La conjonction de la Résistance extérieure et de la Résistance intérieure

Dossier : ExpressionsMagazine N°542 Février 1999
Par Jean-Louis CRÉMIEUX-BRILHAC

Il n’en fut rien, au point que l’i­mage d’É­pi­nal de la Libé­ra­tion montre, au contraire, une nation ras­sem­blée, les forces fran­çaises débar­quées et les com­bat­tants de l’in­té­rieur lut­tant de concert, tous patriotes confon­dus dans une una­ni­mi­té patrio­tique qui fait du défi­lé du 26 août 1944 aux Champs-Ély­sées une des grandes jour­nées de notre his­toire, com­pa­rable peut-être à la Fête de la Fédé­ra­tion de 1790.

Faut-il n’y voir qu’une chance qua­si para­doxale ? Ou n’est-ce pas plu­tôt une réus­site excep­tion­nelle de l’in­tel­li­gence et de l’éner­gie patriotiques ?

Le prologue, les tâtonnements, les pionniers

Com­ment en est-on venu là ? Et que d’obs­tacles à sur­mon­ter ! Car l’ac­tion résis­tante de la France libre et les mani­fes­ta­tions autoch­tones de la Résis­tance en métro­pole sont au départ radi­ca­le­ment dis­tinctes ; elles se déve­loppent pen­dant un an et demi sépa­ré­ment, avec leur dyna­misme propre, à peu près sans contacts. Et leur conjonc­tion fut le terme d’une longue marche semée d’embûches et d’é­preuves. L’ac­tion du géné­ral de Gaulle en direc­tion de la France de juin 1940 à la fin de 1941 com­porte deux volets.

C’est, en pre­mier lieu, l’ac­tion de la radio – la BBC. L’ap­pel du 18 Juin est l’acte fon­da­teur, il tranche par sa pré­co­ci­té, sa publi­ci­té, sa cohé­rence doc­tri­nale et sa hau­teur de ton. Les appels sui­vants du Géné­ral achèvent de défi­nir un choix poli­tique, celui du rejet des armis­tices et du refus à l’é­gard des Alle­mands comme du maré­chal Pétain au nom de « l’hon­neur, de la rai­son et de l’in­té­rêt supé­rieur de la patrie ». Par ses émis­sions et celles qu’il ins­pire, de Gaulle entend réveiller l’âme fran­çaise. Les rap­ports que reçoit le Maré­chal comme ceux qui émanent du com­man­dant en chef alle­mand en France prouvent que, dès la fin de 1940, la radio fran­çaise de Londres a une audience crois­sante et que, si elle laisse long­temps intact le pres­tige du chef de l’É­tat, elle entre­tient l’es­pé­rance et l’hos­ti­li­té envers l’occupant.

Elle est un fac­teur de matu­ra­tion des esprits. Elle est un cata­ly­seur avant de deve­nir un ins­tru­ment d’ac­tion. Elle crée une zone de conni­vence autour des îlots de mili­tants. Et quand les Alle­mands et Vichy brouillent et sanc­tionnent l’é­coute, cap­ter la BBC devient un acte modeste, mais cer­tain de résis­tance. L’é­coute de la radio est à coup sûr, dans la pen­sée de De Gaulle, une contri­bu­tion au ras­sem­ble­ment qui devrait s’é­tendre un jour à la nation entière. Ce ras­sem­ble­ment natio­nal, dont il a si conti­nû­ment le sou­ci, tous les Fran­çais sont invi­tés à y par­ti­ci­per sans exclu­sive, comme sont admis dans les Forces fran­çaises libres les volon­taires de toute appar­te­nance. Ain­si ne trouve-t-on pas, dans les émis­sions de Londres de 1940–1941, la moindre mise en cause des com­mu­nistes ou de l’URSS, mal­gré les ran­cœurs qu’a lais­sées le pacte germano-soviétique.

