La dématérialisation des échanges en expertise contradictoire

Dossier : L'ExpertiseMagazine N°695 Mai 2014
Par Jean DONIO (57)
Par Bernard DENIS-LAROQUE (67)

Le dérou­le­ment d’une exper­tise civile juri­dic­tion­nelle répond à des canons très stricts des­ti­nés à per­mettre à chaque par­tie de faire valoir son point de vue. Les exper­tises amiables ont du reste repris, pour l’essentiel, les règles des exper­tises judi­ciaires, regrou­pées dans le Code de pro­cé­dure civile.

Il y a deux prin­cipes essen­tiels. Si on les res­pecte, tout est pos­sible. Si on les enfreint, l’ombre d’un doute pla­ne­ra sur l’avis émis par l’expert, et la juris­pru­dence est pleine d’annulations d’expertises moti­vées par le non-res­pect de ces principes.

REPÈRES

Avec la dématérialisation de l’écrit, l’humanité vit une révolution sans doute plus importante que celle qu’elle a vécue dans la seconde moitié du XVe siècle avec l’invention de l’imprimerie. Il n’est pas absurde de penser que cette révolution pourrait être aussi importante dans l’histoire de la pensée humaine que l’invention de l’écriture. À la fin du XVe siècle, les écrits sérieux étaient encore le fait de moines copistes qui recopiaient inlassablement les philosophes grecs et les scolastiques, qui étaient les seuls penseurs à avoir droit de cité dans les bibliothèques, toutes placées sous l’autorité directe ou indirecte de l’Église.
Quand on lit Aristote aujourd’hui, bien malin qui peut dire avec certitude ce qui est bien issu du texte originel et ce qui, de copie en copie, a été modifié par saint Thomas d’Aquin ou par Averroès. On a bien, au début, brûlé sur le bûcher quelques libraires ambulants qui vendaient des livres imprimés d’auteurs aux idées suspectes.
Mais, rapidement, les autorités ecclésiastiques ont été débordées et ce fut le foisonnement de la pensée philosophique de la Renaissance. Les laïcs pouvaient avoir des bibliothèques, ils pouvaient lire et ils pouvaient se mettre à penser. En ce début du XXIe siècle, on prend seulement conscience du fait que l’écrit existe indépendamment de tout support physique. Jusque-là, l’authenticité d’un écrit était garantie par sa fixation (l’encre sur du papier, la gravure dans le marbre par exemple). Aujourd’hui, elle est garantie par le fait que son auteur le signe. Il n’y a plus un original et des copies. Il n’y a qu’un original, mais accessible par tout le monde. C’est la révolution de la signature électronique.

La contradiction

Le pre­mier prin­cipe est celui de la contra­dic­tion. De même qu’un juge doit « en toutes cir­cons­tances, faire obser­ver et obser­ver lui-même le prin­cipe de la contra­dic­tion. Il ne peut rete­nir, dans sa déci­sion, les moyens, les expli­ca­tions et les docu­ments invo­qués ou pro­duits par les par­ties que si celles-ci ont été à même d’en débattre contra­dic­toi­re­ment. Il ne peut fon­der sa déci­sion sur les moyens de droit qu’il a rele­vés d’office sans avoir au préa­lable invi­té les par­ties à pré­sen­ter leurs obser­va­tions », un expert est tenu de res­pec­ter le prin­cipe de la contra­dic­tion, de ne rete­nir dans son rap­port que les élé­ments dont les par­ties auront pu débattre contradictoirement.

Depuis peu, cette exi­gence de contra­dic­tion l’oblige même à sol­li­ci­ter les der­nières obser­va­tions des par­ties sur son pro­jet de rap­port avant de rendre son rap­port définitif.

Le secret professionnel

Les expertises amiables ont repris pour l’essentiel les règles des expertises judiciaires

Le second prin­cipe est celui du secret pro­fes­sion­nel. Le dos­sier de l’expertise, c’est-à-dire les pièces com­mu­ni­quées par les par­ties et les notes suc­ces­sives de l’expert, si elles doivent être connues de toutes les par­ties, en ver­tu du prin­cipe pré­cé­dent, ne doivent pas l’être par des tiers.

Ces deux exi­gences sont celles d’un espace col­la­bo­ra­tif déma­té­ria­li­sé. Cette remarque de bon sens nous a conduits à créer, dès 2003, un espace col­la­bo­ra­tif spé­cia­le­ment adap­té aux expertises.

