

Plus la crois­sance d’un mar­ché est forte, plus la vitesse est un enjeu critique

C’est ce qui s’est pas­sé sur le mar­ché de l’hôtellerie éco­no­mique en Chine. En 2007, le mar­ché était en forte crois­sance. L’acteur amé­ri­cain Super 8 (groupe Wynd­ham) a déci­dé d’accélérer sa crois­sance en pas­sant de trois ou quatre ouver­tures par an à plus de dix ouver­tures (soit une crois­sance annuelle de la chaîne de plus de 15 % par an). Or, sur un mar­ché où la taille du réseau est cri­tique (du fait de la rela­tion entre la part de mar­ché dans une région et le taux d’occupation des hôtels), les lea­ders ont connu une crois­sance beau­coup plus forte (de l’ordre de 300 nou­veaux hôtels par an pour Home Inns).

Vu des États-Unis, Super 8 connais­sait une crois­sance forte (+15%). Vu de Chine, cette crois­sance était trop faible et expli­quait les pertes opé­ra­tion­nelles impor­tantes (du fait du taux d’occupation faible par rap­port aux lea­ders). Dans le même temps, le lea­der Home Inns connais­sait des marges élevées .

Comment atteindre la vitesse optimum ?

La vitesse et l’ampleur d’un déve­lop­pe­ment sont un choix que doit défi­nir une entre­prise et non pas une contrainte qu’elle subit. Fixer le bon niveau et réus­sir à mettre en œuvre la bonne vitesse néces­site d’actionner cinq leviers.

  • Se foca­li­ser sur les priorités
    Une entre­prise avec un nombre d’axes de crois­sance limi­té va plus vite qu’une entre­prise avec de nom­breux pro­jets de crois­sance. Le top mana­ge­ment y consa­cre­ra davan­tage de temps et d’attention ; il pour­ra y contri­buer plus effi­ca­ce­ment. Les équipes seront obli­gées de réus­sir chaque axe de crois­sance car les impli­ca­tions seront signi­fi­ca­tives pour l’entreprise. Elles sau­ront mieux arbi­trer et poser des prio­ri­tés ; elles ne seront pas ten­tées de se disperser.
    Des approches trans­ver­sales pour­ront être envi­sa­gées et contri­buer au déve­lop­pe­ment de modèles inno­vants dans la mesure où les pro­jets seront en nombre limi­té. Il faut donc se foca­li­ser sur les prin­ci­paux pro­jets qui appor­te­ront la majeure par­tie de la croissance.
    Erreurs fré­quentes

    La pre­mière est de ne pas rap­pro­cher vitesse abso­lue et vitesse rela­tive. « Nous sommes per­for­mants parce que nous avons une crois­sance supé­rieure à 10% par an. »

    Si les concur­rents ont une crois­sance de 30% par an, la vitesse sera insuf­fi­sante. La seconde est d’invoquer les capa­ci­tés de l’entreprise. « Notre vitesse est limi­tée par notre capa­ci­té opérationnelle. »

    Si votre voi­ture de course ne peut atteindre plus de 100 km/h, soit vous chan­gez de voi­ture, soit vous ne par­ti­ci­pez pas à la course, soit vous vous asso­ciez avec une autre écu­rie. Vous ne déci­dez pas de viser la vic­toire avec votre voi­ture actuelle. Vous êtes sûr de perdre.

    TABLEAU 1​
    Sup​er 8, mal­gré 15 % de crois­sance annuelle, a connu une crois­sance trop faible par rap­port aux lea­ders et a per­du en com­pé­ti­ti­vi­té au cours des der­nières années.
    Source : socié­té, ana­lyse Estin & Co.