Le deuxième volet de l’ac­tion orga­ni­sée en direc­tion de la France est mili­taire et occulte. Tout l’é­té 1940 Chur­chill tient à savoir où en sont les pré­pa­ra­tifs de débar­que­ment alle­mands visant l’An­gle­terre. Il veut dis­po­ser d’au moins 72 heures de pré­avis. Or, en ver­tu des accords d’a­vant-guerre entre le 2e Bureau et l’In­tel­li­gence Ser­vice, celle-ci n’a­vait ni acti­vi­té ni agents en France : tout est à créer. C’est l’œuvre de pion­niers envoyés à la décou­verte, pour la plu­part sur des bateaux de pêche, pour la plu­part débar­qués en Bre­tagne, agents tant de l’IS que du tout jeune 2e Bureau que de Gaulle a confié à un poly­tech­ni­cien, le capi­taine du génie André Dewa­vrin (32), qui allait s’illus­trer sous le pseu­do­nyme de colo­nel Passy.

Ces pion­niers de 1940 s’ap­pellent Hubert Moreau, Man­sion, Saint Jacques et Cor­vi­sart, d’Es­tienne d’Orves (21), pre­mier mar­tyr de la « Résis­tance exté­rieure », Rémy sur­tout, qui fut en mesure d’ex­pé­dier un pre­mier cour­rier à des­ti­na­tion de Londres via l’Es­pagne avant la fin de 1940 et qui allait, en deux ans, créer le plus impor­tant des réseaux de ren­sei­gne­ment en France, la Confré­rie-Notre-Dame. Ces pre­miers réseaux ont la sin­gu­la­ri­té de ne pas être consti­tués de pro­fes­sion­nels : ils fonc­tionnent en requé­rant l’aide de patriotes locaux. Ce sont de vastes réseaux de com­pli­ci­tés. Aus­si sont-ils une par­tie inté­grante, une par­tie essen­tielle de la Résis­tance. S’y ajou­te­ront quelques opé­ra­tions de coups de main, comme la des­truc­tion des tur­bines élec­triques de la cen­trale de Pes­sac, le 7 juin 1941 et la créa­tion de pre­miers réseaux d’é­va­sion, qui s’as­so­cient par­fois à des filières locales d’é­va­sion spon­ta­né­ment constituées.

L’ac­tion résis­tante autoch­tone, en métro­pole, est dans ses débuts bien dif­fé­rente : nais­sance spon­ta­née de groupes, puis de mou­ve­ments de refus patrio­tique prin­ci­pa­le­ment urbains et bour­geois, piliers d’une résis­tance sen­ti­men­tale qui va bien­tôt s’ex­pri­mer par tracts et jour­naux clan­des­tins. Une « résis­tance-repré­sen­ta­tion » dira un his­to­rien trop faci­le­ment dédai­gneux. Les marques de réti­cence d’une frac­tion de l’o­pi­nion sont cepen­dant bien­tôt suf­fi­sam­ment sen­sibles pour que le Maré­chal dénonce, en août 1941, « le vent mau­vais qui souffle sur la France ».

Paral­lè­le­ment, l’a­gres­sion alle­mande contre l’URSS le 22 juin 1941 lance mas­si­ve­ment ce qui sub­siste du par­ti com­mu­niste dans la lutte décla­rée contre l’oc­cu­pant. Quatre atten­tats indi­vi­duels com­mis par ordre du par­ti contre des mili­taires alle­mands à Paris, Nantes, Bor­deaux et Lille font figure pour la pre­mière fois d’actes de guerre. Pour la pre­mière fois aus­si les Alle­mands ripostent par des repré­sailles col­lec­tives : 98 otages sont exé­cu­tés à Châ­teau­briant et Bor­deaux. Devant ces drames, le géné­ral de Gaulle réagit. Il réagit en pre­nant la parole à la BBC où, lui, chef des Fran­çais libres, s’af­firme, pour la pre­mière fois aus­si, comme le chef auto­pro­cla­mé de la Résis­tance inté­rieure : « La consigne que je donne pour le ter­ri­toire occu­pé, c’est de ne pas y tuer d’Al­le­mands. » Et c’est appa­rem­ment là une pre­mière diver­gence avec une com­po­sante de la Résis­tance intérieure.

