La troisième phase du nucléaire

Dossier : L'électricité nucléaireMagazine N°643 Mars 2009
Par Jacques LESOURNE (48)

Trois fac­teurs bien connus marquent l’environnement mon­dial actuel. Tout d’abord, l’émergence, très incer­taine il y a un quart de siècle, d’un large consen­sus scien­ti­fique, sur l’augmentation pro­gres­sive de la tem­pé­ra­ture moyenne mon­diale sous l’effet des gaz à effet de serre émis par les acti­vi­tés humaines. D’où l’acceptation géné­rale de la néces­si­té de réduire à terme très for­te­ment les émis­sions. Une chaîne de confé­rences inter­na­tio­nales a accom­pa­gné cette prise de conscience, de Kyo­to en 1992 à Bali en 2006 et à Copen­hague en 2009. Simul­ta­né­ment les pays de l’Union euro­péenne ont pris des mesures de maî­trise des émis­sions pour les années 2005–2007 et 2008–2012 et se sont mis d’accord fin 2008 pour la période 2012–2020.

REPÈRES
Les négo­cia­tions inter­gou­ver­ne­men­tales tant au niveau euro­péen qu’au niveau mon­dial montrent que la lutte contre le chan­ge­ment cli­ma­tique ne résulte pas d’un seul arbi­trage entre « le bie­nêtre » des géné­ra­tions pré­sentes et des géné­ra­tions futures, mais implique aus­si des arbi­trages entre les situa­tions des géné­ra­tions actuelles dans les dif­fé­rentes régions du monde. Et, à l’heure actuelle, l’on est encore loin d’un accord à l’échelle planétaire.

Il faut se méfier des pro­jec­tions à long terme en matière de consom­ma­tion d’énergie primaire

Les pros­pec­tives à long terme en matière de consom­ma­tion d’énergie pri­maire peuvent être sur­es­ti­mées, mais la limi­ta­tion des émis­sions de gaz à effet de serre est une nécessité.

En second lieu, le maxi­mum de la pro­duc­tion de pétrole annon­cé depuis des décen­nies par les pes­si­mistes semble se rap­pro­cher. Plus que d’un peak oil cher à cer­tains, un pla­teau semble plus pro­bable, la hausse du prix, les pro­grès tech­no­lo­giques et l’exploitation de pétroles non conven­tion­nels per­met­tant d’éviter une baisse de la pro­duc­tion. On s’accorde à pen­ser que le même phé­no­mène s’amorcera pour le gaz natu­rel au moins deux décen­nies plus tard.

Enfin, indé­pen­dam­ment de la crise conjonc­tu­relle actuelle de l’économie mon­diale, la demande future d’énergie pri­maire devrait croître for­te­ment sous l’effet de la crois­sance des pays d’Asie et plus géné­ra­le­ment de l’ancien tiers-monde. Certes, il faut se méfier des pro­jec­tions à long terme en matière de consom­ma­tion d’énergie pri­maire. Lors du pre­mier choc pétro­lier, toutes les éva­lua­tions faites pour la demande mon­diale en 2000 se sont révé­lées for­te­ment exa­gé­rées. Il en est pro­ba­ble­ment de même des pré­vi­sions faites il y a deux ans par l’Agence inter­na­tio­nale de l’énergie, de la demande de la Chine et de l’Inde, mais une cor­rec­tion des sur­éva­lua­tions ne change pas le pano­ra­ma d’ensemble.

