La sagesse des grands investisseurs

Dossier : ExpressionsMagazine N°672 Février 2012
Par Cédric COIGNARD (95)

Sur la période 1991–2010, la per­for­mance moyenne des fonds inves­tis en actions amé­ri­caines a été de 9,9 % par an, tan­dis que celle réa­li­sée par l’investisseur moyen dans ce même uni­vers de fonds n’a été que de 3,8%1.

Les déci­sions d’entrée-sortie du mar­ché ou de rota­tion entre sec­teurs, pays ou styles d’investissement, prises dans l’espoir d’éviter des cor­rec­tions ou de béné­fi­cier de sup­po­sés « nou­veaux para­digmes », ont conduit l’investisseur moyen à s’auto-infliger une péna­li­té de près de 60 % du ren­de­ment total.

L’investisseur pri­vé moyen n’atteint sur longue période que 40 % du ren­de­ment du marché

Face à un tel constat, l’investisseur pri­vé sou­hai­tant déve­lop­per son patri­moine à long terme par l’investissement sur les mar­chés finan­ciers (et plus par­ti­cu­liè­re­ment sur les mar­chés actions) peut légi­ti­me­ment s’interroger sur la dif­fi­cul­té de la tâche, et cher­cher les écueils à évi­ter. Il peut être aidé par la (re)lecture des prin­cipes qu’ont appli­qués patiem­ment et métho­di­que­ment sur plu­sieurs décen­nies quelques inves­tis­seurs légen­daires comme War­ren Buf­fett, Ben­ja­min Gra­ham, John Tem­ple­ton, Peter Lynch ou Seth Klarman.

Si cha­cune de ces figures du pan­théon de l’investissement a ses par­ti­cu­la­ri­tés, on peut néan­moins dis­tin­guer quelques prin­cipes com­muns, que l’investisseur pri­vé peut uti­li­ser comme guide.

Le biais fondamental

Principe 1 – Focalisation sur les caractéristiques intrinsèques d’un actif (« biais fondamental »)

L’évolution du prix d’un actif n’échappe pas à la règle de confron­ta­tion de l’offre et de la demande : plu­tôt que d’analyser un cas d’investissement à tra­vers ses carac­té­ris­tiques fon­da­men­tales de géné­ra­tion de pro­fit, foca­li­ser ses efforts sur l’anticipation de l’opinion (qu’elle soit jus­ti­fiée ou non) que s’en for­ge­ront à court terme les autres inves­tis­seurs n’est pas dénué de sens.

Des por­te­feuilles concentrés
Le corol­laire du biais fon­da­men­tal des grands inves­tis­seurs est géné – rale­ment la consti­tu­tion de porte – feuilles concen­trés (l’important tra­vail de recherche puis de sui­vi implique un nombre réduit de posi­tions), avec une pré­pon – dérance de socié­tés « de qua­li­té » (modèles d’affaires supé­rieurs, par oppo­si­tion aux situa­tions concur­ren­tielles médiocres – même ache­tées à un prix très bas – ou aux cas de redressement).

Ben­ja­min Gra­ham, père du value inves­ting, nom­mait la pre­mière approche « inves­tis­se­ment » par oppo­si­tion à la deuxième approche qu’il appe­lait « spé­cu­la­tion ». Force est de consta­ter que la plu­part des finan­ciers de légende, en com­men­çant par War­ren Buf­fett, appar­tiennent à la pre­mière caté­go­rie : le cœur de leur pro­ces­sus de déci­sion réside dans l’analyse appro­fon­die de modèles d’affaires de socié­tés, de la qua­li­té de leur mana­ge­ment et de la péren­ni­té de leur avan­tage concur­ren­tiel, et non dans la pré­dic­tion des chan­ge­ments d’avis d’autres investisseurs.

Même Georges Soros, lec­teur (et anti­ci­pa­teur) remar­quable du com­por­te­ment des acteurs du mar­ché, ne s’affranchit pas d’une ana­lyse fon­da­men­tale appro­fon­die, cher­chant à iden­ti­fier des situa­tions dans les­quelles sa thèse fon­da­men­tale et la dyna­mique de mar­ché se ren­forcent mutuel­le­ment (ce qu’il nomme la réflexivité).

L’investisseur pri­vé peut en consé­quence rai­son­na­ble­ment pri­vi­lé­gier (au moins pour le cœur de son por­te­feuille) une approche fon­da­men­tale fai­sant la part belle à des socié­tés que lui ou ses conseillers com­prennent et ont minu­tieu­se­ment ana­ly­sées, par oppo­si­tion aux stra­té­gies opaques cen­sées cap­ter au mieux la der­nière ten­dance du marché.

Le biais de la valeur

Principe 2 – Évaluation conservatrice et scepticisme permanent (« biais value »)

La seconde carac­té­ris­tique que par­tagent nombre d’investisseurs légen­daires est celle d’accorder une place pré­pon­dé­rante à l’exercice de valo­ri­sa­tion et d’appliquer le plus sou­vent un prin­cipe de « marge de sécurité ».

En d’autres termes, beau­coup recon­naissent que la meilleure ges­tion de leur risque d’erreur consiste à payer un prix sub­stan­tiel­le­ment infé­rieur à l’estimation qu’ils font de la valeur d’un actif. Ils mesurent par ailleurs le risque en esti­mant le poten­tiel de perte per­ma­nente en capi­tal, et non la vola­ti­li­té à court terme du prix des actifs (et encore moins les écarts de sui­vi d’un indice de marché).