En réa­li­té sur le fond, il se garde de désa­vouer aucun acte de guerre et son mot d’ordre d’abs­ten­tion est tac­tique. « Il est abso­lu­ment jus­ti­fié que des Alle­mands soient tués par les Fran­çais », pré­cise-t-il dans la même émis­sion. Et de retour dans son cabi­net, il ne mâche pas ses mots : « C’est ter­rible, mais ce fos­sé de sang est néces­saire. C’est dans ce fos­sé de sang que se noie la col­la­bo­ra­tion. Le monde entier sau­ra que c’est le méca­nisme de l’oc­cu­pa­tion qui joue en France et non celui de la collaboration. »

À vrai dire, jus­qu’à cet automne 41, il ne s’est guère inté­res­sé à l’ac­tion en France. Des mou­ve­ments de résis­tance, il ne sait d’ailleurs à peu près rien. Ce qui lui tient à cœur, c’est sa grande stra­té­gie poli­tique qui vise à redon­ner une place à la France :

– en recréant une force mili­taire pré­sente au com­bat, pour attes­ter que pas un seul jour la France n’est sor­tie de la guerre ;

– en ral­liant des terres fran­çaises comme bases de sou­ve­rai­ne­té : ces deux points sont acquis dans l’é­té 1941, Braz­za­ville est capi­tale de l’Em­pire fran­çais libre ;

– en cher­chant à obte­nir une recon­nais­sance aus­si éten­due que pos­sible de la part des Alliés. C’est pour cela que le 24 sep­tembre 1941 il a consti­tué un Comi­té natio­nal fran­çais qui jouit, en effet, d’une pre­mière recon­nais­sance – très limi­tée – des Alliés. Dans ce Comi­té, il a nom­mé un com­mis­saire à l’In­té­rieur, à l’In­for­ma­tion et au Tra­vail, qui devrait faire pen­dant, pour la pro­pa­gande et l’ac­tion poli­tique en France, à son 2e Bureau et à son SR, eux-mêmes bien­tôt rebap­ti­sés BCRAM, Bureau cen­tral de ren­sei­gne­ment et d’ac­tion mili­taires en France. Mais le pro­gramme d’ac­tion poli­tique que dresse le nou­veau com­mis­saire à l’In­té­rieur est incon­sis­tant ; qui pis est, il ne dis­pose pas à cette date d’un seul agent ou cor­res­pon­dant en France.

Première phase : Jean Moulin et l’unification de la Résistance de zone sud. De la France libre à la France combattante

Pour­tant, cet automne 1941 va ouvrir la pre­mière phase de la conjonc­tion de la France libre et de la Résis­tance inté­rieure. Ce virage est dû à l’ar­ri­vée à Londres, le 20 octobre, venant de France, d’un per­son­nage d’es­prit clair et de fort tem­pé­ra­ment, l’an­cien pré­fet de Chartres Jean Mou­lin. Il n’est pas vrai­ment man­da­té par les mou­ve­ments de résis­tance de zone sud, mais il peut faire d’eux un tableau pré­cis ; il sait qu’eux-mêmes sou­haitent être connus et recon­nus à Londres. Et il pro­pose un pro­gramme : créer en France une orga­ni­sa­tion à l’é­chelle natio­nale qui devrait réa­li­ser l’u­nion dans la résis­tance à l’en­ne­mi et pré­pa­rer, le jour vou­lu, un sou­lè­ve­ment natio­nal. De Gaulle adopte ins­tan­ta­né­ment les vues de Mou­lin. Il inclu­ra désor­mais la dimen­sion Résis­tance comme fac­teur de sa stra­té­gie poli­tique. Le gou­ver­ne­ment bri­tan­nique consul­té l’approuve.

