La traversée de l’hiver

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°561 Janvier 2001Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Brahms par Mikhaïl Rudy

Brahms est un musi­cien qui appelle la sub­jec­ti­vi­té, peut-être celui qui sus­cite le plus chez l’auditeur la remon­tée des sou­ve­nirs et, par­tant, de la mélan­co­lie des temps révo­lus et des dési­rs assou­vis mais dont la satis­fac­tion a été trop long­temps attendue.

Ren­dez-vous à Bray, de Del­vaux, un film rare et fort, rend compte mer­veilleu­se­ment de ce pou­voir qua­si unique ; il est bâti entiè­re­ment sur les trois Inter­mez­zi de l’opus 119, opus qui clôt l’ensemble des enre­gis­tre­ments des pièces pour pia­no de Brahms par Mikhaïl Rudy de 1988 à 1994, qui vient d’être repu­blié en cof­fret1.

Cet ensemble com­prend les Kla­vierstücke de l’opus 76, les Rhap­so­dies de l’opus 79, les Valses, les Varia­tions (sur un thème de Schu­mann, sur un thème de Haen­del, sur un thème hon­grois, sur le Sex­tuor à cordes, opus 18 – celui des Amants de Louis Malle), et puis les oeuvres de la fin de la vie de Brahms, les Fan­tai­sies, opus 116, les Inter­mez­zi, opus 117 et les Kla­vierstücke opus 118 et 119.

Nul n’a jamais joué aus­si “ vrai ”, à ce jour, ces pièces, que Rudy, avec cette pré­ci­sion pour les Varia­tions et sur­tout, sur­tout, ce désen­chan­te­ment et cette mélan­co­lie à peine dou­lou­reuse pour les pièces de la fin. Une par­faite musique d’hiver, à écou­ter avec un grog ou, mieux, un vin chaud aux épices – un glugg sué­dois – en se disant tout de même, sous peine de som­brer dans le déses­poir, que tout cela n’est, en défi­ni­tive, que de la musique.

Vengerov joue Dvorak et Elgar

Brahms a eu une influence majeure sur ses contem­po­rains et leurs dis­ciples, et cela n’est vrai ni de Schu­mann, ni de Schu­bert, ni même de Men­dels­sohn ; en cela, Brahms est le père de toute la musique tonale moderne. Nul besoin d’être musi­co­logue pour s’en convaincre, ni d’analyser les super­po­si­tions de rythmes ternaire/quaternaire, ou les enchaî­ne­ments har­mo­niques typi­que­ment brahm­siens : il suf­fit d’écouter Dvo­rak, Elgar, ou même Franck, Chaus­son et autres franckistes.

Cet héri­tage est par­ti­cu­liè­re­ment frap­pant dans deux oeuvres que vient d’enregistrer Maxim Ven­ge­rov, l’une avec le New York Phil­har­mo­nic diri­gé par Kurt Masur, l’autre avec Revi­tal Cha­cha­mov au pia­no : le Concer­to pour vio­lon de Dvo­rak, et la Sonate pour vio­lon et pia­no d’Elgar2.

Le Concer­to de Dvo­rak est, inex­pli­ca­ble­ment, peu joué, moins en tout cas que les grands concer­tos roman­tiques du réper­toire, et ceux qui ne le connaissent pas pour­raient en déduire qu’il s’agit d’une oeuvre mineure, à tort.

Très proche du Concer­to de Brahms, dont il est une sorte de jumeau, mais rien moins qu’un démar­quage, et très per­son­nel en même temps, on peut à bon droit en pré­fé­rer au moins l’ada­gio, au lyrisme poi­gnant, au mou­ve­ment lent de celui de Brahms.

La Sonate d’Elgar, elle, a été com­po­sée en 1918, et elle est à la fois dans la lignée des Sonates de Brahms et de celles de Franck et Lekeu. Sur­tout, c’est ce qu’Elgar – l’auteur de l’inénarrable Pump and Cir­cum­stances, repris chaque année en choeur par le public des Pro­me­nade Concerts à l’Albert Hall – a écrit de plus fort, et l’un des rares dia­mants de la musique anglaise du XXe siècle.

Deux oeuvres dont la décou­verte vous réser­ve­ra des joies fortes et inat­ten­dues, d’autant que Ven­ge­rov a main­te­nant atteint la plé­ni­tude de son jeu chaud et lyrique, qui fait ici mer­veille aus­si bien que dans ses enre­gis­tre­ments – qui seraient légen­daires s’ils n’avaient moins de dix ans – des Concer­tos de Pro­ko­fiev et Chostakovitch.

