La France du nouveau siècle

Dossier : Libres proposMagazine N°571 Janvier 2002
Par Thierry de MONTBRIAL (63)

Tous les peuples aiment qu’on leur parle, et pas seule­ment qu’on les écoute. Les Fran­çais peut-être plus que d’autres, en tout cas par inter­mit­tence, parce que, comme le rap­pelle René Rémond : » Notre culture est lar­ge­ment faite de la convic­tion que c’est par la poli­tique qu’un peuple conduit son des­tin au lieu de le subir. » Ain­si observe-t-on que la par­ti­ci­pa­tion élec­to­rale, certes en baisse comme par­tout, reste chez nous l’une des plus éle­vées des pays démo­cra­tiques. En ce début de siècle, les Fran­çais ne sont pas fâchés avec la poli­tique, mais avec une cer­taine manière de la faire. Ils attendent un dis­cours cré­dible et dyna­mique sur les forces et les fai­blesses de notre pays, et sur les actions aux­quelles il convient de s’at­te­ler pour que la France donne le meilleur d’elle-même. Alors que le monde change à un rythme sans pré­cé­dent en rai­son d’une com­bi­nai­son de fac­teurs liés aux nou­velles tech­no­lo­gies de l’in­for­ma­tion et de la com­mu­ni­ca­tion et aux effets cumu­lés de la chute des empires au XXe siècle, le silence de nos hommes poli­tiques est assourdissant.

» En trois décen­nies, observe Her­vé Gay­mard, on est pas­sé du chan­ger la vie rim­bal­dien à la pure ges­tion » – le plus sou­vent en fait, de la mau­vaise ges­tion -, » et du tout est poli­tique à la poli­tique introu­vable, de la dic­ta­ture du poli­tique […] à la domi­na­tion sans par­tage du fait social. » Les citoyens accordent plus volon­tiers foi à un socio­logue, à un jour­na­liste, voire à un astro­logue ou un spor­tif, qu’ils n’é­coutent un homme ou une femme poli­tique. » Le miroir de la repré­sen­ta­tion est fra­cas­sé. » Face au malaise pro­vo­qué par une situa­tion aus­si étran­gère à notre culture, il faut redé­fi­nir un pro­jet dans lequel la poli­tique ne soit pas subor­don­née au social, la loi bafouée par les droits et le risque nié au nom de la prévention.

Dans ses réponses à la ques­tion » Pour­quoi la France ne doit pas dis­pa­raître ? » Jean-Pierre Che­vè­ne­ment s’ins­crit dans cette pers­pec­tive. Pour lui, comme pour Miche­let, la France » est patrie, appren­tis­sage à l’u­ni­ver­selle patrie « . Elle est un exemple fort d’ar­ti­cu­la­tion entre le par­ti­cu­lier et l’u­ni­ver­sel. La France ne doit pas dis­pa­raître parce qu’elle porte le mes­sage de la citoyen­ne­té. Le mes­sage répu­bli­cain, pense le fon­da­teur du Mou­ve­ment des Citoyens, conserve toute sa force, et se dis­tingue du modèle anglo-saxon où, selon lui, les indi­vi­dus sont » égaux mais sépa­rés « . À l’in­té­rieur, la France doit favo­ri­ser le dia­logue des cultures pour évi­ter le choc des civi­li­sa­tions. À l’ex­té­rieur, sa mis­sion est d’œu­vrer pour une concep­tion poly­cen­trique des rela­tions inter­na­tio­nales. Pareil dis­cours fera l’ob­jet de débats, mais l’ex­pé­rience immé­diate de la vie poli­tique montre qu’il se situe à la bonne hauteur.

À la séance solen­nelle de ren­trée des cinq Aca­dé­mies, le 16 octobre der­nier, je citais en conclu­sion de mon pro­pos ces lignes de Vic­tor Hugo : » La France a cela d’ad­mi­rable qu’elle est des­ti­née à mou­rir, mais à mou­rir comme les dieux, par la trans­fi­gu­ra­tion. La France devien­dra l’Eu­rope. » En dépit des appa­rences, il n’y a nulle contra­dic­tion à affir­mer simul­ta­né­ment que la France ne doit pas dis­pa­raître et qu’elle est vouée à mou­rir par trans­fi­gu­ra­tion, en deve­nant l’Eu­rope. Dans la France du nou­veau siècle, » il y a besoin de dire ce qu’est la poli­tique, ce qu’est la Répu­blique, ce que doit être un dis­cours à la nation fran­çaise dans une Europe qui se construit  » (H. Gay­mard). Mais il fau­dra choi­sir entre deux types de dis­cours : l’un, tour­né vers le pas­sé et les figures mythiques héri­tées de la Révo­lu­tion fran­çaise ; l’autre, struc­tu­ré par l’i­dée de l’Eu­rope à construire, opé­rant la syn­thèse du meilleur de notre his­toire com­mune en vue d’exer­cer à nou­veau une influence déci­sive sur l’a­ve­nir de l’humanité.

Ne se sen­tant pas por­tés par un grand pro­jet, les Fran­çais, mal à l’aise, balancent entre moro­si­té et suf­fi­sance. Nous fûmes long­temps au pre­mier rang. À l’é­poque de l’É­tat royal, au Siècle des lumières, par la force des choses pen­dant la période révo­lu­tion­naire, l’Eu­rope, sinon le monde, se réfé­rait à la France. Au xixe siècle, notre recul se cris­tal­li­sa dans la défaite de 1870. En 1918, nous eûmes briè­ve­ment l’illu­sion de reve­nir en tête. Puis vint le trau­ma­tisme de la défaite de 1940, tou­jours pré­sent. Et nous n’en finis­sons pas de digé­rer la déco­lo­ni­sa­tion. L’un des fon­de­ments de notre ambi­va­lence vis-à-vis des États-Unis est un sen­ti­ment proche de la jalou­sie : nous en vou­lons aux Amé­ri­cains non seule­ment d’être deve­nus les pre­miers, mais d’exer­cer ce qu’ils appellent leur lea­der­ship – nous disons plus volon­tiers leur hégé­mo­nie – en uti­li­sant nos propres cartes, celles des Lumières, de l’u­ni­ver­sa­li­té, des Droits de l’homme. Autant d’i­dées qu’à la dif­fé­rence des Amé­ri­cains nous avons d’ailleurs tou­jours eu ten­dance, confor­mé­ment à notre génie, à conce­voir de façon plus abs­traite que réelle.

Ain­si, Jean-Denis Bre­din a‑t-il bien mon­tré que le Droit fran­çais a ten­dance à vouer un culte tout théo­rique aux Droits de l’homme et à les mépri­ser dans les faits. La Révo­lu­tion a pro­cla­mé les Droits de l’homme. Elle les a aus­si­tôt anéan­tis au nom de la sou­ve­rai­ne­té et de l’in­failli­bi­li­té du peuple. Nous avons tou­jours consi­dé­ré que des » cir­cons­tances excep­tion­nelles » pou­vaient jus­ti­fier – au nom d’un inté­rêt suprême – le non-res­pect des droits (voir l’ar­ticle 16 de la Consti­tu­tion de la Ve république).

