La mesure et la maîtrise de la complexité au service de la création de valeur

Dossier : Entreprise et ManagementMagazine N°588 Octobre 2003
Par Morand STUDER (X91)

L’ac­cent mis sur la « créa­tion de valeur » a sou­vent été pré­sen­té comme une révo­lu­tion dans le pilo­tage de l’en­tre­prise. Cepen­dant, au risque de paraître ico­no­claste, ce n’est jamais que l’af­fir­ma­tion qu’une entre­prise a pour but d’être ren­table. Cette décou­verte n’a pas évi­té à cer­taines entre­prises dis­ciples de la créa­tion de valeur d’en détruire…

Inver­se­ment, on a vu avec la nou­velle éco­no­mie des entre­prises foca­li­sées sur la crois­sance du chiffre d’af­faires à tout prix, avec le suc­cès que l’on sait… Alors, où est la véri­té ? Il est peut-être banal de dire que c’est une affaire d’é­qui­libre, ce l’est moins si l’on arrive à détec­ter des indi­ca­teurs per­ti­nents. C’est aus­si la ques­tion que se sont posée les bar­reurs de la der­nière Ame­ri­ca’s Cup : quel est le bon indi­ca­teur pour pilo­ter le bateau ?

Le néo­phyte sait que pour remon­ter au vent, on tire des bords au près. Le dilemme est le sui­vant : si on s’é­carte de l’axe du vent, on accé­lère mais on s’é­loigne du che­min ; inver­se­ment, si on se rap­proche du lit du vent, on fait moins de che­min mais on ralen­tit. L’art est donc de choi­sir le meilleur com­pro­mis, ou plu­tôt le bon com­pro­mis, adap­té à la situa­tion (milieu, stra­té­gie face aux concur­rents…). Un peu comme un direc­teur géné­ral qui doit arbi­trer en prix, coûts et volume de vente pour opti­mi­ser la ren­ta­bi­li­té de son entreprise.

Les indicateurs opérationnels sont nécessaires au pilotage de la création de valeur

Com­ment font les bar­reurs de la der­nière Ame­ri­ca’s Cup ? Ils uti­lisent comme indi­ca­teur opé­ra­tion­nel la vitesse cible, déter­mi­née par des essais : moins vite, ce n’est pas bon, mais plus vite, c’est trop vite.

Un bar­reur uti­li­sant un autre indi­ca­teur, la vitesse de remon­tée au vent, four­nie en temps réel par les cen­trales de navi­ga­tion élec­tro­niques, risque de se four­voyer : s’il remonte un peu plus au vent, la vitesse du bateau va res­ter un cer­tain temps stable, du fait de l’i­ner­tie, et la vitesse de remon­tée au vent va aug­men­ter. Sti­mu­lé par ce suc­cès, le bar­reur peut être ten­té d’in­sis­ter… mais peu à peu la vitesse va bais­ser, et lors­qu’il en aura pris conscience, ce sera trop tard. La vitesse de remon­tée au vent n’est donc pas un bon indi­ca­teur opé­ra­tion­nel de pilo­tage d’un bateau, contrai­re­ment à la vitesse cible.

Le pilo­tage d’une entre­prise foca­li­sé sur résul­tat peut pré­sen­ter des risques simi­laires : que pen­ser d’un direc­teur géné­ral qui aurait les yeux fixés sur son résul­tat, et pren­drait au jour le jour des déci­sions stra­té­giques en fonc­tion du chiffre de la veille ?

La ges­tion effi­cace passe par le choix d’in­di­ca­teurs de pilo­tage opé­ra­tion­nels, adap­tés à l’ac­ti­vi­té de l’en­tre­prise, au moment, et à sa stra­té­gie. L’ob­jet de cet article est de récon­ci­lier pro­gres­sion du chiffre d’af­faires, maî­trise de coûts et opti­mi­sa­tion de la ren­ta­bi­li­té, en pro­po­sant une démarche et des indi­ca­teurs per­met­tant de maî­tri­ser la com­plexi­té des pro­duits, cette stra­té­gie s’ins­cri­vant comme un axe opé­ra­tion­nel d’une démarche glo­bale de créa­tion de valeur.