L’idée étant que le Code de pro­cé­dure civile ne contient rien de vrai­ment contraire à l’idée de déma­té­ria­li­sa­tion, à part quelques cour­riers recom­man­dés impo­sés comme la pre­mière convo­ca­tion des par­ties en tout début d’expertise, et la noti­fi­ca­tion de l’ordonnance de taxa­tion des frais d’expertise avec le dépôt du rap­port en fin d’expertise.

La signature électronique

Le prin­cipe est simple. Rap­pe­lons-le en quelques mots. Il repose sur des fonc­tions dites « à sens unique » c’est-à-dire des fonc­tions y = f (x) faciles à cal­cu­ler, mais maté­riel­le­ment impos­sibles à inver­ser. Étant don­né un nombre y, il fau­drait des mil­liers d’années à l’ensemble du parc infor­ma­tique ins­tal­lé dans le monde pour avoir une chance sur deux de trou­ver un nombre x tel que y = f (x).

Jongler avec le dongle

Le terme de dongle a d’abord été utilisé pour désigner des clefs matérielles de protection qui se branchaient sur les ports parallèles et sans lesquelles l’utilisation d’un logiciel était impossible. Elles s’intercalaient dans la liaison avec l’imprimante. Aujourd’hui, les clefs matérielles de protection sont le plus souvent USB et sont encore largement utilisées.
Un dongle peut désigner toutes sortes de matériels comme des périphériques de stockage (clés USB), des clés permettant de se connecter à un réseau Wi-Fi, Bluetooth, 3G ou infrarouge, ou encore de recevoir la TNT (en liaison avec une antenne).

La pre­mière de ces fonc­tions est une fonc­tion dite de hachage y = H (x). C’est une fonc­tion à sens unique qui à un nombre x (x est un écrit élec­tro­nique et peut avoir plu­sieurs téra­oc­tets) asso­cie une « empreinte » y de 160 bits ou 256 bits.

La seconde de ces fonc­tions est une fonc­tion de cryp­tage à sens unique. Une fonc­tion de cryp­tage que l’on ne peut pas décryp­ter n’a évi­dem­ment aucun inté­rêt. D’où le déve­lop­pe­ment de cryp­tages à clé publique dits « PKI » qui fonc­tionnent de la manière sui­vante. On crée un couple de nombres (de 2 000 bits cha­cun au moins) (A, B).

La fonc­tion de cryp­tage z = F (x, y) est une fonc­tion à sens unique. Il est impos­sible de retrou­ver x en ne connais­sant que F, z et y ou de retrou­ver y en ne connais­sant que F, z et x. Pour tout x appar­te­nant à N, F (A, x) = z équi­vaut à F (B, z) = x. La rela­tion d’implication est, en effet, réciproque.

Du fait que F est à sens unique, si on connaît seule­ment A et que l’on crypte un écrit x avec la fonc­tion F, seul celui qui connaît B pour­ra le décryp­ter. Ou plu­tôt, pour ce qui nous inté­resse, si celui qui connaît B peut décryp­ter le texte z (et trou­ver x), alors il est sûr que celui qui l’a cryp­té connaît A.

Un cer­ti­fi­cat élec­tro­nique, celui qui est dans la carte à puce ou dans le dongle de signa­ture que vous a remis le tiers de confiance qui l’a créé, est com­po­sé de deux nombres, A, qui est public, que vous com­mu­ni­quez et que vous met­tez dans des annuaires, asso­cié à votre nom, et B, dit « clé pri­vée » qui est inco­piable, niché dans votre puce cryptographique.

Le Code de procédure civile ne contient rien de contraire à l’idée de dématérialisation

La signa­ture élec­tro­nique asso­ciée à un docu­ment x est, tout sim­ple­ment, s = F (B, H (x)). Celui qui reçoit x véri­fie alors sim­ple­ment que F (A, s) = H (x) et il sait alors que cette signa­ture a été faite avec B et, comme vous êtes le seul à déte­nir B, il sait que c’est vous qui avez signé. Pour cette rai­son, on dit que A est votre clé publique et B votre clé privée.

