La République silencieuse

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°576 Juin/Juillet 2002Par : Jean PEYRELEVADE (58) et Denis JEAMBARRédacteur : Jacques BOURDILLON (45)

La tra­jec­toire de Jean Pey­re­le­vade mérite d’être briè­ve­ment rap­pe­lée : X 58, ingé­nieur de la navi­ga­tion aérienne, il est déçu par le Concorde (de l’argent gas­pillé) mais chaud par­ti­san de l’Air­bus (une réus­site). Il quitte l’ad­mi­nis­tra­tion, entre une pre­mière fois au Cré­dit Lyon­nais auprès de Jean Deflas­sieux pour vendre des avions. Il entre en poli­tique en 1981 au cabi­net de Pierre Mau­roy, et joue un rôle déci­sif lors du retour­ne­ment de la poli­tique éco­no­mique de 1983. Il devient pré­sident de Suez, puis de l’UAP, enfin du Cré­dit Lyon­nais après les évé­ne­ments que l’on connaît.

Un livre inté­res­sant, cou­ra­geux, jamais sec­taire, avec une grande liber­té d’expression : il a la forme d’une longue inter­view par Denis Jeam­bar (pré­sident du groupe Express- Expan­sion). Il apporte des éclai­rages ori­gi­naux sur les grandes ques­tions d’actualité : les défaillances fran­çaises, les concen­tra­tions d’entreprises, la réforme de l’État, les retraites, le chô­mage, la for­ma­tion, et aus­si sur les pro­blèmes inter­na­tio­naux, la mon­dia­li­sa­tion, la construc­tion euro­péenne, le capi­ta­lisme du XXIe siècle…

Admi­ra­teur de Pierre Men­dès France, Pierre Mau­roy et Jacques Delors (l’inventeur de la dés­in­fla­tion com­pé­ti­tive), proche de Michel Rocard, Jean Pey­re­le­vade, il fait par­tie de la deuxième gauche, donc se démarque clai­re­ment de la pre­mière gauche dont il cri­tique les fausses solu­tions, les uto­pies, la déma­go­gie. Il se pré­sente comme un prag­ma­tique pour qui il est capi­tal d’analyser d’abord la réa­li­té (éri­gée d’ailleurs en prin­cipe), il pense que sans com­pé­ti­ti­vi­té, il n’y aura jamais de pacte social, et par­mi les réa­li­tés incon­tour­nables dont il convient de tenir compte, il y a notam­ment la démo­gra­phie et l’espérance de vie.

Il croit pou­voir affir­mer qu’à long terme, il est illu­soire de croire qu’on peut être plus effi­cace que les autres en tra­vaillant moins ! Plus per­sonne, s’écrie-t-il, ne pense vrai­ment que l’État doit res­ter action­naire de Renault, France Télé­com, EDF ou Air France…

À pro­pos du capi­ta­lisme du XXIe siècle, il regrette amè­re­ment que l’enrichissement de l’actionnaire soit deve­nu le seul objec­tif de l’entreprise, il se livre à une cri­tique féroce des éva­lua­teurs et ana­lystes finan­ciers (les devins, les pro­phètes du capi­ta­lisme moderne) qui n’ont d’autre légi­ti­mi­té que celle don­née par les normes qu’ils fabriquent eux-mêmes

Il iro­nise sur la nou­velle manie des concen­tra­tions et fusions d’entreprises : une ana­lyse objec­tive de la situa­tion peut conduire à recom­man­der aus­si bien des fusions que des séparations.

Pour lui la mon­dia­li­sa­tion est un fac­teur de pro­grès consi­dé­rable et un for­mi­dable moteur, mais elle a aus­si ses incon­vé­nients et elle nous fait cou­rir des risques dont l’un des plus graves est la pesan­teur des normes qu’elle pro­duit… Pas ques­tion en tout cas de reve­nir au pro­tec­tion­nisme. Ceci ne l’empêche pas de pen­ser que la taxe Tobin, inutile et inopé­rante, n’a aucune chance de succès.

Jean Pey­re­le­vade iro­nise sur les illu­sions des gou­ver­nants fran­çais à pro­pos de la réa­li­té de leur pou­voir : de réels trans­ferts de sou­ve­rai­ne­té ont déjà eu lieu vers les col­lec­ti­vi­tés locales, vers l’Europe et les orga­nismes inter­na­tio­naux (FMI, OMC, OMS, OIT, FAO, Banque mondiale).

La Com­mis­sion de Bruxelles est utile voire indis­pen­sable, il n’hésite pas pour autant à cri­ti­quer féro­ce­ment cer­taines déci­sions de la DG 4 (Concur­rence) qui, selon lui, a eu grand tort d’interdire cer­tains regroupements.

Mais (last but not least) il prend néan­moins clai­re­ment et vigou­reu­se­ment par­ti pour une Europe puis­sante qui doit se doter le plus rapi­de­ment pos­sible d’un pré­sident, d’un gou­ver­ne­ment, d’une assem­blée légis­la­tive, d’une diplo­ma­tie et d’une armée.

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