Les composantes de la complexité produit

Les efforts pour répondre aux envies du client, ou pour en sus­ci­ter de nou­velles, conduisent sou­vent les entre­prises à créer de la com­plexi­té, qu’on peut clas­ser en deux types : com­plexi­té de la gamme et com­plexi­té technique.

La complexité de la gamme est plutôt rencontrée dans les produits de grande consommation

La com­plexi­té de la gamme de pro­duits se tra­duit par un grand nombre de réfé­rences dont cer­taines très simi­laires, une faible lisi­bi­li­té pour les clients, et de grands écarts entre les réfé­rences phares et les réfé­rences fai­ble­ment ven­dues. Plu­sieurs fac­teurs contri­buent à la com­plexi­fi­ca­tion crois­sante des gammes de produit :

  • la dif­fé­ren­cia­tion des offres par pays, par canal de dis­tri­bu­tion, par seg­ment client,
  • la créa­tion de nou­velles réfé­rences sans sup­pres­sion de réfé­rences anciennes,
  • la péren­ni­sa­tion de réfé­rences créées pour des opé­ra­tions spéciales,
  • les réac­tions du marché.


Il n’y a géné­ra­le­ment ni « contre-pou­voir » à cette pro­pen­sion à la crois­sance des gammes, ni suivi.

La complexité technique est plutôt rencontrée dans les produits Business to Business

La com­plexi­té tech­nique cor­res­pond à la com­plexi­té intrin­sèque des pro­duits : chers et dif­fi­ciles à pro­duire, avec des fonc­tion­na­li­tés ne cor­res­pon­dant pas tou­jours aux besoins réels. La com­plexi­té tech­nique peut provenir :

  • du rôle pré­pon­dé­rant des bureaux d’é­tudes pri­vi­lé­giant des solu­tions tech­niques sophis­ti­quées et coû­teuses lors de la concep­tion des produits,
  • du cloi­son­ne­ment entre les dif­fé­rents ser­vices (entre les ser­vices tech­nique et mar­ke­ting notamment),
  • des erreurs dans le choix ini­tial des per­for­mances du produit,
  • de la néces­si­té de répondre à la concurrence,
  • des réac­tions du marché.

Des économies spectaculaires : baisse des coûts de production jusqu’à 30 %

Ces com­plexi­tés sont à l’o­ri­gine de sur­coûts, cachés ou non (coûts de pro­duc­tion, coûts de ges­tion…) et ne créent pas de valeur pour les clients, voire en détruisent en ren­dant la gamme ou le pro­duit peu lisible. La démarche de réduc­tion de com­plexi­té ici pro­po­sée per­met des éco­no­mies spec­ta­cu­laires tout en créant de la valeur pour les clients. L’op­ti­mi­sa­tion de la gamme per­met géné­ra­le­ment des gains de 5 à 20 % des coûts de pro­duc­tion ; la réduc­tion de la com­plexi­té tech­nique débouche sur une réduc­tion de 5 à 30 % des coûts des pro­duits, sur la base de nos expé­riences chez nos clients.

Comment sauvegarder la valeur pour vos clients ?

Pour que la démarche soit effi­cace, la pre­mière phase débute par une réflexion sur les clients, leur seg­men­ta­tion et leur besoin. L’a­na­lyse fonc­tion­nelle est l’ou­til qui per­met de reve­nir au besoin fon­da­men­tal du client, en pen­sant fonc­tion et non solu­tion et en par­ta­geant les points de vue.

C’est l’op­por­tu­ni­té de bien défi­nir la poli­tique mar­ke­ting et com­mer­ciale : objec­tifs de per­for­mance rete­nus, évo­lu­tion du mar­ché, grandes options stratégiques.