  • Allouer les moyens en cohé­rence par rap­port aux priorités
    Un pro­jet de crois­sance à fort enjeu doit don­ner lieu à des inves­tis­se­ments signi­fi­ca­tifs pour avoir un impact tan­gible. S’agissant d’investissements humains, les besoins humains doivent être anti­ci­pés tant au niveau qua­li­ta­tif que quan­ti­ta­tif pour sup­por­ter la crois­sance. Le pro­fil et l’expérience des col­la­bo­ra­teurs doivent être défi­nis pour la situa­tion telle que pré­vue dans trois à cinq ans et non pour la situa­tion actuelle.
    Prio­ri­té aux mar­chés en croissance
    Air Liquide a comme stra­té­gie d’investir dans les pays émer­gents. Il consacre plus​de 50% de ses inves­tis­se­ments à ces mar­chés (pour 20% de son chiffre d’affaires).
    TABLEAU 2
    Investissement Air Liquide dans les pays émergents
    Air L​iquide a for­te­ment accru ses inves­tis­se­ments dans les pays émer­gents au cours des der­nières années.
    Source : socié­té, ana­lyse Estin & Co.

    Sinon, le risque est de connaître des phé­no­mènes de « yoyo » avec des crises de crois­sance liées à la bonne adé­qua­tion entre les res­sources et les enjeux. Pour répondre à la crois­sance, les inves­tis­se­ments en opex (dépenses d’exploitation) seront plus signi­fi­ca­tifs que ceux des concurrents.
    Par exemple, pour accé­lé­rer la crois­sance dans les métiers de biens de grande consom­ma­tion, il est néces­saire d’investir en publi­ci­té et com­mu­ni­ca­tion. Il est par consé­quent logique d’investir plus que les 5 % tra­di­tion­nels du chiffre d’affaires à un ins­tant t et d’anticiper d’un an le mon­tant consa­cré à cet investissement.
    La logique est iden­tique pour les res­sources d’innovation. En matière d’investissements en capex (inves­tis­se­ments struc­tu­rels), la prio­ri­té de crois­sance don­née à une acti­vi­té (ou à un sec­teur) exige des inves­tis­se­ments signi­fi­ca­ti­ve­ment supé­rieurs à son poids dans le chiffre d’affaires ou le résul­tat d’exploitation.

  • Adap­ter les modèles aux enjeux de croissance
    Croître rapi­de­ment exige d’adapter les modèles d’activité à cette ambi­tion de crois­sance. De même, les modèles de crois­sance dans les pays émer­gents doivent per­mettre de répondre aux besoins des clients de ces mar­chés. Super 8 avait un concept de meilleure qua­li­té que Home Inns (chambres iden­tiques, avec fenêtre, cli­ma­ti­sa­tion indi­vi­duelle, etc.).

    Croître rapi­de­ment exige d’adapter les modèles d’activité

    Cepen­dant, le pre­mium de prix était insuf­fi­sant pour jus­ti­fier la dif­fé­rence de coûts, et le déploie­ment du concept était plus complexe.
    Home Inns pou­vait inves­tir rapi­de­ment dans toutes confi­gu­ra­tions immo­bi­lières (anciens bureaux, anciennes usines, etc.) en réno­vant à faible coût alors que Super 8 devait déve­lop­per des pro­jets en nou­velle construc­tion, plus longs à mettre en œuvre. L’arbitrage entre la qua­li­té du pro­duit et la rapi­di­té de lan­ce­ment est cri­tique. Trop tôt, cela risque de détruire le concept ; trop tard, cela risque de ne plus per­mettre de créer une dif­fé­rence signi­fi­ca­tive par rap­port aux concurrents.

