La démocratisation de l’éducation, une dangereuse alchimie

Dossier : ExpressionsMagazine N°689 Novembre 2013
Par Philippe DIDIER (94)

Un pilier de la société

Un pilier de la société
L’éducation est l’un des rouages assu­rant le bon fonc­tion­ne­ment de nos socié­tés. En même temps que celles-ci évo­luent, l’éducation doit s’adapter aux nou­veaux enjeux aux­quels elles sont confron­tées. Il faut sou­vent plu­sieurs géné­ra­tions d’élèves et de pro­fes­seurs pour que les déci­sions prises par nos pairs dans le pas­sé puissent se concré­ti­ser et que leurs effets soient mesurables.

L’élève qui débute sa for­ma­tion supé­rieure est idéa­le­ment un pro­duit fini. Il est le résul­tat d’un ensei­gne­ment pri­maire et secon­daire qui lui a appor­té une culture géné­rale, les outils pour la com­mu­ni­quer et la comprendre.

L’enseignement supé­rieur lui offre la pos­si­bi­li­té d’approfondir cer­taines de ses connais­sances et d’être recon­nu par la socié­té comme un spé­cia­liste dans cer­tains domaines.

Une démocratisation perverse

L’édifice que sup­portent les bases de l’enseignement secon­daire et pri­maire est de plus en plus lourd. Le bon sens dic­te­rait que, pour sup­por­ter tout cela, le niveau d’exigence dans l’enseignement aug­mente tant dans la for­ma­tion des pro­fes­seurs que dans celle des élèves. Pour­tant, en Europe, nous assis­tons depuis plu­sieurs années à l’exigence d’une démo­cra­ti­sa­tion de l’enseignement selon laquelle l’acquisition d’un diplôme supé­rieur devrait être acces­sible à tous.

L’erreur est de confondre la sélec­tion d’un élève avec son orientation

Cette acces­si­bi­li­té est à prendre au sens où tout indi­vi­du, indé­pen­dam­ment de son apti­tude ou de sa volon­té, doit pos­sé­der un diplôme d’études supé­rieures pour avoir accès au monde du tra­vail. Et cela, au détri­ment des for­ma­tions tech­no­lo­giques ou plus pratiques.

Aller dans cette voie est une erreur qui pour­rait avoir des consé­quences dra­ma­tiques. L’erreur étant de confondre la sélec­tion d’un élève avec son orientation.

Former pour aboutir à l’emploi

La vraie démo­cra­tie de l’enseignement, c’est d’être capable d’évaluer rigou­reu­se­ment le niveau et les apti­tudes d’un élève et de pou­voir lui offrir une for­ma­tion com­pa­tible avec ceux-ci, une for­ma­tion qui abou­tisse à un emploi : c’est la sélec­tion et l’orientation.

La démo­cra­tie de l’enseignement est réa­li­sée lorsque l’on est capable de détec­ter très tôt, dans un élève aux condi­tions sociales défa­vo­ri­sées, le poten­tiel d’en faire un poly­tech­ni­cien, par exemple, puis de l’appuyer tout au long de son éducation.

L’exemple portugais

La char­rue avant les bœufs
La qua­si-dis­pa­ri­tion des mathé­ma­tiques dans l’enseignement de la phy­sique-chi­mie et l’introduction de sciences de l’ingénieur sont une aber­ra­tion. On enlève aux mathé­ma­tiques des champs d’application essen­tiels à la bonne com­pré­hen­sion de concepts abs­traits et, d’autre part, on réduit les champs d’application mêmes de la phy­sique-chi­mie. Quant aux sciences de l’ingénieur, d’une part les élèves n’ont pas assez d’outils pour étu­dier les modèles de façon détaillée, et, d’autre part, ce qui y est ensei­gné relève du bon sens ou de com­pé­tences acquises natu­rel­le­ment lors d’une for­ma­tion supérieure.

La « démo­cra­ti­sa­tion » de l’enseignement et sa « poli­ti­sa­tion » au Por­tu­gal ont eu des consé­quences dra­ma­tiques. Je suis pro­fes­seur de mathé­ma­tiques à l’Universidade Nova de Lis­boa : une uni­ver­si­té publique.

La dis­tinc­tion entre uni­ver­si­tés publique et pri­vée est fon­da­men­tale au Por­tu­gal. L’université publique est simi­laire dans son fonc­tion­ne­ment aux uni­ver­si­tés fran­çaises, l’université pri­vée est un lieu où l’on achète un diplôme.

Il y a trois ans, les rec­teurs des uni­ver­si­tés publiques ont signé un contrat avec le minis­tère de l’Éducation, éta­blis­sant un quo­ta de diplômes de licence en troc de finan­ce­ment. En échange de finan­ce­ment, il faut, dans mon uni­ver­si­té, pro­duire en trois ans plus de 3 000 diplômés.

Afin de par­ve­nir à ce chiffre, le mot d’ordre, dûment répé­té, a été « l’excellence ». En pra­tique, dans le cas des mathé­ma­tiques, cela implique gros­so modo de faire pas­ser les taux de redou­ble­ment de 80 % à 50 %. C’est irréa­liste, car le niveau des élèves est beau­coup trop faible. Dans cer­tains cas d’élèves n’ayant qu’une matière en retard, le conseil péda­go­gique attri­bue une note vir­tuelle, per­met­tant d’obtenir le diplôme.

Le modèle de finan­ce­ment des uni­ver­si­tés publiques por­tu­gaises est main­te­nant pro­por­tion­nel au nombre d’étudiants. Un cer­tain mon­tant est affec­té à chaque élève sui­vant un cours une pre­mière fois, il est divi­sé de moi­tié si l’élève redouble, par trois s’il triple et est nul à la qua­trième ten­ta­tive. Il faut donc que les élèves passent si l’université veut survivre.