Par ailleurs, après pro­po­si­tion d’ac­tions, l’a­na­lyse des risques per­met de prendre les déci­sions créa­trices de valeur.

Quels indicateurs ?

Une fois l’a­na­lyse fonc­tion­nelle réa­li­sée, l’é­tape sui­vante est la défi­ni­tion d’un indi­ca­teur de coût per­ti­nent. En effet, le cal­cul des coûts de revient est un casse-tête récur­rent des contrô­leurs de ges­tion, notam­ment pour inté­grer les coûts fixes aux coûts variables et défi­nir les limites et les clés de répartition.

Là encore, il n’y a pas de for­mule miracle mais une réponse adap­tée au but recherché :

  • pour mesu­rer et contre­ba­lan­cer la com­plexi­té de la gamme, l’in­di­ca­teur per­ti­nent est le coût à la réfé­rence, adjoint d’un indi­ca­teur per­met­tant de mesu­rer les fac­teurs créant de la complexité,
  • pour mesu­rer et contre­ba­lan­cer la com­plexi­té tech­nique, l’in­di­ca­teur per­ti­nent est la part de « non deman­dé » dans le prix de revient ain­si qu’un indi­ca­teur per­met­tant de mesu­rer les fac­teurs créant de la complexité.


Com­plexi­té de la gamme et com­plexi­té tech­nique sont deux démarches dis­tinctes mais elles ne sont pas indé­pen­dantes : com­plé­men­taires, elles s’ar­ti­culent selon le sché­ma illus­tré en figure 1.

Articulation des démarches pour maîtriser la diversité

Une illustration concrète en grande consommation

Cette démarche a été appli­quée avec suc­cès chez plu­sieurs de nos clients. Nous avons choi­si ici un cas repré­sen­ta­tif de la com­plexi­té de la gamme, dans le sec­teur de pro­duits de grande consommation.

L’en­tre­prise se plai­gnait de coûts de pro­duc­tion trop impor­tants, et d’un posi­tion­ne­ment ambi­gu sur le mar­ché : hési­ta­tion entre posi­tion­ne­ment haut de gamme et réponse aux concur­rents à bas prix, gamme confuse. La néces­si­té de repen­ser la gamme a été vite accep­tée par la direc­tion géné­rale. Le pro­jet a été mené sur trois mois avec une équipe interne et trois consultants.

Les sur­coûts de diver­si­té ont été éva­lués à 30 000 euros par an et par réfé­rence. Les prin­ci­paux coûts venaient des temps de chan­ge­ment de for­mat entre les réfé­rences, mais aus­si de l’or­ga­ni­sa­tion mise en place pour pro­duire et gérer cette gamme : pla­ni­fi­ca­tion, ordon­nan­ce­ment, erreurs dues à des inver­sions de réfé­rences, ges­tion mar­ke­ting, etc.

La gamme (envi­ron 200 réfé­rences) a été ana­ly­sée par le moyen d’arbres de réfé­rences, per­met­tant d’i­den­ti­fier les réfé­rences proches et de quan­ti­fier les fac­teurs de diver­si­té. L’ob­jec­tif fixé était de réduire de 40 % le nombre de réfé­rences. Un objec­tif de nature à mécon­ten­ter tout le monde, sur­tout les com­mer­ciaux – ceux qui rap­portent le chiffre d’af­faires ! « Ils ont tou­jours eu ten­dance à pro­po­ser du sur mesure à leurs dis­tri­bu­teurs pour les séduire en nombre crois­sant » com­mente la direc­tion générale.

Des groupes de créa­ti­vi­té trans­ver­saux ont recher­ché des solu­tions consen­suelles, selon le sché­ma de la figure 2, aidés par les consul­tants et l’a­na­lyse ini­tiale, qui per­met­tait de res­ter sur des argu­ments concrets.