  • Suivre les prio­ri­tés au niveau du mana­ge­mentL’arbitrage entre la qua­li­té du pro­duit et la rapi­di­té de lan­ce­ment est cri­ti­queLes enjeux de crois­sance signi­fi­ca­tifs doivent être sui­vis par le pré­sident ou le direc­teur géné­ral. Ce sont des pro­jets dont le suc­cès ou l’échec déter­mi­ne­ra le suc­cès ou l’échec de la per­for­mance de l’entreprise. Si l’on consi­dère qu’il ne doit pas être au niveau du pré­sident ou du direc­teur géné­ral, c’est que l’enjeu n’est pas suf­fi­sant. Il n’est alors pas stra­té­gique ou cri­tique pour l’entreprise.
  • Sim­pli­fier l’organisation
    Seule une orga­ni­sa­tion peu com­plexe per­met de croître rapi­de­ment. Cela passe par dif­fé­rentes actions : anti­ci­per les inves­tis­se­ments de crois­sance pour les fonc­tions prio­ri­taires, en quan­ti­ta­tif et en qua­li­ta­tif, en par­ti­cu­lier pour les pays à plus forts enjeux ; se foca­li­ser sur les fonc­tions cri­tiques per­met­tant de géné­rer la crois­sance, de dif­fé­ren­cier les sys­tèmes de moti­va­tion en fonc­tion des enjeux de croissance.
Inno­va­tion en rupture
La stra­té­gie d’Apple a tou­jours été de déve­lop­per des inno­va­tions de rup­ture très « dif­fé­ren­tiantes », de les déployer très vite mon­dia­le­ment, puis de les amé­lio­rer. L’iPhone 4 de pre­mière géné­ra­tion était consi­dé­ré au départ par ses concur­rents comme faible sur la télé­pho­nie (qua­li­té de récep­tion) et la pho­to­gra­phie. Ce n’était pas l’enjeu. La carac­té­ris­tique du pro­duit était d’offrir des pos­si­bi­li­tés au-delà de la télé­pho­nie et de la photographie.
Nou­veaux canaux de distribution
L’e‑commerce est sou­vent consi­dé­ré comme cri­tique par les dis­tri­bu­teurs. Il doit être sui­vi au niveau du top mana­ge­ment. C’est le choix fait par Gap en 2008. Aujourd’­hui, l’e‑commerce croît de plus de 25 % par an. Il contri­bue à près de 40% de la crois­sance et a per­mis à l’entreprise de connaître une crois­sance de 8% par an au cours des der­nières années, au lieu de 5% pour les maga­sins physiques.

Focalisation et simplicité

La vitesse et l’ampleur sont des élé­ments cri­tiques d’une stra­té­gie et sont sou­vent sous-esti­mées, à tort, au pro­fit de la direc­tion. Elles sup­posent une foca­li­sa­tion sur les prin­ci­paux enjeux, des inves­tis­se­ments signi­fi­ca­tifs, une orga­ni­sa­tion et un mode de fonc­tion­ne­ment cohé­rents par rap­port à ces enjeux.

Foca­li­sa­tion et sim­pli­ci­té sont les maîtres mots de la crois­sance. C’est vrai pour l’allocation des res­sources comme pour les organisations.

Déve­lop­per des plates-formes de sup­port dans les zones en croissance
Pour croître plus vite sur de nou­veaux mar­chés, il peut être utile de délo­ca­li­ser cer­taines fonc­tions cen­trales (res­sources humaines, finance, mar­ke­ting, juri­dique, etc.) pour amé­lio­rer la réac­ti­vi­té et l’agilité des équipes locales ; d’équilibrer recru­te­ments internes et externes et entre pro­fils locaux et expa­triés pour les crois­sances inter­na­tio­nales ; de bâtir, for­ma­li­ser un socle com­mun cultu­rel pour assu­rer l’intégration des nou­veaux venus et flui­di­fier les échanges ; et enfin de revoir et for­ma­li­ser les modes de fonc­tion­ne­ment et de délé­ga­tion, en par­ti­cu­lier dans les géo­gra­phies et cultures lointaines.

Estin & Co est un cabi­net inter­na­tio­nal de conseil en stra­té­gie basé à Paris, Londres, Zurich et Shan­ghai. Le cabi­net assiste les direc­tions géné­rales de grands groupes euro­péens, nor­da­mé­ri­cains et asia­tiques dans leurs stra­té­gies de crois­sance, ain­si que les fonds de pri­vate equi­ty dans l’analyse et la valo­ri­sa­tion de leurs investissements.

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