La Russie autrement

Dossier : ExpressionsMagazine N°701 Janvier 2015
Par Christian MÉGRELIS (57)

Il y a quelques années, à Kras­no­dar, pas loin de la mer Noire, le patron d’une impor­tante usine me reçoit pour dis­cu­ter d’un appel d’offres.

Bureau typi­que­ment sovié­tique, avec table en T et médailles aux murs. Je le ren­contre pour la pre­mière fois. Il est visi­ble­ment gêné. J’attends donc qu’il m’annonce une mau­vaise nouvelle.

“ Une grande capacité à corriger ses erreurs ”

Il me demande si je connais bien le four­nis­seur des pièces maî­tresses de l’unité à recons­truire. Bizarre. Nous avons sélec­tion­né ce fabri­cant fran­çais il y a plu­sieurs années. Il m’apprend qu’il a fait par­ve­nir une offre à prix cas­sé par le canal d’un concur­rent allemand.

Je tra­vaille sur tous les conti­nents, rien ne me sur­prend. Mais c’était la pre­mière fois qu’un client pre­nait le temps de m’informer de ce genre d’incident, ajou­tant qu’il était déso­lé d’un tel com­por­te­ment. C’est très russe. En Rus­sie, toute rela­tion est d’abord humaine.

Le plan des cinq cents jours

J’ai décou­vert l’URSS quelques années avant sa dis­so­lu­tion par les Russes, les Bela­rus et les Ukrai­niens entraî­nés par Boris Eltsine.

Les der­nières années Gor­bat­chev avaient été par­mi les plus heu­reuses de ma vie pro­fes­sion­nelle. On com­men­çait à balayer les gra­vats de l’ère « socia­liste » et on rêvait, moi plus qu’un autre, d’une nou­velle URSS, grande puis­sance paci­fique trou­vant sa place par­mi les nations démocratiques.

“ Une lente évolution vers les Lumières ”

Ins­tal­lé par les hasards de la vie au cœur du pou­voir, je fai­sais par­tie des apôtres et des ingé­nieurs d’une double révo­lu­tion : éco­no­mique avec le « Plan des cinq cents jours » pour libé­ra­li­ser l’économie, et poli­tique avec la recon­nais­sance offi­cielle de l’Union euro­péenne comme inter­lo­cu­teur par l’URSS.

Tout cela n’a duré que l’espace de deux prin­temps avant que la Rus­sie ne soit empor­tée dans le tour­billon de la « thé­ra­pie de choc » du bon doc­teur Sachs, que les Russes n’ont pas fini de payer.

De cette époque, j’ai conser­vé une grande confiance dans les capa­ci­tés de ce peuple à cor­ri­ger ses erreurs et à res­ter lucide sur lui-même et son his­toire. Ce n’est pas si courant.

La succession de l’empire romain

Je suis arri­vé en URSS avec une grille de lec­ture peu com­mune. Toute mon enfance a été ber­cée par le sou­ve­nir de l’Empire romain orien­tal, qu’ici on appelle Byzance, ce qui le rétré­cit singulièrement.

UN PAYS ARRIÉRÉ

Je me souviens d’un soir où la fine fleur du capitalisme européen, réunie dans un « sanatorium » des environs de Moscou, avait décidé de faire une balade à pied en attendant le dîner. Elle revint effarée du village voisin en demandant à nos hôtes ce qui se passait. Ils n’avaient vu ni rues asphaltées, ni éclairage public, pas le moindre magasin et personne dans la rue. Pensant qu’il s’agissait d’un village abandonné, ils s’entendirent répondre par le Premier ministre de l’époque : « Ça vous étonne ? Ne savez-vous pas que l’URSS est un pays arriéré ? »

Pour moi, la plus grande catas­trophe de l’histoire a été la chute de Constan­ti­nople, seconde Rome.

Un demi-mil­lé­naire plus tard, nous vivons au quo­ti­dien les consé­quences de cette chute qui a rom­pu les digues orien­tales de notre civi­li­sa­tion. Mos­cou s’est immé­dia­te­ment affir­mée comme troi­sième Rome, capi­tale de l’orthodoxie, la « foi correcte ».