Les trois phases du nucléaire
La pre­mière phase, cen­trée sur les années soixante-dix et les deux chocs pétro­liers de 1973 et 1979, a été une période d’expansion rapide dans quelques pays de l’OCDE, en URSS et dans l’Europe de l’Est. La deuxième qui couvre les quinze der­nières années du XXe siècle est mar­quée par le ralen­tis­se­ment, puis par l’arrêt des inves­tis­se­ments dans ce sec­teur. Avec le recul, ce retour­ne­ment est le résul­tat de deux enchaî­ne­ments : la baisse du prix des hydro car­bures (due à l’adaptation de l’économie mon­diale) a réduit ou anni­hi­lé la ren­ta­bi­li­té du nucléaire, les craintes res­sen­ties par les opi­nions publiques à l’égard de cette tech­no­lo­gie ont entraî­né des pays à prendre des déci­sions de gel des inves­tis­se­ments. Pen­dant cette période, le gaz natu­rel est appa­ru comme la meilleure source de pro­duc­tion d’électricité.
Depuis quelques années a com­men­cé une troi­sième phase, une phase de redé­mar­rage du nucléaire très dif­fé­rente de la pre­mière, en rai­son du contexte envi­ron­ne­men­tal et géo­po­li­tique actuel et du nombre de pays impliqués.

La place des diverses énergies primaires

Quelles conclu­sions peut-on rai­son­na­ble­ment tirer de ces projections ?

Les han­di­caps des éner­gies renouvelables

– L’hydroélectricité n’a guère de poten­tiel dans
les pays déve­lop­pés. Les pro­jets, sou­vent impor­tants dans le tiers-monde, ont de la peine à être finan­cés, faute de consom­ma­tions d’énergie suf­fi­santes dans leur zone.
– L’éolien est inter­mit­tent et tant que ne sera pas
réso­lu le dif­fi­cile pro­blème du sto­ckage de l’électricité cela sup­pose des inves­tis­se­ments com­plé­men­taires en capa­ci­tés sou­vent pro­duc­trices de CO2.
– Le solaire reste une voie pro­met­teuse si l’on peut abais­ser for­te­ment son coût, il per­met­tra de satis­faire les demandes peu denses et géo­gra­phi­que­ment dis­per­sées, mais répond mal aux besoins de zones de grandes consom­ma­tions d’activité.
– L’exploitation des cou­rants mari­times en est à un stade expérimental.

• L’essentiel de la pro­duc­tion pro­vien­dra encore long­temps du pétrole, du gaz natu­rel et du char­bon, tous trois émet­teurs de gaz car­bo­nique. D’où la néces­si­té, quand on uti­lise du char­bon pour pro­duire de l’électricité, d’avoir recours aux tech­no­lo­gies « cri­tiques » et « super­cri­tiques » qui éco­no­misent le com­bus­tible et de mettre au point des méthodes pour extraire et sto­cker le gaz car­bo­nique émis. Tout cela n’est pas simple à cause des ton­nages à traiter.
• Amé­lio­rer l’efficacité éner­gé­tique, c’est-à-dire accroître le rap­port de l’énergie uti­li­sée à l’énergie pri­maire consom­mée. Il y a beau­coup à faire dans les pays peu déve­lop­pés où les pertes dans les réseaux élec­triques sont consi­dé­rables et par­tout dans le monde en rédui­sant les consom­ma­tions spé­ci­fiques des équi­pe­ments consom­ma­teurs d’énergie.
• Aug­men­ter la part des éner­gies renou­ve­lables en déve­lop­pant les tech­no­lo­gies pour rendre leur coût accep­table, mais en dépit des effets, elles ont à vaincre de sérieux han­di­caps (cf. encadré).
• Vient enfin le nucléaire, dont le prix des hydro­car­bures gre­vé du coût des droits d’émission de CO2 aug­mente la ren­ta­bi­li­té, qui fait appel pour le moment à des réserves suf­fi­santes d’uranium et sur­tout qui devrait débou­cher dans quelques décen­nies sur les sur­gé­né­ra­teurs qui en feront pra­ti­que­ment une source d’énergie renouvelable.

