La crise et au-delà

Dossier : Entreprise et management : rigueur et compétitivtéMagazine N°648 Octobre 2009
Par Jean ESTIN

Un révélateur

Ne croyons pas que la finance amé­ri­caine soit res­pon­sable de tout. Une crise éco­no­mique aurait eu lieu à un moment ou à un autre entre 2008 et 2012.

La crise actuelle n’est pas le seul écla­te­ment d’une bulle finan­cière, même si elle a été déclen­chée et ampli­fiée par celle-ci. C’est l’at­ter­ris­sage très bru­tal d’une crois­sance qui dans les pays mûrs était arti­fi­cielle depuis 2002. Plu­sieurs grandes indus­tries qui tiraient l’é­co­no­mie occi­den­tale depuis plu­sieurs années, l’au­to­mo­bile, la construc­tion, la finance (en tant qu’in­dus­trie), sont en fin de cycle. Il fau­dra qu’il y en ait d’autres qui assurent ces rôles moteurs ou que celles-ci repartent. Cela pren­dra du temps.

Repères
La crise est un révé­la­teur ter­rible de l’ab­sence de crois­sance réelle en Europe et aux États-Unis. On croyait que les pays occi­den­taux crois­saient de 2 ou 3 % par an (vision 2002–2007). En fait, sur un cycle éco­no­mique com­plet (2002−2010), ils seront pro­ba­ble­ment de 1 à 1,5 % de crois­sance annuelle sur la période – au mieux. Les éco­no­mies occi­den­tales décrochent donc net­te­ment face à la crois­sance de l’A­sie émer­gente. La Chine, avec une hypo­thèse de 6 à 8 % de crois­sance annuelle sur 2009–2010, fera en moyenne 9 à 10 % de crois­sance annuelle sur la période 2002–2010. On peut relan­cer l’au­to­mo­bile autant que l’on veut (ou que l’on peut) en Europe et aux États-Unis. La crois­sance de celle-ci est ter­mi­née en Occi­dent. En revanche, le mar­ché poten­tiel est gigan­tesque en Asie pour les vingt pro­chaines années. Qui en béné­fi­cie­ra ? Gene­ral Motors ou SAIC (Shan­ghai Auto­mo­tive Indus­try Corporation) ?

Croître plus vite que la moyenne

Il y a et il y aura une contra­dic­tion majeure pour les grands groupes occi­den­taux, dont 80 % du por­te­feuille d’ac­ti­vi­tés est dans les cœurs de mar­chés occi­den­taux qui croissent de 1 à 1,5 % par an, à pré­tendre » créer de la valeur « . Une entre­prise ne peut réel­le­ment en créer – signi­fi­ca­ti­ve­ment et sur longue durée – que si elle croît beau­coup plus vite que la moyenne de l’é­co­no­mie et sans dilu­tion de rentabilité.

La crise est l’atterrissage bru­tal d’une crois­sance arti­fi­cielle depuis plu­sieurs années dans les pays occidentaux

La course aux véri­tables sources de crois­sance longues (mar­chés des pays émer­gents ou niches en forte crois­sance dans les pays occi­den­taux) va être féroce.

En tout juste dix années, les grands groupes occi­den­taux ont lais­sé se consti­tuer de véri­tables concur­rents chi­nois ou indiens, qui non seule­ment se lais­se­ront dif­fi­ci­le­ment concur­ren­cer sur leurs mar­chés locaux, mais vont par­tir à la conquête des mar­chés occi­den­taux sur la base des effets d’é­chelle que leur pré­sentent des mar­chés inté­rieurs gigantesques.

Se focaliser sur la croissance

La crise actuelle ne change rien aux métiers et régions du monde qui sont en forte crois­sance pour les dix pro­chaines années, et à ceux qui sont à maturité.

En forte crois­sance : toutes les indus­tries (matières pre­mières, ser­vices) tirées par la crois­sance longue et forte de l’A­sie émer­gente. On rever­ra bien­tôt les ten­sions sur l’a­mont des filières, la hausse des prix du pétrole, la crois­sance des biens d’é­qui­pe­ment, le déve­lop­pe­ment des biens de grande consom­ma­tion et d’é­qui­pe­ment des ménages en Chine, etc.

