Le site de L’Espérance à Fort-de-France

La Martinique, terre d’espérance : un itinéraire antillais

Dossier : ExpressionsMagazine N°707 Septembre 2015
Par Matthieu BERGOT (89)

Affir­mons-le d’emblée, la Mar­ti­nique a beau être deve­nue un dépar­te­ment fran­çais en 1946 et être terre fran­çaise depuis 1635, y vivre et y tra­vailler est pour toute per­sonne d’origine hexa­go­nale – quelle que soit sa cou­leur de peau – un véri­table choc culturel.

Une for­ma­tion d’ingénieur et plus géné­ra­le­ment un goût pro­non­cé pour ce qui fonc­tionne de manière ration­nelle n’amoindrit pas ce choc. Depuis cinq ans en mis­sion dans la Caraïbe et en Guyane comme déta­ché de la Fon­da­tion Appren­tis d’Auteuil, je suis basé à la Mar­ti­nique notam­ment pour y diri­ger une asso­cia­tion par­te­naire affiliée.

J’ai béné­fi­cié et béné­fi­cie encore de cette expé­rience qui me sai­sit quo­ti­dien­ne­ment d’étonnement, d’émerveillement, et me dyna­mise comme toute expé­rience inter­cul­tu­relle forte.

Née d’une catastrophe

“ L’Espérance a été créée au cœur de la période tragique des éruptions de la montagne Pelée ”

Adolphe Trillard est un Mar­ti­ni­quais né la même année que la Fon­da­tion Appren­tis d’Auteuil, en 1866. Il a créé l’association L’Espérance – Patro­nage Saint-Louis en 1907, au cœur de la période tra­gique des érup­tions de la mon­tagne Pelée.

La pre­mière de ces érup­tions, rap­pe­lons-le, avait fait 30 000 vic­times en 1902 et rasé la capi­tale de la Mar­ti­nique, Saint-Pierre, une ville magni­fique si l’on en croit sa répu­ta­tion et les pho­to­gra­phies d’époque.

Immergée dans la culture martiniquaise

En 1948, la Fon­da­tion d’Auteuil a pris en charge la ges­tion de l’association, jusqu’à 2004, date à laquelle L’Espérance a sou­hai­té voler de ses propres ailes. Quatre ans après, en 2008, une mise en redres­se­ment judi­ciaire a inci­té l’archevêque du lieu à rap­pe­ler la Fon­da­tion d’Auteuil pour sau­ver l’association, ce qui fut fait.

Mais le mon­tage – j’y revien­drai – est dif­fé­rent, il allie, sous la forme d’un conseil d’administration, une gou­ver­nance tri­par­tite, avec, sur onze sièges, trois pour la Fon­da­tion d’Auteuil, trois pour l’archevêché et cinq pour des per­sonnes recon­nues et rési­dentes de Mar­ti­nique, dont deux des­cen­dant du fon­da­teur Adolphe Trillard, ce qui repré­sente une réelle immer­sion dans la culture martiniquaise.

Sur les 130 sala­riés, quatre seule­ment – dont moi-même – sont déta­chés de la Fondation.

Un vol direct avec escales

Pour éclai­rer mon point de vue, il me faut dire un mot sur mon par­cours. De toutes les expé­riences inouïes vécues à l’X, celle qui m’a le plus pro­fon­dé­ment mar­qué – il m’aura fal­lu vingt ans pour m’en rendre compte – est sans doute le stage de fin de pre­mière année d’études, en 1991, où j’ai eu la chance d’enseigner les maths, la phy­sique et la chi­mie en post­bac dans un camp de réfu­giés cam­bod­giens à la fron­tière de la Thaï­lande grâce notam­ment au père Langue et au père Ceyrac.

Le site de L’Espérance à Fort-de-France et la cen­trale pho­to­vol­taïque en toiture.

L’association, installée sur un site de neuf hectares à Fort-de-France, a depuis son origine une mission dédiée aux jeunes en grande difficulté de Martinique : accueil, éducation, formation et insertion, aujourd’hui grâce à une équipe de 130 salariés, de bénévoles, mais aussi de nombreux partenaires dont plus de 1 000 donateurs réguliers.