C’est le tsar, et pas l’empereur ger­ma­nique, qui avait héri­té de la digni­té impé­riale léguée par Rome. Voi­là à quoi je pen­sais en abor­dant cet empire que je ne connais­sais pas. Je me ren­dis vite compte que ma saga fami­liale (les Grecs de la mer Noire se consi­dé­raient comme Romains) consti­tuait un puis­sant attrait pour des Russes civi­li­sés par Constantinople.

Plu­sieurs tsars et tsa­rines des XVIIIe et XIXe siècles n’avaient-ils pas rêvé d’en faire la capi­tale de l’Empire ? Cathe­rine n’a pas été loin d’y par­ve­nir. Ain­si j’avais en moi une porte par laquelle ils savaient pou­voir entrer et être compris.

La bar­rière de la langue deve­nait presque secon­daire. En plai­san­tant, je leur disais qu’un peuple pour lequel Basile II le Bul­ga­roc­tone fai­sait par­tie de l’histoire ne pou­vait pas m’être étranger.

La fin du socialisme

La reli­gion, ultime recours du peuple. La cathé­drale du Christ-Sau­veur et le pont du Patriar­cat. © VLADIMIR SAZONOV – FOTOLIA

La fin du socia­lisme à la sovié­tique me parais­sait dans l’ordre des choses. Mais les abus de l’autocratie, sui­vis des hor­reurs du socia­lisme, fai­saient de la liber­té un objec­tif loin­tain qui ne pour­rait être atteint qu’au bout d’une lente évo­lu­tion vers ces « Lumières » dont avait béné­fi­cié l’ouest de l’Europe.

J’espérais que des per­son­nages vision­naires comme Mikhaïl Gor­bat­chev amor­ce­raient cette évo­lu­tion. Il a été, hélas, rem­pla­cé par des oppor­tu­nistes sans vision qui abusent du popu­lisme et de la déma­go­gie panslaviste.

Fusionner des cultures éloignées

Comme les Romains, les Russes ont tou­jours eu conscience de faire par­tie d’un empire. Voi­là une culture à peu près incom­pré­hen­sible à des Euro­péens continentaux.

Elle apprend la tolé­rance et se fami­lia­rise avec la diver­si­té. Le Russe est un métis de Slave, de Scan­di­nave et de Tatar. C’est sans doute ce qui explique la beau­té des femmes. Mais c’est aus­si ce qui le rend si dif­fé­rent des Euro­péens, mal­gré un sang au moins aus­si mêlé. Fusion­ner des cultures aus­si éloi­gnées que la culture euro­péenne et la culture mon­gole pro­duit des résul­tats détonnants.

Avoir, au milieu de son ter­ri­toire, d’immenses com­mu­nau­tés musul­manes encla­vées oblige à des conces­sions men­tales, sociales, éco­no­miques et reli­gieuses dont nous n’avons pas la moindre idée. Même si 95 % des Mos­co­vites ne sont jamais allés en Extrême-Orient, ils gardent dans un coin de leur sub­cons­cient le regret de la vente de l’Alaska, comme nous celle de la Louisiane.

Dans l’URSS de 1990, les horaires des vols inté­rieurs de l’Aeroflot, résu­més sur un immense pan­neau presque indé­chif­frable, étaient ren­sei­gnés en heure de Moscou.

Le plus grand empire du monde

Les Russes, qui ont réus­si, mal­gré la chute de l’URSS, à gar­der le plus grand empire du monde, en sont très contents. C’est la grille avec laquelle il faut lire le conflit ukrai­nien de 2014, bien plus com­plexe que nous l’imaginons.

L’Empire a été une créa­tion com­mune des deux peuples, et l’Ukraine, qui en a été exclue par les accords de 1991 qui ont dis­sous l’URSS, ne l’a tou­jours pas digéré.

Difficiles à supporter

Les Russes sont dif­fi­ciles à sup­por­ter. Les femmes, quand elles sont jeunes, demandent tout, et en vieillis­sant encore davan­tage. Les hommes sont rustres et autoritaires.