Mais sont en crois­sance éga­le­ment tous les métiers liés au déve­lop­pe­ment de la numé­ri­sa­tion et d’In­ter­net, au vieillis­se­ment de la popu­la­tion, ou à de nom­breuses niches de tech­no­lo­gies, de ser­vices, ou de consom­ma­tion en Occident.

Il faut donc d’ores et déjà se repo­si­tion­ner si l’on veut béné­fi­cier de ces crois­sances. La ques­tion est : le veut-on ? Nombre de grands groupes pensent qu’ils doivent limi­ter leurs stra­té­gies à leurs métiers de base et que les diver­si­fi­ca­tions par métier ou par géo­gra­phie sont ris­quées. Elles le sont. Mais la crise actuelle montre à quel point les per­for­mances des entre­prises, éco­no­miques autant que bour­sières, sont liées non seule­ment à leur com­pé­ti­ti­vi­té mais éga­le­ment à leur choix de métiers et de géographies.

Des lea­ders qui res­tent performants
Mal­gré l’ef­fon­dre­ment récent des mar­chés finan­ciers, les grands lea­ders de l’In­ter­net, de l’éner­gie et des ser­vices asso­ciés, de la pro­duc­tion d’é­qui­pe­ment, de la pro­duc­tion de cer­taines matières pre­mières, ou de sec­teurs en forte crois­sance dans les pays émer­gents ont des per­for­mances bour­sières sur 2002–2008 en hausse de 10 à 40 % par an.

On leurre les action­naires lorsque l’on pré­tend que l’on va créer de la valeur, alors que l’on conti­nue à inves­tir exclu­si­ve­ment dans des mix de métiers et de géo­gra­phies qui ne peuvent plus en créer (plus de crois­sance, faible valeur à la part de mar­ché, cap­ture de la valeur par les grands clients, dis­pa­ri­tion des bar­rières à l’en­trée, concur­rence des pays à bas coûts de fac­teurs, etc.) et ce, quelles que soient la part de mar­ché et l’ex­cel­lence des per­for­mances opérationnelles.

Nombre de grands groupes qui ne par­viennent pas à s’é­chap­per de leurs métiers ou de leurs géo­gra­phies d’o­ri­gine s’é­va­noui­ront comme les grands groupes tex­tiles occi­den­taux avant eux. Avec leurs stocks de savoir-faire uniques.

Combiner » cash » et croissance

La crise actuelle rap­pelle que l’é­co­no­mie de mar­ché est indis­so­ciable des cycles. Belle décou­verte. Cela sera la 14e crise depuis 1945, et cer­tai­ne­ment une des plus fortes. Cela n’a pas empê­ché l’é­co­no­mie mon­diale de croître de 4 % par an en moyenne (hors inflation).

Elle met en évi­dence de façon cari­ca­tu­rale les deux enjeux majeurs pour toute entre­prise sur une longue période : la sur­vie (c’est-à-dire la géné­ra­tion de cash-flow) et la créa­tion de valeur (c’est-à-dire la crois­sance). Les entre­prises qui tra­versent les crises s’ap­puient sur des posi­tions concur­ren­tielles solides, géné­ra­trices de cash-flows en interne. Ces » vaches à lait » per­mettent de sur­vivre à tra­vers les crises. Mais elles ne créent pas de valeur. Celle-ci est créée par les acti­vi­tés en forte crois­sance, bien au-delà de la moyenne de l’économie.

À l’in­verse, les pure players en forte crois­sance sans sources de cash suf­fi­santes en interne et se finan­çant uni­que­ment par les mar­chés sont vul­né­rables aux grandes crises (Alca­tel ou Mar­co­ni en 2001–2003, Leh­man Bro­thers en 2008). C’est la com­bi­nai­son des deux (géné­ra­tion de cash et crois­sance) qui fait les grands groupes à la fois rési­lients et créa­teurs de valeur dans la durée.

Redéployer les portefeuilles d’activités

Deux enjeux majeurs sur longue période : la sur­vie et la créa­tion de valeur

Les deux années qui viennent vont for­cer à restruc­tu­rer for­te­ment les por­te­feuilles d’ac­ti­vi­tés en fonc­tion de ces deux enjeux. Restruc­tu­rer les coûts et les inves­tis­se­ments pour maxi­mi­ser les sources de cash ; on ne pour­ra le faire, hors amé­lio­ra­tions mar­gi­nales et sans com­mune mesure avec la gra­vi­té de la crise, sans remettre en cause fon­da­men­ta­le­ment cer­taines acti­vi­tés et sans se refo­ca­li­ser fortement.