Mou­lin, quand il est para­chu­té dans la nuit du 1er au 2 jan­vier 1942, est doté d’une double mis­sion : l’une civile, réa­li­ser l’u­ni­té d’ac­tion de tous les élé­ments de zone sud qui résistent à l’en­ne­mi et à ses col­la­bo­ra­teurs ; l’autre mili­taire : assu­rer la liai­son avec les trois mou­ve­ments de résis­tance clan­des­tins de zone sud Com­bat, Libé­ra­tion et Franc-Tireur, en vue de les ame­ner à créer une branche mili­taire reliée à la France libre, la coor­di­na­tion et la cen­tra­li­sa­tion se fai­sant à Londres sous les ordres du géné­ral de Gaulle.

Les résul­tats suivent : en moins de six mois, Mou­lin obtient que les trois grands mou­ve­ments de résis­tance de zone sud fassent obé­dience à de Gaulle. Le 14 juillet 1942, celui-ci change, avec l’ac­cord de Chur­chill, la déno­mi­na­tion de la France libre en celle de France com­bat­tante, qui inclu­ra les com­bat­tants de l’in­té­rieur. Ce même 14 juillet, à l’ins­ti­ga­tion de Mou­lin, une mani­fes­ta­tion natio­nale patrio­tique, orches­trée par les jour­naux clan­des­tins et par la France libre sur les ondes de la BBC, a lieu dans plus de vingt villes de France non occu­pée. À Lyon et Mar­seille, les forces de l’ordre sont sur le point d’être débor­dées, les rap­ports des pré­fets en témoignent. La BBC est en mesure de rendre compte des mani­fes­ta­tions dans un délai record, preuve de l’ef­fi­ca­ci­té des réseaux de renseignement.

En août 1942, Léon Blum, de sa pri­son, enga­geant du même coup le par­ti socia­liste clan­des­tin, fait savoir à de Gaulle qu’il le recon­naît pour chef du futur gou­ver­ne­ment d’u­nion résis­tante de la Libé­ra­tion ; en octobre 1942, les trois mou­ve­ments de zone sud acceptent de mettre en com­mun leurs élé­ments para­mi­li­taires et, en accord avec Londres, jettent les bases d’une « Armée secrète » – encore bien fan­to­ma­tique – qui aura pour chef le géné­ral Deles­traint, ancien com­man­dant de blin­dés ami du géné­ral de Gaulle. L’ar­ri­vée impromp­tue à Londres, en jan­vier 1943, de Fer­nand Gre­nier, délé­gué man­da­té du par­ti com­mu­niste, vien­dra com­plé­ter l’é­ven­tail des ralliements.

Si effi­cace qu’ait été Jean Mou­lin, si pré­cieuse que soit l’aide finan­cière et tech­nique qu’il apporte aux mou­ve­ments de zone non occu­pée, un fac­teur déci­sif a contri­bué à cette vague de ral­lie­ments : c’est l’in­flexion dans la ligne poli­tique de la France libre qu’a consti­tuée la Décla­ra­tion du géné­ral de Gaulle aux mou­ve­ments de résis­tance d’a­vril 1942. La pre­mière France libre avait été réso­lu­ment mili­taire, apo­li­tique et méfiante envers le régime parlementaire.

Certes de Gaulle avait, dès novembre 1941, à Braz­za­ville, dénon­cé l’in­cons­ti­tu­tion­na­li­té et l’illé­ga­li­té du gou­ver­ne­ment de Vichy, mais pen­dant près de deux ans, il s’é­tait abs­te­nu de toute allu­sion démo­cra­tique. Il a com­pris que cet abs­ten­tion­nisme poli­tique n’é­tait plus tenable, ni vis-à-vis des Alliés, car cer­tains clans de Londres et de Washing­ton dénoncent « son tem­pé­ra­ment monar­chique » et son entou­rage, qua­li­fié de fas­ciste, ni vis-à-vis des émis­saires, puis des chefs des mou­ve­ments de résis­tance qui pro­fitent de com­mu­ni­ca­tions clan­des­tines plus aisées entre la France et l’An­gle­terre et défilent, à par­tir du prin­temps de 1942, dans cette capi­tale de la résis­tance euro­péenne qu’est Londres : ain­si Chris­tian Pineau, Pierre Bros­so­lette, Emma­nuel d’As­tier, bien­tôt Frenay.