“ Pour travailler avec les Russes, il faut les aimer ”

La socié­té russe, en sacri­fiant au culte de l’argent, n’a fait qu’aggraver nombre de ses défauts et, prise glo­ba­le­ment, n’est pas très sym­pa­thique. Pour tra­vailler avec les Russes, il faut les aimer. C’est-à-dire dépas­ser les appa­rences pour atteindre la réa­li­té des êtres. Ça vient vite ou ça ne vient jamais.

J’ai la chance de leur être com­pré­hen­sible. C’est ce qui m’a per­mis de pas­ser de la sphère du pou­voir à celle des affaires au moment où la « thé­ra­pie de choc » met­tait sur le mar­ché des mil­liers d’entreprises fraî­che­ment pri­va­ti­sées, tech­ni­que­ment dépas­sées, abso­lu­ment fau­chées mais avec des poten­tiels qu’il fal­lait déceler.

Celles avec les­quelles j’ai com­men­cé l’aventure n’avaient guère d’autre choix que d’accepter les idées du pre­mier Occi­den­tal qui tapait à leur porte. Je me suis fait la répu­ta­tion de savoir orga­ni­ser des finan­ce­ments com­pli­qués qui per­met­taient de réno­ver l’outil indus­triel d’usines fabri­quant des pro­duits exportables.

Rénover des monstres industriels

C’est ain­si que j’ai pris la suc­ces­sion d’un étrange per­son­nage qui avait ven­du à Bre­j­nev une dou­zaine d’énormes usines d’engrais à l’époque où les terres vierges étaient à la mode. J’ai pas­sé dix ans de ma vie à réno­ver ces monstres indus­triels qui, en expor­tant l’essentiel de leur pro­duc­tion, ont pros­pé­ré, de manière para­doxale, au milieu d’une agri­cul­ture rui­née par le socialisme.

Tout cela a été bâti sur la confiance que j’avais, mal­gré moi, ins­pi­rée à mes interlocuteurs.

Un personnage grandiose

Mon oli­garque favo­ri, appe­lons le Dimi­tri, qui m’a fait, jusqu’à sa retraite, une confiance illi­mi­tée, est un per­son­nage gran­diose qui réunit en lui beau­coup des défauts des grands kom­so­mols de la Per­es­troï­ka qui ont mis le pays en coupe réglée pour se construire des for­tunes pyramidales.

L’Empire russe a gardé, à travers tous les régimes, le modèle de l’Empire romain oriental. En quatre-vingts ans, les socialistes n’ont pas eu raison de l’Église. Dès leur disparition, elle est sortie des catacombes pour occuper la place qu’elle avait à l’époque des Tsars : celle de l’ultime recours du peuple. La construction de la nouvelle cathédrale orthodoxe au bord de la Seine, aux frais de la Fédération de Russie, est, avec la réception en chef d’État du patriarche de Constantinople l’an dernier, l’expression la plus actuelle de cette relation fusionnelle qui est d’abord existentielle.
Ces événements avaient été précédés, voici une bonne dizaine d’années, par la grandiose reconstruction de la cathédrale du Sauveur de Moscou érigée en souvenir de la défaite des Français puis dynamitée dans les années 1930 par le régime socialiste pour faire place à une piscine.

Mais il a aus­si gar­dé les qua­li­tés de ces grands patrons de l’URSS qui, ido­lâ­trés par leur per­son­nel, étaient des ava­tars des barines de l’Empire. Elles manquent cruel­le­ment aux oli­garques qui ne rai­sonnent plus qu’en termes abs­traits et pour qui l’humanité se résume à un club de foot et à la cen­taine de people pique-assiettes qu’ils réunissent l’été sur leurs super-yachts.

Venant du bas de la socié­té, éle­vé aux frais de l’État, Dimi­tri a gar­dé de ses années de galère une sim­pli­ci­té rafraî­chis­sante. Son ascen­sion dans le monde indus­triel des années quatre-vingts, période où la désor­ga­ni­sa­tion ins­ti­tu­tion­na­li­sée obli­geait à tri­cher pour sur­vivre, l’a doté d’une volon­té farouche et d’un carac­tère entier. La pros­pé­ri­té de l’entreprise jus­ti­fiait les moyens les moins avouables.