Ces déve­lop­pe­ments théo­riques, qui sont deve­nus tri­viaux à force d’être uti­li­sés, sont la base de la révo­lu­tion qui per­met la déma­té­ria­li­sa­tion. Un texte élec­tro­nique, n’importe qui peut le modi­fier. Mais un texte élec­tro­nique signé est immuable. Il est immuable parce que le chan­ge­ment d’une seule vir­gule du texte en change com­plè­te­ment le hachage et ren­dra donc sa signa­ture invalide.

Un texte élec­tro­nique signé a la soli­di­té d’un texte écrit à l’encre sur du papier. Et même plus, parce qu’il est pos­sible de fal­si­fier un docu­ment papier. Il est impos­sible de fal­si­fier une signa­ture électronique.

L’ère de l’écrit électronique

Le Code civil fran­çais s’est doté de quatre articles (1316−1 à 1316–4) qui consacrent l’écrit élec­tro­nique comme mode de preuve équi­valent à l’écrit sur sup­port papier. Rap­pe­lons qu’un écrit élec­tro­nique, c’est un nombre. Il existe indé­pen­dam­ment de sa fixa­tion physique.

Pour­tant, la signa­ture élec­tro­nique garan­tit l’intégrité d’un écrit élec­tro­nique et l’identité de son auteur avec une sécu­ri­té équi­va­lente à la liai­son phy­sique entre l’encre et le papier des écrits pas­sés. Équi­va­lente, pour le Code civil, mais bien supé­rieure pour le scientifique.

C’est une loi de l’an 2000 qui a codi­fié ces articles. C’est tout un sym­bole, parce que le XXIe siècle sera le siècle de la déma­té­ria­li­sa­tion de l’écrit, comme le XVIe a été celui de sa vulgarisation.

Facile à créer et à conserver

L’écrit électronique présente toutes sortes d’avantages pour un expert qui a une culture de l’écrit. D’abord, il est facile à créer et à conserver. Il prend moins de place à stocker, ce qui n’est pas neutre pour une profession qui a pour obligation de conserver ses dossiers de nombreuses années.
Mais l’avantage déterminant de l’écrit électronique pour la gestion d’un cabinet d’expertise est la possibilité d’indexation. Imaginons qu’un expert se rappelle avoir traité jadis une affaire où apparaissait spiro-nablateur hélicoïdal et qu’il aimerait bien retrouver ce dossier. L’esprit humain est tel qu’il n’a aucune raison de se rappeler que ce qu’il cherche est dans le dossier 0885398 du tribunal de commerce de Conques-les-Flots. Avec une gestion papier de ses dossiers, il lui faudrait feuilleter toutes ses archives jusqu’à retrouver le document.
Avec une gestion électronique (et une indexation, mais les ordinateurs indexent maintenant automatiquement), il suffit de taper « spiro-nablateur hélicoïdal » dans une fenêtre de recherche pour voir apparaître tous les documents enregistrés sur un volume informatique contenant cette expression.

L’illettrisme électronique

Il existe encore des nos­tal­giques du pas­sé, comme il exis­tait, au XVe siècle, des nos­tal­giques du manus­crit enlu­mi­né. Mais les avan­tages de l’électronique ne sont plus à vanter.

Les incon­di­tion­nels du papier sont iso­lés. La plu­part d’entre eux le sont par néces­si­té. Ils ont tou­jours eu une secré­taire pour gérer leurs écrits (frappe, copie, tri, clas­se­ment, envoi, etc.) et ils sont deve­nus inca­pables de s’en pas­ser. Plus que des incon­di­tion­nels de papier, ils sont des inadap­tés à l’électronique.

Ils existent, ces incon­di­tion­nels du papier, mais c’est plus une forme d’illettrisme élec­tro­nique que de mili­tan­tisme pour le papier.

L’expertise en environnement dématérialisé

C’est dans cet envi­ron­ne­ment que nous avons mis en place les prin­cipes de déma­té­ria­li­sa­tion de l’expertise judi­ciaire. L’expertise doit être contra­dic­toire. Pour garan­tir ce carac­tère contra­dic­toire, il suf­fit qu’il n’y ait qu’un seul dos­sier d’expertise, sur un ser­veur que l’on appelle « espace sécu­ri­sé d’expertise ». Cha­cun y apporte ses pièces, tous les par­ti­ci­pants peuvent y avoir accès et nul ne peut en sup­pri­mer une pièce.

