La Reine morte

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°638 Octobre 2008Par : Henry de Montherlant, dans une mise en scène de Jean-Laurent Cochet et par sa CompagnieRédacteur : Philippe OBLIN (46)

À pré­sent, on ne joue mal­heu­reu­se­ment plus guère Mon­ther­lant. On doit donc être fort recon­nais­sant à Jean-Laurent Cochet d’avoir au prin­temps der­nier mon­té La Reine morte pour une série de repré­sen­ta­tions au Théâtre 14 Jean-Marie Ser­reau. Il en assu­ra la mise en scène, lui-même tenant le rôle du roi Ferrante.

Des cri­tiques ont jugé une telle dis­tri­bu­tion incon­grue, au motif que l’emploi natu­rel de M. Cochet se situe­rait plu­tôt dans les ron­deurs comiques. Per­son­nel­le­ment je me méfie un peu du concept « d’emploi natu­rel ». En outre, si le roi Fer­rante n’a certes rien d’un pitre, il ne manque pas d’ironie, même si elle est sou­vent cruelle. Et l’infante ne rap­pelle-t-elle pas : Mon père dit du roi Fer­rante qu’il joue avec sa per­fi­die comme un bébé joue avec son pied. Image évo­quant celle d’un gros pata­pouf mal­adroit s’appliquant à feindre la hau­teur, plus que celle d’un véri­table grand.

De toute façon, le roi se révèle un être d’une grande com­plexi­té, plu­tôt bavard comme s’il cher­chait à s’étourdir sur soi, mais tout à tour hési­tant et incer­tain, puis désa­bu­sé et hau­tain, à l’image même de Mon­ther­lant si l’on veut bien y réflé­chir. Ses rap­ports avec son fils ne sont pas simples, pas plus d’ailleurs que ceux de Cos­tals avec Bru­net dans Les Jeunes Filles, ou de Georges Car­rion avec Gil­lou dans Fils de per­sonne. Sans doute parce que l’auteur pos­sé­dait une plus grande expé­rience de ceux exis­tant entre amant et giton, et qu’il lui arrive de s’y embrouiller, avec com­plai­sance au besoin. Voi­là en tout cas ce qu’en dit Fer­rante, à pro­pos de Pedro deve­nu adulte : Treize ans à être l’un pour l’autre des étran­gers, puis treize autres à être l’un pour l’autre des enne­mis ; c’est ce qu’on appelle la paternité.

Que dire encore de la dis­tri­bu­tion ? Mme Cathe­rine Grif­fo­ni joue une Inès de Cas­tro dont les élans de ten­dresse et de géné­ro­si­té sonnent par­fois un peu décla­ma­toires, comme si la com­plexion d’apparence plu­tôt froide de la comé­dienne, sa haute taille, lui fer­maient l’accès à la dou­ceur d’âme, au bord de la naï­ve­té, carac­té­ri­sant la nature même de la vul­né­rable Inès. Mme Éli­za­beth Ven­tu­ra, l’infante de Navarre, souffre d’une légère dif­fi­cul­té d’élocution : il serait fort exa­gé­ré de dire qu’elle parle comme si elle venait d’avaler une cuille­rée de bouillie trop chaude, mais il y a pour­tant un peu de cela. Elle est jeune et ce genre de défaut se cor­rige. Elle se doit d’y veiller.

Magni­fique concep­tion de M. Cochet : le spec­tacle com­mence par une longue scène muette. Tous les per­son­nages sont pré­sents, puis se retirent len­te­ment et res­pec­tueu­se­ment l’un après l’autre, jusqu’à ce que ne res­tent plus sur le pla­teau que le roi Fer­rante, l’infante, don Cris­to­val le pré­cep­teur du prince et quelques pages. En un sai­sis­sant contraste avec ce silence hié­ra­tique, explose alors la colère de l’infante : Je me plains à vous, je me plains à vous, Sei­gneur ! Je me plains à Dieu ! Je marche avec un glaive enfon­cé dans mon cœur…

Scène d’exposition où éclate le talent dra­ma­tique de Mon­ther­lant. L’entier conte­nu du drame qui se noue y est évo­qué dans l’instant, et pres­sen­tis les carac­tères des pro­ta­go­nistes : l’orgueil de l’infante, le « tout d’une pièce » du prince Pedro, inca­pable de s’arranger de la moindre com­pro­mis­sion – ce que son père l’instant d’après qua­li­fie­ra de « médio­cri­té » – la com­plexi­té retorse du roi.

À de cer­tains moments, j’ai regret­té quelques cou­pures. Il en faut certes pour s’en tenir à une durée rai­son­nable, mais j’aurais aimé entendre le Mon Dieu, ne lui par­don­nez pas, car il sait ce qu’il fait, de Fer­rante lorsque le Pre­mier ministre Egas Coel­ho sug­gère de faire dis­pa­raître Inès. Ou encore l’infante répli­quer dure­ment à Inès : Vous vous oubliez, dona Inès. Per­sonne ne peut se mettre à ma place quand la jeune femme, dans le feu de l’entretien, vient de lui dire : Certes Madame, car à votre place… De tels cris du cœur sont du plus pur Montherlant.

Je me demande encore si M. Cochet n’aurait pas com­mis une petite infi­dé­li­té en fai­sant du page Dino del Moro un jeune homme, quand le texte lui donne treize ans. L’attrait de l’auteur pour les gar­çons de cet âge explique peut-être la chose, mais il en tire un effet dra­ma­tique par le contraste entre l’extrême jeu­nesse du per­son­nage et la fonc­tion qu’il joue dans le déve­lop­pe­ment de l’action par ses indis­cré­tions, et sur­tout lors de la silen­cieuse scène finale : au der­nier moment, le gosse s’écarte fur­ti­ve­ment du vieux roi qui l’avait appe­lé près de lui à l’instant de mou­rir, pour aller se pla­cer aux côtés du nou­veau roi.

Quoi qu’il en soit de ces menues réserves, nous aurons connu là, grâce à M. Cochet et sa Com­pa­gnie, un fes­ti­val de grande langue fran­çaise qu’il n’est pas sou­vent don­né d’entendre.

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