Confron­té à la thé­ra­pie de choc, il a déci­dé de res­ter à son poste et de tout faire pour conser­ver son groupe indus­triel. Réus­sis­sant au-delà de toute espé­rance, il a gagné sa place dans le club des mil­liar­daires russes, mais n’a jamais accep­té de faire équipe avec eux.

Il est res­té le capi­taine d’industrie qu’il avait tou­jours été, gérant d’une main de fer, se bat­tant comme un dam­né chaque fois qu’on tente de rache­ter son groupe, envi­ron une fois tous les cinq ans. Ne vivant que par et pour les usines qu’il avait construites de ses mains, par­fai­te­ment ouvert aux exi­gences tech­niques et mana­gé­riales actuelles, ris­quant en per­ma­nence sa for­tune dans l’amélioration de son outil de pro­duc­tion, Dimi­tri a tou­jours su qu’il construi­sait la Rus­sie de demain.

C’est de ce genre de per­son­nage dont a besoin la Rus­sie du XXIe siècle.

Sauver les apparences

VIRGILIUS ERICHSEN, PORTRAIT ÉQUESTRE DE CATHERINE II.
« Je suis Cathe­rin, et je mour­rai Cathe­rin » (Vol­taire).
VIRGILIUS ERICHSEN, PORTRAIT ÉQUESTRE DE CATHERINE II.

La nou­velle géné­ra­tion de mana­gers est trop fas­ci­née par le bling bling des multinationales.

Dès qu’ils se trouvent à un niveau hié­rar­chique com­pa­tible avec leur ambi­tion, ils singent. Le manque de rigueur, un défaut par­ta­gé par tous les Russes, les empêche d’atteindre les résul­tats aux­quels ils pré­tendent, mais les appa­rences sont sauves.

Les appa­rences !

C’est, depuis Pierre le Grand, le prin­ci­pal sou­ci des élites russes. Au début, ce fut de paraître vivre en Occi­den­tal. Sous Cathe­rine, ce fut paraître pen­ser en Occi­den­tal, ce qui lui valut le fameux com­pli­ment de Vol­taire : « Je suis Cathe­rin, et je mour­rai Catherin. »

Au XIXe siècle, ce fut l’imitation de l’émergence euro­péenne sur un socle médié­val. Au XXe, ce fut, jusqu’à satié­té, le mythe de l’homme nou­veau des fou­rié­ristes popu­la­ri­sé par les mar­xistes. Aujourd’hui, la mode au Krem­lin, c’est de paraître une grande puis­sance en embê­tant ses petits voi­sins, avec des « dom­mages col­la­té­raux » qui ne méritent pas la moindre excuse.

Pour­tant, j’ai de savou­reux sou­ve­nirs de Vla­di­mir Pou­tine, depuis l’époque où je pré­sen­tais à Saint-Péters­bourg un cer­tain Putin à Makro, un groupe hol­lan­dais. En échange, il m’a fait connaître le légen­daire Was­si­ly Leon­tieff, un des pre­miers Nobel d’économie, et je lui en ai tou­jours été reconnaissant.

Des surdoués

Et l’X dans tout ça ? Eh bien, c’est grâce à mes mul­tiples par­rai­nages de sur­doués russes reçus à l’École que j’ai mis les pieds à Palai­seau. Mer­ci Vero­ni­ka, Ivan, Dimi­try, Nata­lia. Vous m’avez mon­tré que l’X d’aujourd’hui a épou­sé son temps.

C’est rafraî­chis­sant pour un antique auquel on a ensei­gné les mathé­ma­tiques, la phy­sique et la chi­mie du XIXe siècle, et, pour se rat­tra­per, l’économie du XVIIIe. Vous jus­ti­fiez mon opti­misme pour la Rus­sie de demain.

Vous avez une res­pon­sa­bi­li­té immense, à la mesure de vos capa­ci­tés. Alors, ren­trez en Rus­sie, la mois­son faite : c’est là que vous serez utiles et c’est là qu’on a le plus besoin de vous.

Le Kremlin et l’International Business Center à Moscou
Pas­ser de la sphère du pou­voir à celle des affaires. Le Krem­lin et l’International Busi­ness Cen­ter. © VAGANT – FOTOLIA

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