Nous res­sen­tons dou­lou­reu­se­ment, avec un sen­ti­ment d’im­puis­sance, le recul de notre langue. Jean-Marie Zemb a déve­lop­pé le thème de la racine lan­ga­gière du génie fran­çais, en par­tant du sujet mis au concours de l’A­ca­dé­mie de Ber­lin par le roi de Prusse en 1784 : » Qu’est-ce qui a ren­du la langue fran­çaise uni­ver­selle ? Pour­quoi mérite-t-elle cette pré­ro­ga­tive ? Est-il à pré­su­mer qu’elle la conserve ? » Nous ne l’a­vons pas conser­vée et nous en souf­frons comme si s’é­tei­gnait le phare qui nous avait per­mis d’é­clai­rer le monde. Nous crai­gnons pour notre culture – un thème abor­dé sous dif­fé­rents angles par Jean Dru­cker, Domi­nique Lecourt, Domi­nique Wol­ton et Michel Zink. Nous sommes minés par le spectre du déclin. Déjà, dans les années 1970, on avait vili­pen­dé le pré­sident Valé­ry Gis­card d’Es­taing pour avoir qua­li­fié la France de » puis­sance moyenne « , ce qu’en réa­li­té nous sommes depuis la fin de la Grande Guerre. Il y a deux siècles, nous avions une place pré­émi­nente dans la science mon­diale, ce n’est plus le cas aujourd’­hui. Et notre popu­la­tion est désor­mais 1 % de celle de la planète.

Mais qui ne voit que c’est l’Eu­rope dans son ensemble qui a recu­lé au xxe siècle, en rai­son de ses déchi­re­ments ? Ain­si, l’ex­pan­sion scien­ti­fique amé­ri­caine, par exemple, n’au­rait pas eu lieu à cette échelle sans les immi­grants euro­péens fuyant le natio­nal-socia­lisme. René Rémond a rai­son de poser la ques­tion : » Pour­quoi l’Eu­rope ne retrou­ve­rait-elle pas le secret de l’in­ven­tion ? » Quel que soit l’angle d’at­taque, il doit être abso­lu­ment clair que le renou­veau passe par le suc­cès de la construc­tion euro­péenne, que nous devons envi­sa­ger avec enthou­siasme et non comme une sorte de mal nécessaire.

Notre balan­ce­ment, notre oscil­la­tion entre com­plexes d’in­fé­rio­ri­té et de supé­rio­ri­té se mani­festent d’une manière géné­rale dans la façon dont nous inter­pré­tons les chiffres. Nous sommes fiers d’ap­prendre que, selon les don­nées de la Banque mon­diale pour l’an 2000, la France est le troi­sième expor­ta­teur de la pla­nète pour les ser­vices com­mer­ciaux (après les États-Unis et le Royaume-Uni) et le qua­trième pour les mar­chan­dises (après les États-Unis, l’Al­le­magne et le Japon) – ou encore que nous sommes clas­sés en tête, à éga­li­té avec les États-Unis, l’Al­le­magne, le Royaume-Uni, les Pays-Bas, la Nor­vège et la Suisse pour le » cli­mat des inves­tis­se­ments « . Nous nous gon­flons d’or­gueil quand une étude de l’Or­ga­ni­sa­tion mon­diale de la san­té – dont la métho­do­lo­gie est au demeu­rant très contes­table – affirme que notre sys­tème de san­té est le meilleur au monde, une affir­ma­tion que Jean de Ker­vas­doué et Daniel Laurent ont rela­ti­vi­sée en mon­trant à quel point ce sys­tème devait être réor­ga­ni­sé de fond en comble.

Mais nous demeu­rons inter­dits, humi­liés et vague­ment scep­tiques, en décou­vrant que les mêmes indi­ca­teurs de la Banque mon­diale nous déclassent année après année et nous situent seule­ment au 23e rang (sur 207 pays clas­sés) pour le PNB par habi­tant. L’Al­le­magne, l’Au­triche, la Bel­gique, le Cana­da, le Dane­mark, les États-Unis, le Japon, la Nor­vège, les Pays-Bas, la Suisse et bien d’autres nous dépassent. Les sta­tis­tiques offi­cielles de la Com­mis­sion euro­péenne nous situent au 12e rang sur les 15 pays de l’U­nion pour l’an 2000 ! Nous nous offus­quons de nous retrou­ver, selon l’ordre de com­pé­ti­ti­vi­té éta­bli par le Forum de Davos – avec une métho­do­lo­gie là encore contes­table – en ving­tième position.

En fait, ce genre de sta­tis­tiques n’a rien de déci­sif. Sui­vant la pers­pec­tive que l’on adopte, on peut les uti­li­ser pour se ras­su­rer, voire pour jus­ti­fier le sta­tu quo, ou au contraire pour tirer des son­nettes d’a­larme et appe­ler des réformes. Il est vrai, comme le sou­ligne encore René Rémond, que la France n’a jamais autant chan­gé qu’au cours du der­nier siècle : ouver­ture de l’é­co­no­mie, muta­tion de l’a­gri­cul­ture, accep­ta­tion d’une sou­ve­rai­ne­té par­ta­gée, intro­duc­tion de nou­velles ins­ti­tu­tions poli­tiques, appren­tis­sage – certes un peu chao­tique – de la décen­tra­li­sa­tion, révo­lu­tion tech­no­lo­gique… Nos per­for­mances scien­ti­fiques sont très hono­rables et par­fois remar­quables. Nous conti­nuons, en par­ti­cu­lier, d’ex­cel­ler en mathématiques.

Arrê­tons-nous quelques ins­tants sur le cas du sec­teur pro­duc­tif. Dans cer­taines indus­tries comme l’éner­gie nucléaire, la tra­di­tion col­ber­tiste a pu don­ner de grands résul­tats. Avec » le cas Renault « , Louis Schweit­zer a retra­cé la saga d’une entre­prise deve­nue le sym­bole du sec­teur natio­na­li­sé après 1945 et qui semble avoir réus­si, mal­gré les pesan­teurs éta­tiques, à prendre les deux tour­nants déci­sifs pour son ave­nir : celui de l’Eu­rope dans les années 1980 et, plus récem­ment, celui de la mon­dia­li­sa­tion au moyen de l’al­liance avec Nis­san. Avec l’exemple du groupe Lafarge, Ber­trand Col­lomb a infir­mé l’i­den­ti­fi­ca­tion trop fré­quente entre mon­dia­li­sa­tion et amé­ri­ca­ni­sa­tion. Il a éga­le­ment mon­tré que la dis­ci­pline com­mer­ciale la plus exi­geante n’empêchait pas de » mettre l’homme au cœur de l’en­tre­prise « , selon la for­mule de son pré­dé­ces­seur, Oli­vier Lecerf.