Latinos encanaillés : Piazzolla et Barenboïm

La mode est, pour les musi­ciens dits clas­siques (la dis­tinc­tion remonte à peine au XIXe siècle), à l’aventure dans des genres qui relèvent de la musique popu­laire : tan­gos (Kre­mer), musique kletz­mer (Perl­man). Baren­boïm, touche-à- tout hyper­doué, s’est déjà essayé au tan­go (Mi Bue­nos Aires Que­ri­do). Le voi­ci aujourd’hui, Argen­tin éga­ré plus au Nord, dans des sam­bas, réunies sous le titre de Bra­si­lian Rhap­so­dy3, avec un petit ensemble – bois, per­cus­sion, voix.

Il y a deux Sau­dades de Mil­haud, mais tout le reste est musique popu­laire indis­cu­ta­ble­ment et trai­té comme tel, au pre­mier degré, avec des stan­dards de Jobim et autres Car­do­so. C’est joli­ment joué, par­faite musique de fond si vous atten­dez des amis, mais Brahms n’a‑t-il pas com­men­cé sa car­rière comme pia­niste de brasserie ?

Piaz­zol­la, lui, était un com­po­si­teur de musique tra­di­tion­nelle qui a intel­lec­tua­li­sé le tan­go tout en s’en défen­dant (“ Une musique faite pour être jouée par des musi­ciens à moi­tié soûls, dans un bor­del ”, disait-il). On publie aujourd’hui un enre­gis­tre­ment de Piaz­zol­la et ses amis réa­li­sé à New York en 1987 sous le titre The rough dan­cer and the cycli­cal night4. C’est vrai­ment de la musique canaille, que Piaz­zol­la a écrite, arran­gée et jouée mieux que per­sonne. Et ce trai­te­ment du ban­do­néon, que celui qui a visi­té l’Amérique latine ne pour­ra plus oublier, n’appartient qu’à lui ; ou plu­tôt c’est lui qui l’a renou­ve­lé, ouvrant ain­si la voie à ceux qui sont venus ensuite, notam­ment le Cuar­tet­to Cedron.

Vivaldi, encore – Callas, toujours

L’Orchestre Baroque de Venise s’est don­né pour tâche de dépous­sié­rer la musique baroque, et de l’interpréter libre­ment, comme à l’époque. Le résul­tat est assez vivi­fiant, comme on peut en juger avec les Sai­sons et trois Concer­tos pour vio­lon5. C’est vif, pré­cis, pas coin­cé, et cela renou­velle agréa­ble­ment les inter­pré­ta­tions qui ont fait date, aujourd’hui dépas­sées, des Musi­ci et autres ensembles cou­ra­geux et nova­teurs qui avaient tiré Vival­di de l’oubli.

Cela étant dit, Vival­di est un musi­cien foi­son­nant et léger, et il ne faut pas cher­cher dans sa musique autre chose que le plai­sir de l’instant qui passe, comme dans… Piazzolla.

Enfin Maria Cal­las, puisqu’il faut en pas­ser par là, même si l’on est exas­pé­ré par le bat­tage média­tique ancien et actuel. Ce fut indis­cu­ta­ble­ment une diva, par­mi les plus grandes, et l’exploitation qui a été faite – et qui l’est encore – de son image, ne doit pas faire oublier son talent, et sur­tout sa pré­sence scé­nique, non per­cep­tible au disque.

Il y a eu des voix, notam­ment fran­çaises, plus pures dans le bel can­to. Cal­las ne lais­se­ra pas une trace impé­ris­sable dans Mozart, encore moins dans Wag­ner. Mais c’est une légende, et c’est comme telle qu’il faut la juger aujourd’hui.

Un cof­fret super­be­ment pré­sen­té (ico­no­gra­phie, etc.) pré­ci­sé­ment nom­mé Maria Cal­las, la légende ras­semble une tren­taine d’airs de Bel­li­ni, Puc­ci­ni, Gior­da­no, Ver­di, et aus­si Mas­se­net, Meyer­beer, Saint-Saëns, Char­pen­tier, de celle qui fut une des idoles du XXe siècle6.

On peut être irra­tion­nel et se pâmer, ou être cri­tique et réser­vé. Mais Cal­las est désor­mais inté­grée, avec Elvis Pres­ley et d’autres, dans le pan­théon des artistes popu­laires. Et le peuple ne sau­rait avoir tort.

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1. 3 CD EMI.
2. 1 CD TELDEC.
3. 1 CD TELDEC.
4. 1 CD NONESUCH.
5. 1 CD SONY.
6. 2 CD EMI.

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