Pineau, en par­ti­cu­lier, repré­sen­tant de Libé­ra­tion-Nord et des prin­ci­paux anciens lea­ders syn­di­caux, est arri­vé en mars 1942 avec une mis­sion pré­cise : obte­nir que de Gaulle défi­nisse sa posi­tion poli­tique. C’est l’ob­jet de la fameuse Décla­ra­tion du Géné­ral, enga­ge­ment démo­cra­tique et pro­gramme pour la Libé­ra­tion, texte aus­si impor­tant que le sera en 1944 « le pro­gramme du CNR ». Pineau a rem­por­té la Décla­ra­tion en France, les grands jour­naux clan­des­tins l’ont publiée : c’est, en com­plé­ment à l’ap­pel du 18 Juin, la charte d’ac­cord entre de Gaulle et la Résistance.

Autre fac­teur de concor­dance, la farouche volon­té d’in­dé­pen­dance natio­nale que mani­feste de Gaulle envers les Anglais et les Amé­ri­cains. Homme de carac­tère inflexible qui se réclame de Riche­lieu, de Car­not et de Cle­men­ceau, il n’hé­site pas à leur tenir tête. Car il entend non seule­ment lut­ter pour la libé­ra­tion de la France, mais faire res­pec­ter, même s’il n’en est que le gérant pro­vi­soire, ce qui sub­siste de la sou­ve­rai­ne­té française.

Les ten­sions qui l’ont oppo­sé aux Anglais en Syrie, aux Amé­ri­cains à pro­pos de Saint-Pierre-et-Mique­lon, puis en Nou­velle-Calé­do­nie, le débar­que­ment bri­tan­nique à Mada­gas­car, opé­ré en mai 1942 sans qu’on l’en ait avi­sé, plus géné­ra­le­ment le fait que, depuis l’en­trée en guerre des Amé­ri­cains, les grandes déci­sions poli­ti­co-stra­té­giques se prennent par-des­sus sa tête, tout le rai­dit dans un natio­na­lisme ombrageux.

Nul doute que sa sus­cep­ti­bi­li­té véhé­mente face à ces pre­mières crises soit un fac­teur de cohé­sion dans ses rap­ports avec les chefs de la Résis­tance inté­rieure. Alors que Pétain cède tout à l’en­ne­mi alle­mand, de Gaulle appa­raît, face à ses alliés, comme le défen­seur des inté­rêts natio­naux. On le ver­ra mieux encore à Alger, en 1943–1944, face au pro­tec­to­rat amé­ri­cain, aux oukases de Roo­se­velt, au risque, réel ou sup­po­sé, d’AM­GOT, et en contraste avec la com­plai­sance dont fera preuve le géné­ral Giraud, il tien­dra ferme : les chefs des mou­ve­ments clan­des­tins et le Conseil de la Résis­tance se sen­ti­ront tenus de faire bloc avec lui à chaque crise interalliée.

Mais dès le milieu de 1942, l’adhé­sion suc­ces­sive des mou­ve­ments clan­des­tins et du par­ti socia­liste, les encou­ra­ge­ments de per­son­na­li­tés telles que Blum, Man­del ou l’an­cien pré­sident du Sénat Jean­ne­ney, les mani­fes­ta­tions à son appel en France, au moment même où les Fran­çais libres s’illus­trent à Bir Hakeim, l’ont consa­cré comme sym­bole de la France résistante.