Mais la mon­dia­li­sa­tion implique aus­si l’in­ter­na­tio­na­li­sa­tion du dia­logue social. Cela doit com­men­cer par l’Eu­rope. Jean-Fran­çois Dehecq, qui depuis treize années pré­side au déve­lop­pe­ment de Sano­fi, l’une des grandes réus­sites indus­trielles de notre pays, plaide lui aus­si pour une vision huma­niste et euro­péenne de l’en­tre­prise (pour lui, un patron se défi­nit par sa res­pon­sa­bi­li­té vis-à-vis d’une com­mu­nau­té humaine) et affirme jus­te­ment que l’É­tat natio­nal et l’Eu­rope n’ont rien per­du de leur pri­mau­té en tant que garants des règles du jeu. On pour­rait citer bien des exemples de suc­cès par­mi les petites et moyennes entre­prises. Que de pro­grès depuis une ving­taine d’an­nées ! Il n’en reste pas moins que le tableau d’en­semble doit être nuan­cé. Ain­si la socié­té fran­çaise est-elle insuf­fi­sam­ment adap­tée au déve­lop­pe­ment des » jeunes pousses » (tra­duc­tion fran­çaise de la locu­tion amé­ri­caine start-up), comme l’a mon­tré André Lévy-Lang par com­pa­rai­son avec les États-Unis : struc­tures de finan­ce­ment inadé­quates, fis­ca­li­té hos­tile, rigi­di­tés du sys­tème de recherche publique et des struc­tures uni­ver­si­taires lar­ge­ment cou­pées du monde de l’en­tre­prise. Le mon­tant inves­ti dans le capi­tal-risque est dans un rap­port de 20 à 1 entre les États-Unis et la France, soit quatre fois plus envi­ron que le rap­port des popu­la­tions ou des PNB. Il appar­tient à l’É­tat de tirer les leçons de cette dis­pa­ri­té pré­oc­cu­pante pour l’avenir.

Les suc­cès de la France sont donc incon­tes­tables, mais rela­tifs. D’autre part, la France n’est évi­dem­ment pas seule à avoir connu une immense muta­tion au XXe siècle. La plu­part des États occi­den­taux ont, certes avec des variantes, vécu des expé­riences com­pa­rables, en par­ti­cu­lier les pays euro­péens qui ont rejoint notre Union. On ne sau­rait par ailleurs sous-esti­mer les trans­for­ma­tions inouïes d’une par­tie de ce qu’a­près Alfred Sau­vy on a appe­lé le » tiers-monde « , en par­ti­cu­lier en Asie de l’Est. Consta­ter que nous avons beau­coup chan­gé, en fait comme tant d’autres, ne doit pas ser­vir d’a­li­bi à un cer­tain type de dis­cours poli­tique nour­ri d’au­to­sa­tis­fac­tion qui jus­ti­fie­rait l’ab­sence de réformes – ou de refon­da­tion, selon le mot actuel­le­ment à la mode – ou, pire, la mul­ti­pli­ca­tion de mau­vaises réformes, ins­pi­rées par la déma­go­gie, l’i­déo­lo­gie et une concep­tion roman­tique de notre iden­ti­té – ou encore des réformes dérai­son­nables par rap­port à nos moyens actuels et potentiels.

Or ces risques existent en rai­son de l’i­ner­tie d’un État deve­nu obèse, alors même que l’É­tat occupe en France une place beau­coup plus grande qu’ailleurs du fait de notre his­toire. D’un côté, les sta­tis­tiques sont effec­ti­ve­ment assez ras­su­rantes lors­qu’on ne se montre pas trop exi­geant. Avec ou sans elles, nous avons l’im­pres­sion d’une cer­taine richesse, qui nous per­met encore de faire face sans trop souf­frir aux aléas de la vie col­lec­tive. De l’autre, bien des indices sug­gèrent que nous aurons bien­tôt man­gé notre pain blanc.

À ce stade, il convient de s’en­tendre sur la ter­mi­no­lo­gie. En Droit inter­na­tio­nal, un État se carac­té­rise par un ter­ri­toire, une popu­la­tion, un gou­ver­ne­ment. Quand on parle en France, de la place de l’É­tat, c’est en fait du gou­ver­ne­ment qu’il s’a­git, avec ses trois branches exé­cu­tive, légis­la­tive et judi­ciaire et ses dif­fé­rents niveaux, euro­péen, natio­nal, régio­nal ou local. S’in­ter­ro­ger sur l’É­tat en ce sens, c’est à la fois s’in­ter­ro­ger sur les Ins­ti­tu­tions et leur orga­ni­sa­tion concrète – en par­ti­cu­lier leurs objec­tifs et leur effi­ca­ci­té -, et sur la nature des faits sociaux et cultu­rels sous-jacents, à l’ins­tar de ce que Pierre Rosan­val­lon appelle » l’illi­bé­ra­lisme fran­çais « .

Dans la plu­part des pays démo­cra­tiques, l’é­lar­gis­se­ment du suf­frage uni­ver­sel est allé de pair avec les pro­grès du gou­ver­ne­ment repré­sen­ta­tif. En France, c’est au nom d’un impé­ra­tif de ratio­na­li­sa­tion – l’é­li­mi­na­tion des corps inter­mé­diaires – que s’est ins­truit le pro­cès de la monar­chie dite abso­lue. Monar­chie dont le carac­tère abso­lu était en fait tel­le­ment rela­tif que la Révo­lu­tion est née de l’in­ca­pa­ci­té du pou­voir royal de réfor­mer les corps inter­mé­diaires. Telle est l’o­ri­gine du mythe d’un État ration­nel, débar­ras­sé des corps inter­mé­diaires à la base de la struc­ture d’ordre de l’An­cien Régime – du mythe d’un État capable de for­mu­ler direc­te­ment l’in­té­rêt géné­ral, indé­pen­dam­ment de la déli­bé­ra­tion ou de l’expérience.

L’a­bo­li­tion des » pri­vi­lèges » est asso­ciée dans l’i­déo­lo­gie dite répu­bli­caine à celle des corps inter­mé­diaires. De là aus­si le mythe de l’é­ga­li­té et la figure sym­bo­lique des » citoyens » à la fois égaux et frères, ras­sem­blés dans un même corps, celui de la nation. L’a­vè­ne­ment de l’É­tat ration­nel est donc conçu comme la condi­tion de la liber­té. La liber­té est pen­sée contre le libé­ra­lisme. Ain­si s’ex­prime la cohé­rence de notre devise natio­nale Liber­té, Éga­li­té, Fra­ter­ni­té. Cohé­rence en fait très mar­quée par la culture chré­tienne. La marque est pro­fonde en véri­té, puis­qu’on peut aller jus­qu’à par­ler d’une sorte de souffle qua­si reli­gieux, sans lequel on ne sau­rait jus­ti­fier com­ment l’É­tat par­vien­drait à for­mu­ler l’in­té­rêt général.