Par la suite, en entre­prise, après un pas­sage dans le Texas, j’ai choi­si de par­ti­ci­per à l’aventure de la libé­ra­li­sa­tion des télé­coms en France, puis plus briè­ve­ment à l’épopée de la bulle Inter­net, avant de créer mon acti­vi­té de conseil et innovation.

J’ai appris énor­mé­ment et vécu des expé­riences pas­sion­nantes qui m’ont transformé.

Mais est venu un temps, vers qua­rante ans, où j’ai eu faim d’autre chose plus proche de mon expé­rience ini­tiale dans les camps de réfu­giés. En 2008, une confé­rence du groupe X‑SH don­née par un cama­rade pas­sé à qua­rante ans du capi­tal-risque à la direc­tion d’un centre de per­sonnes han­di­ca­pées m’a encou­ra­gé à creu­ser cette idée.

J’ai rejoint en 2010 la Fon­da­tion d’Auteuil, qui m’a pro­po­sé un déta­che­ment à la Mar­ti­nique comme DG de L’Espérance. Il n’était pas ques­tion pour moi de quit­ter ce qui fait la saveur de la vie en entre­prise, mais de la goû­ter différemment.

Ce qui a moti­vé ma déci­sion, c’est le besoin pro­fond de pou­voir retrou­ver un sens un peu intense à mon tra­vail quo­ti­dien, au ser­vice de ceux qui sont moins favo­ri­sés. Je sou­hai­tais aus­si conti­nuer à tra­vailler avec une volon­té d’efficacité qui est le propre de l’entreprise.

À ce titre, la Fon­da­tion d’Auteuil, dans la lignée d’un de ses fon­da­teurs le père Brot­tier, agit grâce à la géné­ro­si­té du public et a tou­jours su pri­vi­lé­gier l’efficacité, entre autres par res­pect des donateurs.

Loin des clichés

Les grèves à répé­ti­tion, les cyclones ou les séismes, la médio­cri­té de l’accueil des tou­ristes, ou l’abandon de la Répu­blique face aux exi­gences locales, au nom du mot d’ordre « pas de vagues » qui a été le fil conduc­teur de beau­coup de repré­sen­tants de l’État depuis plus de qua­rante ans : on pour­rait rem­plir plu­sieurs volumes sur ces thèmes sans pour autant dire grand-chose de la Martinique.

“ Ce qui a motivé ma décision, c’est le besoin de retrouver un sens à mon travail quotidien ”

Il me semble, après cinq ans pas­sés ici, que le seul regard per­ti­nent sur la Mar­ti­nique et les per­sonnes qui y vivent est celui d’une inlas­sable bien­veillance qui, loin d’être incan­ta­toire, est une école de vie.

Et plu­tôt que de décrire les causes ou les cir­cons­tances du choc cultu­rel dont je par­lais plus haut – le ter­rain est miné tant les pré­ju­gés, les sen­si­bi­li­tés et les mal­en­ten­dus sont nom­breux, et mon point de vue est for­cé­ment orien­té –, je m’attache à en décrire les consé­quences et les fruits, sous l’éclairage de la bienveillance.

POUR LES JEUNES DE MARTINIQUE

Aujourd’hui, l’association L’Espérance – Patronage Saint-Louis porte le projet d’Apprentis d’Auteuil à la Martinique et relève, en soutien des familles, trois défis complémentaires, pour une capacité de 200 jeunes.

Les jeunes martiniquais reprennent confiance en eux.
Les jeunes reprennent confiance en eux.