Deuxième phase : la crise nord-africaine, la « querelle des généraux » et l’unification de la Résistance

C’est pour­tant à ce moment que se pré­pare la crise la plus grave qui l’ait oppo­sé aux alliés anglo-saxons, la menace la plus grave aus­si pour l’u­nion qui parais­sait en voie de se constituer.

Le 22 juillet 1942, Chur­chill et Roo­se­velt décident de débar­quer en Afrique du Nord alors fran­çaise, et d’y débar­quer sans les Fran­çais libres. Pour­quoi sans eux ? Parce que l’A­frique du Nord est ultra­pé­tai­niste et l’ar­mée d’A­frique enca­drée par des chefs qui n’ont pas par­don­né aux Fran­çais libres d’a­voir com­bat­tu contre eux en Syrie en 1941.

C’est sur l’ar­mée fran­çaise, sur l’ar­mée de l’ar­mis­tice qu’An­glais et Amé­ri­cains tentent de s’ap­puyer. Roo­se­velt y est d’au­tant plus enclin qu’il a tou­jours une ambas­sade à Vichy et que ses repré­sen­tants en Afrique du Nord sont bien pla­cés pour y cher­cher des conni­vences. Certes, de Gaulle est main­te­nant incon­tour­nable en tant que sym­bole de la Résis­tance aux yeux des Fran­çais, mais « Y a‑t-il en France 30 000 Fran­çais prêts à mou­rir pour lui ? » demande Mor­ton, l’homme de confiance de Churchill.

Le corps de bataille ter­restre de la France libre en Afrique ne dépasse guère 10 000 hommes et ce n’est pas lui qui détient les clefs de l’A­frique du Nord.

Les évé­ne­ments de novembre 1942 sont connus : les Alliés qui débarquent sont reçus à coups de canon. Ils ne prennent pied le pre­mier jour qu’à Alger. Pour en finir au plus vite, le géné­ral Eisen­ho­wer, chef de l’o­pé­ra­tion traite avec l’a­mi­ral Dar­lan, dau­phin du maré­chal Pétain, qui, par un hasard impré­vi­sible, se trouve à Alger. Dar­lan, contraint et for­cé, ral­lie l’A­frique du Nord puis l’A­frique occi­den­tale fran­çaise au camp allié ; moyen­nant quoi il est recon­nu par les Amé­ri­cains comme haut-com­mis­saire en Afrique, agis­sant, pré­tend-il, au nom du maré­chal Pétain en inter­prète de sa pen­sée intime.

Novembre et décembre 1942 marquent le point extrême de dis­lo­ca­tion de la sou­ve­rai­ne­té fran­çaise : la métro­pole, main­te­nant tota­le­ment occu­pée et où Laval tient les rênes, est à la botte des Alle­mands ; l’A­frique du Nord est sous pro­tec­to­rat amé­ri­cain par l’en­tre­mise de Dar­lan qui per­siste à se récla­mer de Pétain et y main­tient le régime de la Révo­lu­tion natio­nale ; la Mar­ti­nique et la Gua­de­loupe sont gou­ver­nées par un féo­dal à poigne, l’a­mi­ral Robert, qui se réclame lui aus­si de Pétain, mais qui, par fidé­li­té à ses ordres, refuse de ren­trer dans la guerre ; c’est éga­le­ment le cas d’une flotte fran­çaise immo­bi­li­sée depuis juin 1940 à Alexandrie.

Cepen­dant, de Gaulle avec sa petite force armée et ses par­celles d’Em­pire, dénonce « le scan­dale Dar­lan » et se réclame « des justes lois de la légi­time Répu­blique ». Le meurtre de Dar­lan sim­pli­fie la situa­tion, mais ne la règle pas : si le géné­ral Giraud lui suc­cède, c’est tou­jours au nom du Maré­chal et tou­jours sous pro­tec­to­rat amé­ri­cain. Roo­se­velt, qui ne veut connaître que lui, ten­te­ra par deux fois de bri­ser de Gaulle, en qui il voit « un fana­tique », un « esprit fas­ciste » et un divi­seur de l’en­tente anglo-américaine.