C’est cette concep­tion abs­traite de l’in­té­rêt géné­ral – j’ai par­lé pré­cé­dem­ment de notre concep­tion abs­traite des Droits de l’homme – dont le mar­xisme-léni­nisme a fait un usage mons­trueux. C’est elle qui explique que la socié­té fran­çaise ait man­qué le ren­dez-vous avec le libé­ra­lisme poli­tique et avec la social-démo­cra­tie. Cette concep­tion impré­gnait encore les fon­de­ments de la Cin­quième Répu­blique, et la défi­ni­tion que Mal­raux don­nait de la poli­tique : » Quelque chose qui s’ap­pelle l’É­tat va tra­duire les aspi­ra­tions de quelque chose qui s’ap­pelle la Nation. »

Dans la réa­li­té, bien sûr, après la longue paren­thèse qui va de la Révo­lu­tion à la phase auto­ri­taire du Second Empire, des corps inter­mé­diaires sont réap­pa­rus, mais ils sont res­tés en porte-à-faux par rap­port à l’É­tat. On peut ain­si com­prendre la péren­ni­té en France de l’i­déo­lo­gie de la lutte des classes. L’É­tat réel n’est pas l’É­tat répu­bli­cain abs­trait. Il en résulte, dans la vision mar­xiste, que les classes labo­rieuses ne peuvent pro­mou­voir leurs inté­rêts que par le com­bat contre d’autres classes, mais aus­si éven­tuel­le­ment contre l’É­tat lui-même. De là, une concep­tion guer­rière de la grève, tou­jours mani­feste dans le sec­teur des trans­ports, où, à la limite, la socié­té tout entière et donc l’É­tat lui-même acceptent de se lais­ser prendre en otage. De là, plus géné­ra­le­ment en matière sociale, la supré­ma­tie de la culture du conflit sur celle du contrat, supré­ma­tie que des acteurs comme la CFDT ou le MEDEF ont essayé cou­ra­geu­se­ment de remettre en question.

Denis Gau­tier-Sau­va­gnac se bat pour une cer­taine » déco­lo­ni­sa­tion de la socié­té civile » et, repre­nant l’ex­pres­sion d’A­lain Pey­re­fitte, pour l’a­vè­ne­ment d’une » socié­té de confiance « . » Para­doxa­le­ment, remarque Nicole Notat, les par­ti­sans les plus farouches de l’in­ter­ven­tion­nisme éta­tique [dans la régu­la­tion sociale] sont aujourd’­hui les plus sûrs pro­mo­teurs de l’É­tat mini­mum parce qu’ils condamnent l’É­tat à l’i­nef­fi­ca­ci­té […]. Nous appe­lons à une réforme de l’É­tat : la seule réfé­rence à la sou­ve­rai­ne­té popu­laire fon­da­trice de notre concep­tion de la démo­cra­tie n’est plus suf­fi­sante […]. Les par­te­naires sociaux ne font pas la loi, mais la loi doit leur ména­ger un espace contrac­tuel où ce droit social puisse s’é­la­bo­rer.  » Encore fau­drait-il que les syn­di­cats soient vrai­ment repré­sen­ta­tifs. Moins de 10 % des sala­riés sont syn­di­qués (90 % en Suède et au Dane­mark, entre 25 et 50 % dans la plu­part des autres pays euro­péens). Cette fai­blesse, rap­pelle Ber­nard Brunhes, s’ex­plique par l’his­toire et par la légis­la­tion. L’ap­par­te­nance à un syn­di­cat ne fait béné­fi­cier l’adhé­rent d’au­cun ser­vice ni avan­tage spé­ci­fique. Les accords signés s’ap­pliquent à tous les sala­riés quels que soient les signataires.

Du coup, ce sont les employeurs, les pou­voirs publics et les orga­ni­sa­tions de pro­tec­tion sociale qui four­nissent leurs moyens aux syn­di­cats, les­quels n’ont donc ni la liber­té ni la puis­sance que leur don­ne­rait une véri­table base coti­sante. La situa­tion est aggra­vée par le fait que le dia­logue natu­rel entre le tra­vail et le capi­tal se trans­forme trop sou­vent en un débat confus entre syn­di­cats, ouvrant la voie à l’in­ter­ven­tion de l’É­tat ain­si entraî­né dans sa ligne de plus grande pente, sou­vent bien loin de l’i­dée que l’on peut se faire de l’in­té­rêt général.

La France est sans doute, de tous les pays indus­tria­li­sés à éco­no­mie de mar­ché, celui où le patro­nat et plus géné­ra­le­ment les patrons sont le moins écou­tés par l’É­tat, très méfiant à leur égard quelles que soient les majo­ri­tés au pou­voir. En fin de compte c’est l’É­tat qui, uni­la­té­ra­le­ment, et seul par­mi les pays com­pa­rables, a déci­dé de fixer l’âge de la retraite à 60 ans et, plus récem­ment, la durée heb­do­ma­daire du tra­vail à 35 heures. Encore aurait-il pu le faire de façon suf­fi­sam­ment souple pour lais­ser le maxi­mum de liber­té aux par­te­naires sociaux au niveau de l’exécution.

Même si l’on admet que la durée heb­do­ma­daire du tra­vail relève de l’ordre public défi­ni par la loi, observe Denis Gau­tier-Sau­va­gnac, la loi Aubry n’au­rait jamais dû com­por­ter 37 articles, cou­vrir 44 pages du Jour­nal Offi­ciel, s’ac­com­pa­gner de 12 décrets et être sui­vie de 2 cir­cu­laires, l’une de 165 pages, l’autre de 25. Il suf­fi­sait de s’en tenir à l’ar­ticle 34 de la Consti­tu­tion et de fixer la durée légale du tra­vail à 35 heures en lais­sant aux par­te­naires sociaux le soin d’en défi­nir les moda­li­tés d’ap­pli­ca­tion. Comme il était pré­vi­sible, c’est d’ailleurs dans le fonc­tion­ne­ment des admi­nis­tra­tions que les incon­vé­nients des 35 heures appa­raissent de la façon la plus aveu­glante, l’É­tat étant un piètre employeur et, en par­tie pour cette rai­son, le syn­di­ca­lisme fonc­tion­naire ayant ten­dance, plus encore que les autres, à tom­ber dans le corporatisme.

Face à tant d’i­ner­ties et d’ar­chaïsmes ancrés dans l’i­déo­lo­gie dite répu­bli­caine, le pro­jet de » refon­da­tion sociale » paraît bien fra­gile. Et pour­tant, il n’y a pas de tâche plus impor­tante que de favo­ri­ser son abou­tis­se­ment. Les réa­li­tés de la mon­dia­li­sa­tion modi­fient le cadre de l’ac­tion. Comme dans bien d’autres domaines, observe Ber­nard Bruhnes, ce sont pro­ba­ble­ment les frot­te­ments cultu­rels entre par­te­naires sociaux des dif­fé­rents pays euro­péens qui per­met­tront de pro­gres­ser en France, à condi­tion d’ac­cep­ter de repen­ser la socié­té. » Au duo clas­sique com­po­sé du mana­ger et du sala­rié relève de son côté Nicole Notat se sub­sti­tue un trio avec l’ar­ri­vée de l’ac­tion­naire.  » Si l’i­dée d’un » modèle social euro­péen » a un sens, elle est à recher­cher dans un fonc­tion­ne­ment har­mo­nieux et donc contrac­tuel des rela­tions à l’in­té­rieur de ce trio. Il ne s’a­git pas de contra­rier et encore moins d’a­bo­lir le mar­ché, mais de l’hu­ma­ni­ser, de l’or­ga­ni­ser pour amor­tir les consé­quences néga­tives des chocs. La même phi­lo­so­phie à la fois prag­ma­tique et huma­niste doit ins­pi­rer la mise en œuvre de la soli­da­ri­té de façon générale.