L’ob­jec­tif a été atteint, et l’op­ti­mi­sa­tion de la gamme a per­mis de réduire de 10 % des coûts de production.

Grâce à l’a­na­lyse fonc­tion­nelle et l’é­tude des risques, les clients ont été conser­vés, le chiffre d’af­faires est res­té stable dans un mar­ché dif­fi­cile, et la baisse des coûts a qua­si­ment été de la créa­tion de valeur nette !

Une véritable opportunité pour l’entreprise

Optimisation de la complexité de la gamme Le pro­jet a été per­çu comme une véri­table oppor­tu­ni­té pour l’entreprise.

Des enjeux quantitatifs

Les res­pon­sables indus­triels ont salué la sim­pli­fi­ca­tion de la gamme qui leur a per­mis de réduire leurs coûts :

  • à court terme :
    – coûts matière pre­mière, packa­ging et main-d’œuvre directe,
    – réduc­tion des stocks ;
  • à moyen terme, après une adap­ta­tion des organisations :
    – coûts administratifs,
    – coûts de pro­duc­tion indirects,
    – coûts de distribution,
    – coûts de fonctionnement.

Des enjeux qualitatifs

Alors qu’on pou­vait craindre une réac­tion néga­tive, les res­pon­sables mar­ke­ting et com­mer­ciaux se sont impli­qués dans la démarche et en ont appré­cié les aspects qualitatifs :

  • un meilleur posi­tion­ne­ment des pro­duits grâce à l’a­na­lyse fonctionnelle,
  • une meilleure visi­bi­li­té pour le client : « L’offre était riche mais fina­le­ment pas assez lisible. Le consom­ma­teur était per­du : il ne com­pre­nait pas les dif­fé­rences entre les pro­duits pro­po­sés ; il ne connais­sait même pas tous ces pro­duits » rap­pelle un acteur du projet,
  • une dif­fé­ren­cia­tion accrue vis-à-vis de la concur­rence par la remise en ques­tion glo­bale de l’offre,
  • la créa­tion d’une vision par­ta­gée entre les dif­fé­rentes fonc­tions de l’en­tre­prise, avec une prise de conscience du coût de ges­tion d’une réfé­rence et des contraintes de chaque service,
  • une trans­for­ma­tion posi­tive des com­por­te­ments, grâce à l’ins­tau­ra­tion d’un dia­logue qui décris­tal­lise les riva­li­tés internes,
  • la créa­tion d’une dyna­mique grâce à l’é­ta­blis­se­ment de règles de créa­tion d’une nou­velle référence.

Pérenniser la démarche

Une grosse valeur ajou­tée du pro­jet a été la péren­ni­sa­tion de la démarche :

  • consti­tu­tion d’é­quipes trans­ver­sales et trans­fert d’expérience,
  • défi­ni­tion d’un pro­ces­sus ver­tueux de ges­tion de la gamme,
  • mise en place d’in­di­ca­teurs et de chiffres de réfé­rence, regrou­pés dans un tableau de bord.

Un succès contagieux

La direc­tion géné­rale avait vu dans ce pro­jet un moyen concret de res­tau­rer ses marges et avait donc consen­ti un fort inves­tis­se­ment per­son­nel. Cette impli­ca­tion s’est révé­lée payante : le retour sur inves­tis­se­ment du pro­jet a été de quelques mois.

Fort de ce suc­cès, la démarche, ini­tiée avec la filiale France, a été éten­due aux dif­fé­rentes filiales euro­péennes, coor­don­née par une fonc­tion mar­ke­ting Europe.

À l’ins­tar de ce client, de nom­breux autres ont pu appli­quer cette démarche avec suc­cès, et trou­ver un bon indi­ca­teur pour bar­rer leur entre­prise… Les résul­tats spec­ta­cu­laires sont obte­nus sans remettre en cause la stra­té­gie, mais sim­ple­ment en la cla­ri­fiant et en la tra­dui­sant en termes opérationnels.

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