Il est impossible de falsifier une signature électronique

C’est simple et évident, mais c’était impos­sible avec le papier. Parce qu’il aurait fal­lu que le dos­sier reste en un lieu acces­sible. Avec le papier, on a donc des ori­gi­naux, en géné­ral pour l’expert, et des copies, pour les adver­saires. Sou­vent des docu­ments sont déna­tu­rés, volon­tai­re­ment ou non, quand on les pho­to­co­pie, en sorte que le prin­cipe de la contra­dic­tion n’est pas for­cé­ment respecté.

Quand une par­tie com­mu­nique à l’expert un beau docu­ment en cou­leur clair et lisible et qu’elle com­mu­nique à son adver­saire, au titre de la contra­dic­tion, une mau­vaise pho­to­co­pie en noir et blanc, le prin­cipe de la contra­dic­tion est-il respecté ?

Tous les docu­ments dépo­sés sur cet espace sécu­ri­sé d’expertise sont horo­da­tés : ils sont auto­ma­ti­que­ment sou­mis à un « tiers horo­da­teur » qui crée une signa­ture élec­tro­nique signi­fiant qu’il a vu ce docu­ment arri­ver à telle date et telle heure (à la seconde près). Cela garan­tit l’intégrité du docu­ment parce que, même si la signa­ture du tiers horo­da­teur ne mani­feste pas son consen­te­ment aux obli­ga­tions qui découlent de cette pièce (pour reprendre les termes de l’article 1316–4 du Code civil), c’est une signa­ture élec­tro­nique et, comme nous l’avons vu plus haut, elle garan­tit l’intégrité du document.

L’expertise doit res­ter un secret, par­ta­gé par les seules par­ties et l’expert. À cette fin, l’accès à cet espace sécu­ri­sé n’est pos­sible qu’en uti­li­sant une iden­ti­fi­ca­tion forte fon­dée sur la clé pri­vée conte­nue dans la carte à puce de l’expert et des avo­cats des parties.

Le contrôle d’accès de l’espace sécu­ri­sé dia­logue avec la puce de celui qui veut y accé­der : il envoie un nombre aléa­toire que la puce crypte avec sa clé pri­vée et ren­voie au contrôle d’accès. S’il retrouve le nombre aléa­toire de départ à l’aide de la clé publique, il auto­rise l’accès, mais un accès sécu­ri­sé SSL (https ://).

Un tiers « archiveur »

Un espace ordonné

Chaque fois qu’un nouveau document est ajouté sur l’espace, un courriel est envoyé à tous pour le dire (non pas dire ce qui a été ajouté, secret oblige, mais dire le fait de l’ajout). L’espace est ordonné. Chaque participant y dispose d’un répertoire (divisé en trois sous-répertoires) et, s’il peut lire tous les répertoires de l’espace sécurisé, il ne peut déposer que dans le sien.
Enfin, l’espace sécurisé tient à jour un calendrier des événements, ce qui permet à l’expert, en fin d’expertise, de remplir sans difficulté le chapitre « déroulement des opérations d’expertise » de son rapport.

Pour clore le tout, à la fin de l’expertise, le dos­sier est fer­mé et envoyé pour être archi­vé tel quel, c’est-à-dire au for­mat élec­tro­nique, chez un tiers « archiveur ».

Tout, depuis la déli­vrance des cer­ti­fi­cats sur carte à puce jusqu’à la pres­ta­tion de ce tiers, en pas­sant par la ges­tion et l’hébergement des espaces sécu­ri­sés d’expertise, est qua­li­fié selon les stan­dards civils de sécu­ri­té les plus éle­vés, ain­si qu’il sied à des acti­vi­tés aus­si sen­sibles que le ren­du de la jus­tice. Le minis­tère de la Jus­tice a été intran­si­geant sur ce point.

Le siècle de la dématérialisation

Le XXIe siècle est le siècle de la déma­té­ria­li­sa­tion de l’écrit. Il était nor­mal qu’une acti­vi­té très lar­ge­ment condi­tion­née par l’écrit se débar­rasse de ses machines à écrire antiques, de ses armoires et car­tons d’archives pous­sié­reux et de ses fax malodorants.

Il est nor­mal que les uns et les autres décident de ne plus aller eux-mêmes ou envoyer un assis­tant faire la queue aux gui­chets de La Poste.

Il reste des incon­di­tion­nels du papier comme il res­tait des moines copistes au début du XVIe siècle. Les uns comme les autres sont des ves­tiges d’une époque révolue.

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