La pusil­la­ni­mi­té des dis­cours poli­tiques ambiants sur les retraites alors que les pro­jec­tions démo­gra­phiques ne laissent aucun doute sur l’ur­gence des réformes – Jacques Dupâ­quier, Claude Bébéar et Jean-Michel Char­pin l’ont bien mon­tré -, contri­bue à jeter le dis­cré­dit sur la classe poli­tique dans son ensemble. Certes, l’op­po­si­tion his­to­rique des syn­di­cats aux com­plé­ments de retraite par capi­ta­li­sa­tion n’est pas seule­ment idéo­lo­gique. Elle s’ex­plique aus­si par des fac­teurs tels que la fra­gi­li­té du capi­ta­lisme fran­çais pen­dant une bonne par­tie du XXe siècle – en tout cas de 1914 à 1970 – et la méfiance vis-à-vis des pla­ce­ments bour­siers. Mais le moment est venu de dis­soudre ces obs­tacles et pour cela de prendre fer­me­ment posi­tion, comme l’ont fait les Allemands.

La sus­pi­cion de l’É­tat fran­çais vis-à-vis des corps inter­mé­diaires se mani­feste plus géné­ra­le­ment à l’é­gard de la » socié­té civile « . Fran­çois Ter­ré a rap­pe­lé que, de 1871 à 1901, 33 pro­jets et pro­po­si­tions de lois sur les asso­cia­tions ont été éla­bo­rés. La ques­tion reli­gieuse était natu­rel­le­ment au centre des débats. On était han­té par le pro­blème : com­ment don­ner la liber­té d’as­so­cia­tion sans mena­cer le régime répu­bli­cain ? Cent ans après la fameuse loi, on dénombre près de 900 000 asso­cia­tions en France, mais la méfiance de l’É­tat n’a pas désar­mé. La recon­nais­sance d’u­ti­li­té publique, néces­saire pour rece­voir dons et legs, est sou­mise à un régime dis­cré­tion­naire et à une sur­veillance étroite. Contrai­re­ment aux États-Unis, par exemple, la fis­ca­li­té n’est pas favo­rable aux asso­cia­tions, trop sou­vent obli­gées pour sur­vivre de recou­rir aux sub­ven­tions publiques et donc, indi­rec­te­ment, au contri­buable, au détri­ment de leur auto­no­mie, ce qui est le but recher­ché par l’É­tat. De plus, le sta­tut d’as­so­cia­tion est sou­vent détour­né par les admi­nis­tra­tions elles-mêmes, vic­times de la rigi­di­té des règles de la fonc­tion publique. Quant aux fon­da­tions, leur rôle est encore extrê­me­ment modeste, non seule­ment bien sûr par rap­port aux États-Unis, mais même par rap­port à nos voi­sins européens.

La concep­tion répu­bli­caine et jaco­bine de l’É­tat – Jean-Claude Casa­no­va nous l’a rap­pe­lé – est mani­feste dans l’É­du­ca­tion natio­nale. Tou­jours la peur d’en­ti­tés auto­nomes, dis­tinctes du pou­voir exé­cu­tif. Certes, l’U­ni­ver­si­té (au sin­gu­lier) napo­léo­nienne n’a pas résis­té aux évo­lu­tions démo­gra­phiques. Le plu­riel est reve­nu avec la loi Liard qui réta­blit les Uni­ver­si­tés en 1896. Mais l’ex­plo­sion du nombre des élèves, étu­diants et ensei­gnants et l’é­cla­te­ment de l’au­to­ri­té, sur­tout à par­tir de 1968 et l’ap­pa­ri­tion des luttes caté­go­rielles au sein du corps ensei­gnant, n’ont pas fon­da­men­ta­le­ment alté­ré le carac­tère mono­li­thique de l’É­du­ca­tion natio­nale. Les acti­vi­tés d’en­sei­gne­ment et de recherche sont tou­jours consi­dé­rées comme rele­vant du ser­vice public, mais en fait elles sont de plus en plus sou­mises, notam­ment en ce qui concerne la recherche, à un pou­voir syn­di­cal cor­po­ra­tiste peu com­pa­tible avec les cri­tères d’ex­cel­lence qui devraient s’im­po­ser en la matière.

La Répu­blique, enfin, n’a pas su faire bon ménage avec l’i­dée de décen­tra­li­sa­tion. Le géné­ral de Gaulle a posé le pro­blème en 1969. Le 2 février de cette année-là, à Quim­per, après avoir rap­pe­lé les rai­sons pour les­quelles la cen­tra­li­sa­tion avait long­temps été une condi­tion néces­saire à l’u­ni­té natio­nale, il obser­vait : » Mais il se trouve, qu’à pré­sent, celle-ci est res­ser­rée, pour ain­si dire auto­ma­ti­que­ment, par les élé­ments nou­veaux de l’é­vo­lu­tion moderne : com­mu­ni­ca­tions rapides, trans­mis­sions ins­tan­ta­nées, infor­ma­tion par­tout répan­due, cré­dit géné­ra­li­sé.  » L’emploi du verbe » res­ser­rer » était par­ti­cu­liè­re­ment heu­reux. Depuis trente ans, avec les nou­velles indus­tries de l’in­for­ma­tion et de la com­mu­ni­ca­tion, notre uni­té natio­nale s’est encore davan­tage res­ser­rée. De Gaulle pour­sui­vait en affir­mant que l’u­ni­té natio­nale exi­geait désor­mais un déve­lop­pe­ment équi­li­bré de toutes les régions. Pour cela, la région devrait consti­tuer » un cadre nou­veau de l’i­ni­tia­tive « , doté d’ins­ti­tu­tions nou­velles. Il n’al­lait pas, tou­te­fois, jus­qu’à pro­po­ser la sup­pres­sion des dépar­te­ments que la Révo­lu­tion avait créés quand elle avait ôté aux pro­vinces leur place dans l’or­ga­ni­sa­tion admi­nis­tra­tive de la France.

Le fon­da­teur de la Cin­quième Répu­blique ajou­tait : » Pour que cette réno­va­tion se réa­lise sui­vant les mêmes prin­cipes au plan de la nation en même temps qu’au plan de la région, nous devons trans­for­mer le Sénat, afin qu’il asso­cie dans la pré­pa­ra­tion des lois les mêmes sortes d’é­lus et les mêmes sortes de délé­gués [que dans les régions] avec leurs com­pé­tences et leurs res­pon­sa­bi­li­tés.  » Il concluait en annon­çant un réfé­ren­dum dont l’is­sue, cha­cun s’en sou­vient, déci­da de son départ. Il a fal­lu attendre la pré­si­dence de Fran­çois Mit­ter­rand pour que soit reprise la ques­tion de la décen­tra­li­sa­tion, mais on n’a pas osé pro­cé­der à une véri­table réor­ga­ni­sa­tion qui eût impli­qué la révi­sion des col­lec­ti­vi­tés ter­ri­to­riales exis­tantes, avec des sup­pres­sions et des regrou­pe­ments fon­dés sur la géo­gra­phie contemporaine.