Professeur au rabais

Cette situa­tion, ou plu­tôt ce désastre, a diverses ori­gines. La pre­mière pro­vient de la for­ma­tion et de la sélec­tion des pro­fes­seurs. Pour deve­nir pro­fes­seur de mathé­ma­tiques dans le secon­daire, les élèves ont le choix entre uni­ver­si­tés publiques et pri­vées. La sélec­tion étant fon­dée sur les notes, le pro­duit des for­ma­tions pri­vées a plus de chance d’enseigner que celui du public.

Pour parer à cela, les uni­ver­si­tés publiques ont ouvert l’accès de leurs maî­trises en ensei­gne­ment des mathé­ma­tiques aux diplô­més de licence d’ingénieurs, tout en modi­fiant le pro­gramme de cette maî­trise de façon à ce qu’il ne contienne que 10% d’enseignement de mathé­ma­tiques appli­quées et 90% d’enseignement en sciences pédagogiques.

Des programmes en changement perpétuel

Une autre ori­gine pro­vient du chan­ge­ment pério­dique des pro­grammes. À chaque élec­tion, le minis­tère de l’Éducation se sent inves­ti du devoir suprême de lais­ser sa marque.

À chaque élec­tion, le ministre de l’Éducation se sent inves­ti du devoir suprême de lais­ser sa marque

Comme c’est le cas en France depuis plu­sieurs années, ces chan­ge­ments sont étu­diés certes par des spé­cia­listes du sujet, mais leur mise en place est diri­gée par des spé­cia­listes des « sciences » de la péda­go­gie aux com­pé­tences tech­niques sou­vent douteuses.

L’un des pré­cé­dents gou­ver­ne­ments conseillait for­te­ment de ne plus don­ner de devoirs à la mai­son. Les matières devaient être com­prises et pra­ti­quées en classe. Pour les élèves qui arrivent à l’université, le choc est rude.

Cent ans pour créer, dix ans pour détruire

Un sys­tème édu­ca­tif effi­cace comme le nôtre a mis des cen­taines d’années à se conso­li­der mais, pour le détruire, l’exemple du Por­tu­gal montre qu’il ne suf­fit que d’une dizaine d’années. Je suis arri­vé dans l’enseignement supé­rieur por­tu­gais en 2005, après avoir ensei­gné deux ans à l’université d’Orsay.

On m’avait aver­ti que le niveau des élèves était beau­coup plus faible qu’en France. Ce n’était pas vrai, il était sem­blable. Aujourd’hui, il est exé­crable et empire de façon accé­lé­rée, d’année en année. Le jour est très proche où l’enseignement sera démo­cra­ti­sé, où tous les diplô­més seront mauvais.

Les « uni­ver­si­tés » pri­vées au Portugal :
un exemple de la « démo­cra­ti­sa­tion » de l’éducation

Récem­ment, on a vu les pro­fes­sion­nels de la san­té s’insurger contre l’ouverture d’un pôle de l’universidade Fer­nan­do Pes­soa (UFP) pro­po­sant « clé en main » un diplôme de den­tiste (Le Figa­ro étu­diant, 27 novembre 2012). L’UFP, l’universidade Cató­li­ca, l’universidade Lusó­fo­na, l’instituto Pia­get sont des exemples de ces entre­prises foi­son­nant au Por­tu­gal où l’on peut ache­ter un diplôme dans presque tous les domaines pos­sibles. On peut s’y pro­cu­rer non seule­ment des diplômes supé­rieurs de den­tiste, mais aus­si d’infirmier, de vété­ri­naire, de psy­cho­logue, d’avocat, d’économiste, d’ingénieur et de pro­fes­seur dans l’enseignement secon­daire, etc.
Tout cela a un coût pour les élèves (et leurs parents), pou­vant faci­le­ment aller au-delà des 1 000 euros men­suels pour des for­ma­tions qui, en accord avec la conven­tion de Bologne, durent entre trois et cinq ans. Néan­moins, peu de ces for­ma­tions sont recon­nues en dehors du Por­tu­gal. Les cur­sus sont créés avant d’avoir été cer­ti­fiés, leurs pro­fes­seurs n’ont en géné­ral pas de doc­to­rat mais un diplôme de cette même institution.
Un tel sys­tème est sus­cep­tible de toute sorte d’abus. Une telle entre­prise a un inté­rêt finan­cier à faire redou­bler ses élèves, mais pas trop car il lui faut res­pec­ter un modèle éco­no­mique. C’est un sys­tème démo­crate dans le sens où, si l’on n’a pas d’aptitude mais de l’argent, on peut obte­nir toute for­ma­tion supé­rieure. En France, il me semble cru­cial de lut­ter de façon achar­née contre l’implantation de telles struc­tures. Une uni­ver­si­té ne doit son exis­tence qu’à son devoir d’éduquer. Si on lui demande de faire un pro­fit, on court le risque d’un conflit éthique grave avec sa mis­sion de formation.

L’éducation demande beaucoup d’efforts

L’éducation de nos enfants n’est pas une alchi­mie où cha­cun ajoute son remède miracle. Il n’existe pas de potion magique per­met­tant d’amener tous les élèves à un niveau de licence. Il faut offrir à cha­cun la pos­si­bi­li­té d’y accé­der, mais aus­si faire en sorte que ceux qui n’en ont ni les capa­ci­tés ni la volon­té puissent s’orienter vers des for­ma­tions adaptées.

Pour cela, il faut pou­voir éva­luer et sélec­tion­ner les élèves de façon juste et rigou­reuse. L’éducation n’est pas un pro­ces­sus tri­vial. C’est un pro­ces­sus long et qui demande beau­coup d’efforts de la part des élèves et de leurs professeurs.

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