Valo­ri­sa­tion tan­gible et normalisée
L’estimation de la valeur uti­li­sée par les grands inves­tis­seurs est géné­ra – lement déri­vée de plu­sieurs méthodes (par oppo­si­tion à la simple lec­ture d’un mul­tiple de valo­ri­sa­tion comme le P/E ou le P/B). Elle est sou­vent basée sur des hypo­thèses « microé­co­no­mi­que­ment tan­gibles » (couple ren­ta­bi­li­té du capi­tal inves­ti / crois­sance pour cer­tains, coût réel de rem­pla­ce­ment des actifs pour d’autres, etc.) et nor­ma­li­sées (pour s’affranchir de l’excès d’optimisme ou de pes­si­misme, selon le posi­tion­ne­ment dans le cycle éco­no­mique, que pro­cure le simple pro­lon­ge­ment des der­niers résultats).

Cet exer­cice de valo­ri­sa­tion se fait géné­ra­le­ment dans le cadre d’un scep­ti­cisme per­ma­nent à l’égard de toute pré­dic­tion macroé­co­no­mique à court ou moyen terme. Les faits ne donnent pas tort à cette défiance : une étude de Legg Mason montre que, sur la période 1982- 2010, le consen­sus des éco­no­mistes quant à la direc­tion des taux d’intérêts longs amé­ri­cains à un hori­zon de six mois (étude semes­trielle du Wall Street Jour­nal) s’est trom­pé 37 fois sur 57.

L’investisseur pri­vé peut hum­ble­ment faire sien ce prin­cipe de marge de sécu­ri­té, et se mon­trer scep­tique quant à sa capa­ci­té – comme celle des experts – à pré­voir (avant le mar­ché) les chan­ge­ments macroé­co­no­miques à court terme (en par­ti­cu­lier lorsque la vision consen­suelle est celle d’une évo­lu­tion radi­ca­le­ment dif­fé­rente des moyennes his­to­riques, le fameux « cette fois c’est différent »).

Le biais d’indépendance

Principe 3 – Patience, discipline et résistance à la pression des pairs (« biais d’indépendance »)

Une dis­ci­pline intellectuelle
La patience est plus facile à décrire qu’à appli­quer : dif­fi­cile de res­ter insen­sible lorsque le mar­ché pousse à la baisse le cours d’un actif sur lequel la déci­sion d’investissement a déjà été implé­men­tée, ou mar­gi­na­lise les inves­tis­seurs clair­voyants qui se tiennent à l’écart d’un actif dont plus aucune hypo­thèse fon­da­men­tale rai­son­nable ne jus­ti­fie le cours.

Si un hori­zon de temps court et des stra­té­gies d’achats-ventes fré­quents peuvent indé­nia­ble­ment géné­rer un pro­fit consé­quent (du moins avec les faibles coûts de tran­sac­tion et les outils appro­priés que pos­sèdent cer­tains fonds alter­na­tifs ou banques d’investissement), force est de consta­ter que la plu­part des grands inves­tis­seurs de ces cin­quante der­nières années ont plu­tôt été des inves­tis­seurs patients, à l’horizon de temps (très) supé­rieur aux acteurs moyens du marché.

Cette patience s’explique notam­ment par des pro­ces­sus d’investissement ne repo­sant pas sur une ten­ta­tive d’anticipation pré­cise du mar­ché (mar­ket timing) : plu­tôt que s’essayer à cet exer­cice qu’ils jugent très aléa­toire (Peter Lynch allait jusqu’à décla­rer que « les inves­tis­seurs perdent plus d’argent en essayant d’anticiper les cor­rec­tions qu’au cours des cor­rec­tions elles­mêmes »), ces inves­tis­seurs ont choi­si de s’assurer de la qua­li­té de l’actif et de la marge de sécu­ri­té que le mar­ché leur offre, sans avis sur l’évolution pré­cise du prix de l’actif jusqu’à ce que leur point de vue devienne consensuel.

C’est là que la force de carac­tère, l’indépendance d’esprit et la dis­ci­pline intel­lec­tuelle séparent l’investisseur sage de celui qui pen­sait l’être, ce der­nier aban­don­nant géné­ra­le­ment son pro­gramme d’investissement au pire moment et, par là même, s’auto-infligeant la péna­li­té de per­for­mance évo­quée plus haut.

L’analyse avant les émotions

L’investisseur doit pri­vi­lé­gier l’investissement dans des socié­tés qu’il comprend

Les trois prin­cipes énon­cés peuvent paraître sim­plistes, mais si les plus brillants esprits de l’investissement les ont appli­qués avec suc­cès, l’investisseur pri­vé peut hum­ble­ment s’en ins­pi­rer. Il maxi­mi­se­ra ain­si ses chances d’éviter les décon­ve­nues que s’inflige régu­liè­re­ment l’investisseur moyen, tout comme ses chances de sai­sir, lorsqu’elles se pré­sen­te­ront, les oppor­tu­ni­tés d’investir à bon prix dans des actifs qui lui per­met­tront de déve­lop­per son patri­moine sur le long terme. Gageons que, dans un monde où tant le niveau d’endettement que les pra­tiques moné­taires sont extrêmes, ces oppor­tu­ni­tés se pré­sen­te­ront à l’investisseur patient, dis­ci­pli­né, fon­dant ses choix sur l’analyse plu­tôt que sur ses émotions.

1. Quan­ti­ta­tive Ana­ly­sis of Inves­tor Beha­vior par Dal­bar, Inc. (March 2011) et Lipper.

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