Une troisième phase marquée par une vive reprise

Des opi­nions très diversifiées
En Europe, les Sué­dois sont sans doute les plus favo­rables parce que leur socié­té a la pra­tique de débats infor­més et sérieux où l’idéologie n’a qu’un rôle limi­té. À l’opposé, des pays comme la France ou l’Italie ont des opi­nions qui réagissent de façon plus émo­tive, à par­tir d’informations approxi­ma­tives et sous l’emprise de pré­sup­po­sés idéo­lo­giques (même si la France semble len­te­ment en voie de deve­nir un pays plus proche du nord de l’Europe). Quant à l’attitude favo­rable des Bul­gares et des Rou­mains à l’égard du nucléaire, elle s’explique, me semble-t-il, par l’entrée tar­dive de ces pays dans l’ère indus­trielle et par la faible influence qu’y jouent encore les cou­rants de pen­sée de l’Europe occidentale.

Ain­si, le chan­ge­ment cli­ma­tique et l’épuisement du pétrole débouchent sur la troi­sième phase du nucléaire, une phase de reprise vive car il faut à la fois se pré­pa­rer au rem­pla­ce­ment des cen­trales vieillis­santes de pre­mière géné­ra­tion (même si leur durée de vie se révèle infi­ni­ment plus longue qu’initialement pré­vu) et faire face aux nou­velles demandes dans un contexte de pénu­rie de cadres qua­li­fiés (puisque ceux qui ont assu­mé les inves­tis­se­ments de la pre­mière phase sont à la retraite et que les recru­te­ments de la seconde phase ont été minimes).

Cette nou­velle demande émane d’un cercle de pays beau­coup plus large que lors de la pre­mière phase puisqu’en dehors de la pre­mière liste on y trouve de nom­breux pays d’Asie (la Chine et bien­tôt l’Inde) ou l’Amérique latine (le Bré­sil). Ces cen­trales seront demain la pro­prié­té d’exploitants aux sta­tuts divers et il fau­dra veiller à ce que les condi­tions d’exploitation assurent la sécu­ri­té et la sûre­té néces­saires des installations.

Le constat satis­fai­sant que l’on peut faire de la fia­bi­li­té pas­sée des cen­trales nucléaires (à l’exception des cen­trales RBMK sovié­tiques du type de Tcher­no­byl) ne doit pas empê­cher de veiller au main­tien de normes strictes.
Face à cette mon­tée, cer­tains pays main­tiennent leur refus du nucléaire sur leur sol, mais leurs poli­tiques dif­fèrent : en Europe, si l’Autriche campe sur son refus, si la Suède repousse le sujet en exploi­tant au mieux ses cen­trales exis­tantes, si l’Italie débat, les autres pays ont les yeux tour­nés vers l’Allemagne où s’affrontent par­ti­sans et adversaires.
Aus­si faut-il évo­quer briè­ve­ment la ques­tion de l’acceptation du nucléaire et de l’influence que peuvent avoir les opi­nions publiques sur cette forme d’énergie.

Un avenir conditionné par des opinions versatiles

Les sur­gé­né­ra­teurs feront pra­ti­que­ment du nucléaire une source d’énergie renouvelable