On a pré­fé­ré empi­ler les éche­lons de l’ad­mi­nis­tra­tion ter­ri­to­riale (six à l’heure actuelle, de l’Eu­rope à la com­mune) quitte à mul­ti­plier les sources de conflit et de coû­teuses inef­fi­ca­ci­tés. S’a­gis­sant des régions, on n’a pas vou­lu ou su aller au bout d’une logique qui exi­geait la dis­pa­ri­tion d’une par­tie des impôts natio­naux, le droit et le devoir pour les régions de lever leurs propres taxes. Là encore, le moment est venu de mener à son terme un pro­ces­sus si fâcheu­se­ment éti­ré dans le temps, faute de cou­rage et de volon­té poli­tiques suffisants.

La ques­tion de la décen­tra­li­sa­tion est géné­rique. Pour Jean-Marie Colom­ba­ni, » la crise corse […] ren­voie à la panne d’un pro­jet fran­çais « . Il s’a­git, confor­mé­ment à l’es­prit du dis­cours de Quim­per, de tra­duire dans les ins­ti­tu­tions les par­ti­cu­la­rismes d’une région qui, selon l’heu­reuse for­mule de Brau­del, est » une mon­tagne au milieu de la mer « . Comme les Alsa­ciens, les Corses ne sont pas ori­gi­nel­le­ment de langue fran­çaise, et l’at­ta­che­ment à leur iden­ti­té lin­guis­tique est légi­time. On peut pen­ser, avec le direc­teur du Monde, que la Corse mérite effec­ti­ve­ment un effort éco­no­mique sou­te­nu de la part de la métro­pole. Reste la ques­tion essen­tielle : est-il conce­vable qu’au nom d’une néces­saire auto­no­mie on recon­naisse impli­ci­te­ment à une pro­vince fran­çaise le droit de vivre en dehors de l’É­tat de droit ?

La lutte contre la vio­lence urbaine, l’un des fléaux de notre temps, doit éga­le­ment être abor­dée dans l’es­prit de la décen­tra­li­sa­tion. Jean-Pierre Dela­lande a été l’un de ces hommes poli­tiques de ter­rain qui insufflent l’es­poir en démon­trant par leurs actes qu’il n’y a pas de fata­li­té à la vio­lence ; que le maire, pre­mier res­pon­sable de la cohé­sion sociale de sa col­lec­ti­vi­té, peut – même avec des moyens limi­tés – obte­nir des résul­tats remar­quables en coor­don­nant des actions d’in­ser­tion, d’é­du­ca­tion, d’ur­ba­nisme, d’aide sociale, de san­té, d’en­vi­ron­ne­ment. Le rôle de la police est répres­sif, la pré­ven­tion appar­tient aux élus locaux. La solu­tion n’est pas sys­té­ma­ti­que­ment dans l’aug­men­ta­tion des cré­dits publics, mais d’a­bord dans l’in­ves­tis­se­ment per­son­nel des élus.

D’une manière géné­rale, la décen­tra­li­sa­tion, c’est aus­si l’ac­cep­ta­tion – dans un cadre défi­ni par l’É­tat – d’une saine concur­rence. Ain­si peut-on ima­gi­ner, avec Jean-Claude Casa­no­va, le dyna­misme et l’ef­fi­ca­ci­té d’un sys­tème où les uni­ver­si­tés fran­çaises seraient effec­ti­ve­ment décen­tra­li­sées et dif­fé­ren­ciées – comme le sont plus ou moins nos grandes écoles – donc avec une véri­table auto­no­mie pour la ges­tion, la quête de finan­ce­ments, le choix des étu­diants, le recru­te­ment et la rému­né­ra­tion des ensei­gnants, la créa­tion d’u­ni­tés de recherches.

Dyna­misme et effi­ca­ci­té : voi­là ce qui manque radi­ca­le­ment à notre État, en un temps où les acteurs du monde pro­duc­tif, eux, sont obli­gés de répondre à de puis­sants sti­mu­li et de lut­ter constam­ment pour leur sur­vie. Michel Albert a mon­tré à quel point la machine fis­cale fran­çaise (qui englobe l’en­semble des pré­lè­ve­ments obli­ga­toires au pro­fit des admi­nis­tra­tions publiques : État, sécu­ri­té sociale, col­lec­ti­vi­tés locales) consti­tue un » assem­blage laby­rin­thique « . En 1999, le fisc a pré­le­vé 45,7 % du PIB (34 % en 1974, déjà 42 % en 1981), un record natio­nal et inter­na­tio­nal, à quoi s’a­joute une dette publique aus­si éle­vée que chez nos par­te­naires euro­péens (60 % du PIB).

Les 2 000 pages du Code géné­ral des impôts consti­tuent un ensemble inex­tri­cable et font res­sor­tir l’o­pa­ci­té et l’in­jus­tice d’un sys­tème non maî­tri­sé. Le contri­buable fran­çais doit s’a­dres­ser à quatre admi­nis­tra­tions sépa­rées : la Direc­tion géné­rale des impôts, la Direc­tion géné­rale de la comp­ta­bi­li­té publique, la Direc­tion géné­rale des douanes, l’Urs­saf. À éga­li­té des mon­tants encais­sés, les coûts des pré­lè­ve­ments eux-mêmes sont trois fois plus éle­vés qu’aux États-Unis ou en Suède. On note­ra – sur le même registre – que le coût de fabri­ca­tion d’un billet de banque par le sec­teur public est envi­ron trois fois plus éle­vé que dans le sec­teur pri­vé. La démo­gra­phie condamne nos pra­tiques fis­cales archaïques.

Le retour­ne­ment du rap­port entre actifs et inac­tifs se pro­dui­ra en 2006, met­tant en péril la soli­da­ri­té entre géné­ra­tions, comme l’a sou­li­gné Jean-Michel Char­pin. En fait la limite du sup­por­table semble bien avoir déjà été atteinte en matière d’im­po­si­tion. Peut-on prendre le risque de la fran­chir et même de s’y main­te­nir sans s’in­ter­ro­ger enfin sérieu­se­ment, en com­pa­rai­son avec nos par­te­naires et concur­rents, sur les consé­quences à moyen et long terme pour notre ave­nir éco­no­mique et social ? Dans le cadre d’une réflexion plus géné­rale sur les mou­ve­ments de popu­la­tion où il déve­loppe aus­si la néces­si­té de mieux pen­ser l’im­mi­gra­tion à l’é­chelle euro­péenne, Claude Bébéar juge alar­mante » la fuite de nos élites « . Le fon­da­teur d’AXA attri­bue l’hé­mor­ra­gie à la fis­ca­li­té, mais aus­si à une légis­la­tion et une bureau­cra­tie qui décou­ragent l’es­prit d’en­tre­prise, sans oublier le carac­tère jaloux des Fran­çais. Or, ce sont les élites qui font le déve­lop­pe­ment d’un pays, et leur for­ma­tion coûte cher.