Restruc­tu­rer les acti­vi­tés pour se foca­li­ser sur quelques sources de crois­sance majeures : on ne peut pas cou­rir tous les lièvres à la fois. Les deux enjeux sont conver­gents. Par­mi les métiers et les géo­gra­phies, il fau­dra net­te­ment dis­tin­guer ceux où il fau­dra conti­nuer à inves­tir pour se posi­tion­ner pour la reprise, ceux qu’il convien­dra de gérer pour le cash et ceux qu’il fau­dra abandonner.

Vers de nouvelles crises

Quelles acqui­si­tions ?
Les crises sont géné­ra­trices d’op­por­tu­ni­tés pour faire des acqui­si­tions à bon compte. Mais vaut-il mieux conso­li­der ses posi­tions et gagner encore des parts de mar­ché dans des mar­chés mûrs ou en pro­fi­ter pour acqué­rir des pla­te­formes de déve­lop­pe­ment dans des mar­chés en crois­sance ? À ren­ta­bi­li­té iden­tique, la deuxième stra­té­gie vaut deux à trois fois plus que la pre­mière. C’est ce qui fera la dif­fé­rence à la sor­tie de la crise.

La diver­gence crois­sante entre les éco­no­mies des pays mûrs et celles des pays émer­gents pro­dui­ra néces­sai­re­ment une pro­chaine crise (2015−2016 ?) peut-être aus­si vio­lente que la crise actuelle, les mêmes causes pro­dui­sant les mêmes effets.

L’ir­rup­tion bru­tale de 1,2 mil­liard d’in­di­vi­dus (et plus si l’on inclut à terme l’Inde) dans l’é­co­no­mie moderne ne peut en effet s’ef­fec­tuer sans chocs vio­lents (relo­ca­li­sa­tion d’in­dus­tries, ten­sions sur les matières pre­mières, pres­sion sur les prix et les marges, émer­gence de nou­veaux concurrents).

Par ailleurs, l’ab­sence de crois­sance struc­tu­relle dans les pays mûrs entraîne néces­sai­re­ment des poli­tiques de taux, des leviers d’en­det­te­ment ou des poli­tiques d’in­ter­ven­tion des pou­voirs publics visant à doper » arti­fi­ciel­le­ment » l’é­co­no­mie et donc non sou­te­nables sur le long terme. Chaque crise n’est que l’é­cla­te­ment d’une bulle.

Il ne sert à rien de participer, il faut gagner

Quels sont les groupes dont le mix d’ac­ti­vi­tés et de posi­tions concur­ren­tielles per­met­tra de sur­vivre et de croître à tra­vers les cycles d’une éco­no­mie de plus en plus vola­tile ? Com­ment com­bi­ner la stra­té­gie (avec un mix d’ac­ti­vi­tés, de géo­gra­phies, de posi­tion­ne­ments concur­ren­tiels plus rési­lients ou s’a­jus­tant plus rapi­de­ment aux vagues de valeur de l’é­co­no­mie), le modèle d’ac­ti­vi­té (avec des coûts plus varia­bi­li­sés ou un désos­sage plus fin des chaînes de valeur) et le mode de ges­tion (avec plus d’an­ti­ci­pa­tion et de réactivité) ?

Une seule cer­ti­tude à ce stade : plus de vola­ti­li­té veut dire plus de risques, plus d’é­carts entre les concur­rents et moins de gagnants à moyen terme. Sur­vivre à cette crise ne sera pas suf­fi­sant. L’es­sen­tiel n’est plus de participer.

Estin & Co est un cabi­net inter­na­tio­nal de conseil en stra­té­gie basé à Paris, Londres, Genève et Shan­ghai. Le cabi­net assiste les direc­tions géné­rales de grands groupes euro­péens et nord-amé­ri­cains dans leurs stra­té­gies de crois­sance, ain­si que les fonds de pri­vate equi­ty dans l’a­na­lyse et la valo­ri­sa­tion de leurs investissements.

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