Le sujet ne se réduit pas à la connais­sance des pour­cen­tages de « oui, non, peut-être, ne sait pas » dans les son­dages sur échan­tillons repré­sen­ta­tifs. Il est ren­du com­plexe par le nombre de fac­teurs en jeu. Je me bor­ne­rai à en pré­sen­ter quatre :
1) Si l’on com­pare les réponses des Alle­mands et des Fran­çais au même ques­tion­naire sur le nucléaire dans l’Eurobaromètre, on constate que leur dis­tri­bu­tion n’est pas tel­le­ment dis­tincte. Or, l’histoire du nucléaire est radi­ca­le­ment dif­fé­rente dans les deux pays. Pour­quoi ? Parce que les méca­nismes d’agrégation des pré­fé­rences indi­vi­duelles ne fonc­tionnent pas de la même manière dans les deux pays et que jouent aus­si un rôle les atti­tudes sur des sujets autres que le nucléaire.
Ain­si, le fédé­ra­lisme alle­mand, la loi élec­to­rale pour le Bun­des­tag, la nature des par­tis, la struc­ture syn­di­cale uni­fiée conduisent plus faci­le­ment en Alle­magne à l’expression poli­tique des atti­tudes éco­lo­giques. En France, au contraire, le rôle de l’État, le désir d’indépendance natio­nale, la frag­men­ta­tion syn­di­cale la loi élec­to­rale, la struc­ture des par­tis ne per­mettent guère aux Verts de deve­nir des par­te­naires indispensables. 
Par ailleurs, la mino­ri­té de contes­ta­taires vio­lents qui impres­sionne les médias mais n’apparaît pas dans les son­dages semble plus signi­fi­ca­tive en Alle­magne qu’en France.
 2) Les cultures natio­nales modèlent aus­si l’approche du pro­blème comme en attestent les exemples de l’encadré.
3) Il faut dis­tin­guer dans les atti­tudes les réponses géné­rales et les réac­tions à l’implantation de sites à proxi­mi­té. En géné­ral, les popu­la­tions qui vivent aux alen­tours de cen­trales nucléaires sou­haitent qu’elles soient renou­ve­lées ou déve­lop­pées par l’adjonction de tranches sup­plé­men­taires. Mais, en revanche, la majo­ri­té des popu­la­tions est hos­tile à l’ouverture, dans le voi­si­nage, de sites nucléaires ou d’ailleurs d’installations indus­trielles impor­tantes. Des enquêtes alle­mandes et bri­tan­niques le confirment.
On peut donc s’attendre à ce que les pays qui le pour­ront don­ne­ront la prio­ri­té au ren­for­ce­ment de sites existants.
4) Les cri­tiques à l’égard du nucléaire concernent d’une part les risques d’exploitation et d’autre part les risques liés au trai­te­ment des déchets. Le fonc­tion­ne­ment très régu­lier des cen­trales de la pre­mière phase (PWR, c’est-àdire REP ou BWR dans leur majo­ri­té) a pro­gres­si­ve­ment affai­bli la crainte des inci­dents d’exploitation, mais l’inquiétude sub­siste quant au deve­nir des déchets. Si peu d’individus connaissent les dif­fi­cul­tés réelles et la nature des réponses que leur apportent les États, la peur sourde de la radio­ac­ti­vi­té, conju­guée à l’angoisse devant la durée de vie de cer­tains déchets, entre­tient un malaise diffus.

Dès lors quelles conjec­tures formuler ?

Un grand nombre de pays feront appel au nucléaire

Devant le pla­fon­ne­ment pro­chain de la pro­duc­tion de pétrole et face à la néces­si­té de réduire les émis­sions de gaz à effet de serre, toutes les sources d’énergie sus­cep­tibles d’être exploi­tées à un coût rai­son­nable devront être déve­lop­pées. Les sources d’énergie renou­ve­lables n’y suf­fi­ront pas et un assez grand nombre de pays feront appel au nucléaire. Compte tenu du déclas­se­ment des cen­trales anciennes, la reprise des inves­tis­se­ments sera vive, à la limite des capa­ci­tés des construc­teurs, mais même dans ces condi­tions, la part de l’énergie nucléaire dans la consom­ma­tion d’énergie pri­maire res­te­ra modeste (12% en 2050 dans les esti­ma­tions de l’Agence inter­na­tio­nale de l’énergie en 2003).
Les opi­nions publiques res­tent fra­giles dans les pays déve­lop­pés. Elles ne sont pas prêtes à accep­ter dans le nucléaire les morts acci­den­telles entraî­nées depuis cent cin­quante ans par l’extraction du char­bon. Le moindre inci­dent les ferait vite bas­cu­ler et gros­si­rait, jusqu’à ce que la réa­li­té se venge, le nombre de ceux qui s’engouffrent dans l’utopie d’un monde vivant dès 2030 des seules éner­gies renou­ve­lables sans pétrole, ni nucléaire.

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