Nous sommes les seuls par­mi les pays com­pa­rables à ne pas avoir entre­pris une grande réforme fis­cale depuis les années 1980, comme si le mal qui ron­gea l’An­cien Régime et le condui­sit à sa perte n’a­vait jamais été éra­di­qué. Au début du siècle der­nier, il avait fal­lu plus de dix ans pour faire voter l’im­pôt sur les reve­nus, qui exis­tait depuis long­temps en Grande-Bre­tagne, en Alle­magne ou aux États-Unis ! Chez nous, depuis la dis­pa­ri­tion de Mau­rice Lau­ré, point de spé­cia­liste inter­na­tio­na­le­ment recon­nu des pro­blèmes fis­caux. Point de vrais débats en la matière, en par­ti­cu­lier pour ce qui concerne les res­sources des col­lec­ti­vi­tés locales.

À la fin du XVIIIe siècle déjà, rares étaient ceux qui, comme Tur­got, étaient convain­cus de la néces­si­té de réfor­mer les finances publiques en pro­fon­deur. Dans une lettre à Louis XVI, rédi­gée juste après sa nomi­na­tion au poste de contrô­leur géné­ral des Finances en 1774, Tur­got rap­pelle au roi ses trois prin­cipes d’ac­tion : » Point de ban­que­route, point d’aug­men­ta­tion d’im­pôts, point d’emprunts. » Pour y par­ve­nir, écrit-il : » Il n’y a qu’un moyen. C’est de réduire la dépense au-des­sous de la recette, et assez en des­sous pour pou­voir éco­no­mi­ser chaque année […] afin de rem­bour­ser les dettes anciennes. Sans cela le pre­mier coup de canon for­ce­rait l’É­tat à la ban­que­route. » Le moyen de résoudre cette équa­tion appa­rem­ment inso­luble, c’est évi­dem­ment la réforme, aus­si bien du côté de la dépense que du côté de la recette et une plus grande confiance dans le mar­ché, c’est-à-dire dans la liber­té d’initiative.

Dès le départ, Tur­got avait par­fai­te­ment vu le risque. Il adres­sait au roi ce puis­sant dis­cours, que cha­cun pour­ra trans­po­ser dans le voca­bu­laire et les cir­cons­tances d’au­jourd’­hui : » Je serai craint, haï même de la plus grande par­tie de la cour, de tout ce qui sol­li­cite des grâces. On m’im­pu­te­ra tous les refus ; on me pein­dra comme un homme dur, parce que j’au­rai repré­sen­té à Votre Majes­té qu’elle ne doit pas enri­chir même ceux qu’elle aime aux dépens de la sub­stance du peuple. Ce peuple auquel je me serai sacri­fié est si aisé à trom­per, que peut-être j’en­cour­rai sa haine par les mesures mêmes que je pren­drai pour le défendre de toute vexa­tion. Je serai calom­nié, et peut-être avec assez de vrai­sem­blance pour m’ô­ter la confiance de Votre Majes­té. Je ne regret­te­rai point de perdre une place à laquelle je ne m’é­tais jamais atten­du. Je suis prêt à la remettre à Votre Majes­té dès que je ne pour­rai plus espé­rer lui être utile. » De fait, Mau­re­pas, le même qui avec la reine avait pro­vo­qué le ren­voi de Mau­peou et le rap­pel du Par­le­ment de Paris, ayant réuni la coa­li­tion des mécon­ten­te­ments contre Tur­got, celui-ci sera dis­gra­cié en 1776 et ses réformes annulées.

Aujourd’­hui, outre celles pré­cé­dem­ment men­tion­nées, quelles réformes seraient com­pa­tibles avec les pré­ceptes de Tur­got ? Pierre Joxe a posé le pro­blème géné­ral de la réforme de l’É­tat, par­ti­cu­liè­re­ment dif­fi­cile chez nous, car au-delà même des fac­teurs idéo­lo­giques dont j’ai par­lé, nous sommes han­tés, depuis les guerres de reli­gion au moins, par la crainte de la dis­so­lu­tion de l’É­tat. Nous nous sommes dotés d’un droit admi­nis­tra­tif, sépa­ré du droit com­mun, qui affirme la pri­mau­té de la puis­sance publique et qui incor­pore des prin­cipes d’au­to­ri­té et de cen­tra­li­sa­tion fina­le­ment nui­sibles à son efficacité.

Aujourd’­hui, il est inévi­table d’a­bor­der la ques­tion de la réforme en se pla­çant à un niveau supé­rieur au cadre natio­nal, en fait au niveau de l’U­nion euro­péenne. Domi­nique Per­ben a expo­sé une concep­tion rigou­reuse de la muta­tion de la fonc­tion publique qui condui­rait à sub­sti­tuer au sta­tut mono­li­thique d’ins­pi­ra­tion sovié­tique adop­té à la Libé­ra­tion un sys­tème dif­fé­ren­cié de régu­la­tion par objec­tif et par contrat, et à réduire le nombre des éche­lons de l’ad­mi­nis­tra­tion ter­ri­to­riale. Inci­dem­ment, ne serait-il pas sou­hai­table de cou­per le lien entre élus et fonc­tion­naires et de créer, dans des condi­tions rai­son­nables, un sta­tut de l’é­lu ? Jean-Pierre Boi­si­von a situé les enjeux de notre sys­tème édu­ca­tif au XXIe siècle : c’est à l’é­cole que se joue la com­pé­ti­ti­vi­té des nations, des entre­prises et des indi­vi­dus. La France consacre près de 7,5 % de son PIB à l’é­du­ca­tion (seule­ment 1 % à l’U­ni­ver­si­té, contre 2,5 % aux États-Unis). Ces res­sources ont presque dou­blé en francs constants en vingt ans quand le PIB pro­gres­sait de 60 %. Mais pen­dant ce temps, l’ac­crois­se­ment du coût uni­taire moyen de l’é­lève a été de 70 % en francs constants, sans résul­tats visibles sur la qua­li­té de la formation.

Certes, les com­pa­rai­sons inter­na­tio­nales nous situent dans une hon­nête moyenne. Mais le taux d’illet­trisme reste très éle­vé (8 % d’une classe d’âge à la sor­tie de l’é­cole). La mobi­li­té sociale a plu­tôt recu­lé, l’in­ci­vi­li­té et la vio­lence des jeunes se sont déve­lop­pées. Serge Feneuille attri­bue ces phé­no­mènes à une inadé­qua­tion crois­sante du sta­tut idéo­lo­gique du savoir. Que l’É­tat construise d’a­bord des hommes et des femmes ins­truits et édu­qués, dit-il, et les entre­prises sau­ront en faire des pro­fes­sion­nels com­pé­tents. Par ailleurs 90 % des sommes consa­crées à l’é­du­ca­tion sont allouées à la for­ma­tion ini­tiale, au détri­ment de la for­ma­tion conti­nue. On peut mul­ti­plier les exemples et conclure que c’est dans le mana­ge­ment du sys­tème que se situent les réserves d’ef­fi­ca­ci­té et de pro­duc­ti­vi­té : ges­tion des éta­blis­se­ments, ges­tion des per­son­nels, logis­tique péda­go­gique. L’É­du­ca­tion natio­nale est deve­nue une for­mi­dable machine à démo­ti­ver ses col­la­bo­ra­teurs. Elle admi­nistre des postes et ignore les per­sonnes. Du coup, les syn­di­cats se crispent sur des sché­mas idéo­lo­giques figés et sur une concep­tion immé­diate de leurs inté­rêts, au détri­ment du long terme. La machine est com­plè­te­ment bloquée.