  • La réus­site sco­laire des jeunes en dif­fi­cul­té,
    qui peinent avec le système scolaire actuel, voire en sont exclus. Les mener à un diplôme, à trouver leur voie et à se mettre eux aussi un jour au service des autres est notre action de tous les jours. École primaire, collège (filière générale et SEGPA), lycée professionnel (quatre filières de CAP : bâtiment, menuiserie, froid et climatisation, et cuisine), internat et internat relais constituent un dispositif assez large, à la fois pour des internes et des externes.
  • La pro­tec­tion de l’enfance,
    pour des jeunes confiés par l’Aide sociale à l’enfance et les juges pour enfants : il s’agit de permettre à ces jeunes, particulièrement blessés par une vie familiale très compliquée, avec parfois des abus de toute sorte, de reprendre confiance en eux. Ces jeunes, une soixantaine, ont de 6 à 20 ans et nous leur proposons une scolarité à L’Espérance ou sur un autre site extérieur, en fonction de leurs aspirations et de leur projet personnel.
  • L’insertion sociale et professionnelle,
    pour des jeunes ce que l’Europe appelle typiquement désormais les NEETS (not in education, employement, or training) et à qui nous offrons un parcours spécifique aujourd’hui d’ACI (atelier chantier d’insertion) qui propose à la fois une activité – aujourd’hui : paysagisme et maîtrise de l’eau –, une formation qualifiante, et surtout un accompagnement à l’insertion par des spécialistes qui leur permettent de résoudre des problématiques personnelles (l’un d’eux n’avait plus ni eau ni électricité chez lui) et professionnelles (comment faire un CV, un entretien, comment réussir une immersion en entreprise, etc.). « Maintenant, je sais pourquoi je me lève le matin », nous a dit l’un d’eux un jour, après des années de galère absolue. Sur notre première promotion, près de 80 % de ces jeunes trouvent un emploi à l’issue, dans des domaines variés. Car se former au paysagisme c’est d’abord se mettre debout le matin pour travailler. L’un d’eux est devenu convoyeur de fonds, un autre éboueur, et tous deux ont retrouvé la fierté d’avoir un métier.

L’Espérance – Patro­nage Saint-Louis, rue Adolphe-Trillard, Châ­teau­boeuf, 97200 Fort-de- France – contact [at] lesperancepsl.org – 05 96 75 01 93  matthieu.bergot [at] m4x.org

La perle des Antilles

Décou­verte par Chris­tophe Colomb en 1502, « Perle des Antilles » en rai­son de sa richesse sucrière et plus tard de son rhum renom­mé, rat­ta­chée à la France en 1635, his­to­ri­que­ment la Mar­ti­nique est une île de 400 000 habi­tants et un peu plus de 1 100 km², ce qui lui confère une den­si­té de popu­la­tion supé­rieure à celle du Japon.

L’esclavage, abo­li en 1848, est un fait his­to­rique à la fois loin­tain (aucune des per­sonnes vivantes aujourd’hui n’a été un acteur de cette tra­gé­die) et très pré­sent (c’est un thème sou­vent repris par les poli­tiques locaux, et qui sur­tout a lais­sé des traces très impor­tantes dans les com­por­te­ments, les struc­tures fami­liales, et plus géné­ra­le­ment dans les rela­tions sociales martiniquaises).

Il faut ajou­ter que l’économie locale ne se porte pas bien avec un chô­mage des jeunes, notam­ment, signi­fi­ca­ti­ve­ment plus éle­vé qu’en métro­pole, ce qui en soi est une catas­trophe, d’autant qu’on peine à iden­ti­fier ce qui par la suite tire­ra le déve­lop­pe­ment éco­no­mique vers le haut.

Voi­ci donc sept convic­tions, cha­cune inti­me­ment liée à mon expé­rience mar­ti­ni­quaise, et que je sou­haite partager.

Chaque année, la Fondation Apprentis d’Auteuil en métropole reçoit des jeunes X en première année pour un stage de quelques mois auprès des jeunes en difficulté accueillis à Apprentis d’Auteuil, je crois que l’expérience est un vrai succès, et est porteuse d’avenir pour tous.