De même, Jean de Ker­vas­doué observe que la non-ges­tion des ser­vices de san­té a et aura, si rien n’est fait, des consé­quences encore plus dévas­ta­trices que la démo­gra­phie. Daniel Laurent relève de son côté que le finan­ce­ment des hôpi­taux par le bud­get glo­bal est une aber­ra­tion, car on entre­tient des struc­tures indé­pen­dam­ment de leurs per­for­mances. Les hôpi­taux ne sont pas en mesure d’é­va­luer leurs coûts. Et, comme pour l’É­du­ca­tion et l’U­ni­ver­si­té, on n’a pas encore fait l’ef­fort d’i­den­ti­fier clai­re­ment celles de leurs fonc­tions qui relèvent du ser­vice public.

D’une manière géné­rale, il faut en finir avec l’at­ti­tude selon laquelle on ne peut résoudre les pro­blèmes publics qu’en accrois­sant les dépenses et le nombre des fonc­tion­naires, sans rien chan­ger aux struc­tures. Ce n’est au contraire que par d’amples réformes struc­tu­relles qu’on déga­ge­ra les marges de manœuvre néces­saires pour adap­ter les effec­tifs et plus géné­ra­le­ment les moyens là où ils sont notoi­re­ment insuf­fi­sants. Jean-Marc Varaut observe ain­si qu’entre 1985 et 1995 le nombre des juges a aug­men­té dix fois moins que le conten­tieux civil. La loi des 35 heures a encore allon­gé les délais déjà consi­dé­rables, au détri­ment des plus faibles. La jus­tice comme la gen­dar­me­rie et la police doivent sûre­ment rece­voir des moyens sup­plé­men­taires, ce qui ne les dis­pen­se­ra pas, au contraire, de réformes.

Seule la réor­ga­ni­sa­tion de l’en­semble des admi­nis­tra­tions et ser­vices publics per­met­tra de réunir aus­si les res­sources néces­saires à une ambi­tieuse poli­tique euro­péenne et exté­rieure, à la défense natio­nale et euro­péenne, à la pro­mo­tion de notre culture et de notre langue. Dans tous ces domaines, il convient de bien for­mu­ler des pro­jets bien pen­sés, mais cela ne suf­fit pas. Il est indis­pen­sable de les incar­ner dans des orga­ni­sa­tions appro­priées, conduites avec les meilleures méthodes et tech­niques du moment, comme sont contraints de le faire, sous peine de sanc­tions, les entre­pre­neurs ou les mili­taires pour atteindre leurs objec­tifs. De ce point de vue, hommes poli­tiques et hauts fonc­tion­naires doivent retrou­ver un esprit de conquête qu’ils semblent avoir perdu.

Au terme de son étude sur La dis­grâce de Tur­got, Edgar Faure écrit ces lignes : » On peut sou­te­nir – et nous le pen­sons – que le grand malaise de l’An­cien Régime était, au moins dans son ori­gine, d’ordre éco­no­mique. Tur­got était bien qua­li­fié pour trai­ter le pro­blème éco­no­mique, puis­qu’il était un des rares à l’a­per­ce­voir, et il n’eût pas man­qué, dans la pour­suite de l’ac­tion, de cor­ri­ger les erreurs ou les outrances de la théo­rie. Mais la réforme éco­no­mique d’une socié­té exige cer­taines condi­tions poli­tiques dans l’É­tat. Ces condi­tions ne se trou­vaient pas réunies, et quand elles le furent, quinze ans après, par l’embryon de repré­sen­ta­tion natio­nale des État géné­raux, alors, natu­rel­le­ment, il était trop tard et depuis long­temps. À défaut cepen­dant d’a­voir pu sau­ver le régime, Tur­got en a‑t-il pré­ci­pi­té la ruine comme on lui en a fait quel­que­fois le grief ? Si le grief est absurde, le fait est pro­bable. À ce point où seule la plus vigou­reuse réforme pour­rait conju­rer la Révo­lu­tion, l’an­nonce infruc­tueuse de la réforme ne peut qu’en accé­lé­rer […] le mou­ve­ment désor­mais incoer­cible. »

Ici, l’au­teur rejoint Toc­que­ville. Et il ajoute » Il n’y a pas de poli­tique sans risque, mais il y a des poli­tiques sans chance. » Edgar Faure a évi­dem­ment rai­son. Mais tout est une ques­tion de pré­pa­ra­tion et de moment. Les Fran­çais, dans leur immense majo­ri­té, ne sou­hai­taient pas l’a­bo­li­tion de la monar­chie. Louis XVI avait un carac­tère faible mais plus pro­fon­dé­ment il man­quait de sens poli­tique. Eût-il été mieux ins­pi­ré, il aurait fait en sorte de s’ap­puyer sur le Tiers-État. Quand le roi flot­tait en n’adhé­rant dura­ble­ment à aucun pro­jet et ne construi­sait pas les appuis néces­saires à l’a­bou­tis­se­ment de toute œuvre poli­tique, aucun tech­no­crate, comme on dirait aujourd’­hui, ne pou­vait réussir.

Réfor­mer, c’est s’a­dap­ter à la réa­li­té. À défaut de savoir s’a­dap­ter, on dis­pa­raît. Ceux qui refusent d’é­vo­luer et pré­tendent figer les situa­tions enclenchent des forces dont ils perdent le contrôle et qui finissent par les englou­tir. La pen­sée révo­lu­tion­naire veut que de gré ou de force la réa­li­té épouse l’i­dée. Mais la réa­li­té se venge et les révo­lu­tions tournent géné­ra­le­ment mal. La Révo­lu­tion fran­çaise n’a pas fait exception.

Certes, la France de 2001 n’est pas celle de 1788. Et pour­tant nous vivons le para­doxe d’un État trop éten­du, où de plus en plus les fonc­tion­naires font la poli­tique, un État mal géré et pour tout dire rui­neux, en même temps trop faible, c’est-à-dire inca­pable de for­mu­ler le bien public et d’im­po­ser son auto­ri­té à ceux-là mêmes qui sont sup­po­sés le ser­vir. Un État qui, à force de vou­loir tout contrô­ler, risque de ne plus rien maîtriser.

Le géné­ral de Gaulle pen­sait que les nou­velles ins­ti­tu­tions per­met­traient de réa­li­ser une moda­li­té démo­cra­tique de l’al­liance, au XVIIIe siècle, de la phi­lo­so­phie des Lumières et du des­po­tisme éclai­ré. Que reste-t-il de cette inten­tion ? Quel homme d’É­tat par­vien­dra à for­mu­ler un pro­jet à la fois réa­liste et enthou­sias­mant, ten­du vers l’a­ve­nir, et à bâtir le socle social sans lequel aucune réforme ambi­tieuse n’est pos­sible ? Le des­tin de la Cin­quième Répu­blique se joue­ra dans les pro­chaines années en fonc­tion de son apti­tude, selon la belle for­mule de Jau­rès, à » par­tir du réel pour aller à l’i­déal « . 

Poster un commentaire