Une famille qui fonctionne

L’importance vitale de la famille pour une socié­té, et la valeur irrem­pla­çable d’un père et d’une mère pour aider les jeunes à gran­dir et trou­ver leur voie. À L’Espérance, plus de 80 % des jeunes sont éle­vés par une mère seule. Il n’y a pas de situa­tion déses­pé­rée et nous met­tons tout en œuvre pour que ces jeunes reprennent confiance en eux, c’est notre mission.

“ Le seul regard pertinent sur la Martinique et ceux qui y vivent est celui de la bienveillance ”

Mais il faut savoir qu’un dis­po­si­tif de pro­tec­tion de l’enfance, qui accueille des jeunes pla­cés par des juges pour enfants, coûte à la col­lec­ti­vi­té plus de 65 000 euros par an (coût métro­pole) et par jeune, juste pour l’hébergement éducatif.

Autant dire qu’une famille qui fonc­tionne apporte une vraie valeur à la société.

L’unité dans la différence

L’importance de l’ouverture à la dif­fé­rence. Le conseil d’administration de L’Espérance, dans une struc­ture tri­par­tite, allie des hommes d’Église, des Mar­ti­ni­quais et des repré­sen­tants de la Fon­da­tion d’Auteuil. Choi­sir d’avancer avec nos dif­fé­rences ensemble et dans une même direc­tion est une vraie richesse por­teuse d’avenir.

Les Trois Îlets et la montagne Pelée en Martinique
Les Trois Îlets et la mon­tagne Pelée.

La valeur du travail

Le tra­vail fait du bien, à celui qui l’exerce, à son entou­rage et au monde entier. À une époque et dans une île où tra­vail peut rimer avec malé­dic­tion, et où en métro­pole on pré­sente sou­vent la retraite, les congés et les RTT comme un but en soi, c’est un ensei­gne­ment qui libère et vaut tout l’or du monde.

Empathie

La valeur irrem­pla­çable d’une rela­tion invi­sible que l’on nomme sou­vent empa­thie, mais qui plus géné­ra­le­ment concerne la prise en compte de l’autre.

Cette force mys­té­rieuse est la condi­tion même du tra­vail en équipe et du sens du ser­vice, et son absence nous plonge dans un monde ubuesque, où pas grand-chose ne fonctionne.

Gentillesse

La valeur de la cha­leur humaine et de la gen­tillesse, sou­vent éva­cuées de nos grandes villes hexa­go­nales. Essayez un jour de ren­trer dans une rame de métro à Paris en dou­blant un grand sou­rire d’un sym­pa­thique « Bon­jour ! » et obser­vez les regards inquiets des gens.

Émerveillement

La valeur de l’émerveillement. La Mar­ti­nique est un tré­sor de beau­té natu­relle, de cou­leurs, plages, ran­don­nées, pos­si­bi­li­tés nau­tiques vers d’autres îles de la Caraïbe, et les Mar­ti­ni­quais témoignent sou­vent d’une gen­tillesse qu’on ren­contre peu à Paris par exemple.

On peut pas­ser à côté de cela, mais gar­der une capa­ci­té d’émerveillement est un apport quo­ti­dien d’énergie.

Espérance

“ Garder un regard d’espérance sur chaque jeune est notre quotidien ”

L’espérance, sans majus­cule cette fois, est sans doute ce que la Mar­ti­nique per­met le plus de déve­lop­per comme anti­dote à notre regard hexa­go­nal et sou­vent étroit sur ce qui ne va pas.

Les deux cents jeunes que nous accueillons à L’Espérance sont pour beau­coup des per­sonnes bles­sées par une enfance qui a man­qué de beau­coup et en par­ti­cu­lier d’amour. Gar­der un regard d’espérance sur chaque jeune est notre quotidien.

Au milieu des vents contraires

Affir­mer que la Mar­ti­nique est une terre d’espérance n’est pas un vœu pieu, et c’est bien plus qu’une expé­rience vécue. C’est une manière de croire en l’avenir au pré­sent, à la Mar­ti­nique comme par­tout dans le monde où l’optimisme ne peut tailler sa route qu’au milieu de vents contraires.

Poster un commentaire