Dans cette conjonc­ture, la Résis­tance inté­rieure sera le prin­ci­pal atout de De Gaulle. Dès novembre 1942, entraî­née par Mou­lin, elle a sou­te­nu de Gaulle et dénon­cé l’in­tro­ni­sa­tion de Dar­lan par les Alliés ; la presse clan­des­tine a été una­nime. Aus­si, en février 1943, de Gaulle en vient à l’i­dée de sus­ci­ter la créa­tion en France d’un Conseil de la Résis­tance, expres­sion du pays résis­tant, et qui le cautionnerait.

Et il décide, contre l’a­vis de Bros­so­lette, mais en accord avec Mou­lin, que ce conseil devrait com­prendre des repré­sen­tants des mou­ve­ments de résis­tance, des cen­trales syn­di­cales et aus­si des anciens par­tis poli­tiques. Bros­so­lette n’a pas tort de faire valoir que seuls les par­tis socia­liste et com­mu­niste ont encore une réa­li­té ; il est vrai aus­si qu’aux yeux de Roo­se­velt seuls les par­le­men­taires, issus de libres élec­tions, incarnent la légi­ti­mi­té française.

La mis­sion Pas­sy-Bros­so­lette (« Arque­buse-Bru­maire »), de février à avril 1943, révèle à la France libre l’am­pleur de la Résis­tance de zone nord et réa­lise une pre­mière étape vers l’u­ni­fi­ca­tion en créant un Comi­té de coor­di­na­tion de la Résis­tance de zone nord. En juin 1943, Mou­lin opère l’u­ni­fi­ca­tion à l’é­che­lon natio­nal en consti­tuant, sui­vant ses ins­truc­tions, le Conseil de la Résis­tance. Il pré­side la pre­mière séance le 27 mai 1943 et fait voter par lui une motion recom­man­dant que les pou­voirs de la Répu­blique soient confiés au géné­ral de Gaulle, le géné­ral Giraud assu­mant le com­man­de­ment en chef des armées de la Libération.

Dès lors si Giraud tenait l’ar­mée d’A­frique, de Gaulle pou­vait se pré­va­loir de l’in­ves­ti­ture de la Résis­tance. Cinq jours plus tard, les deux géné­raux consti­tuaient à Alger le Comi­té fran­çais de la libé­ra­tion natio­nale, organe direc­teur de la France en guerre ayant auto­ri­té sur toutes les forces et terres fran­çaises hors de France. L’u­nion entre la France inté­rieure et la Résis­tance exté­rieure sous l’é­gide du géné­ral de Gaulle sem­blait en même temps accomplie

Troisième phase, la République française d’Alger : la conjonction des résistances pour la Libération

La der­nière phase s’ouvre, celle qui, de Londres et d’Al­ger, capi­tale pro­vi­soire de la France en 1943–1944, va pré­pa­rer la Libé­ra­tion. Très vite, on le sait, le géné­ral de Gaulle en assu­me­ra la direc­tion, écar­tant le géné­ral Giraud.

Jamais la conjonc­tion Résis­tance inté­rieure-France libre n’au­ra été plus étroite, ni l’in­fluence de la Résis­tance inté­rieure plus forte qu’à par­tir de l’au­tomne 1943. L’As­sem­blée consul­ta­tive réunie à Alger en est le sym­bole : les délé­gués venus de la métro­pole et dési­gnés par les mou­ve­ments et par le Conseil de la Résis­tance siègent aux côtés des repré­sen­tants de la France libre.

Des chefs de mou­ve­ments, d’As­tier, Fre­nay, Men­thon, par­ti­cipent au Comi­té fran­çais de la libé­ra­tion natio­nale aux côtés des par­le­men­taires Queuille, Phi­lip, Gia­cob­bi, Gre­nier, tous venus de France occu­pée. Vincent Auriol, ancien ministre des Finances du gou­ver­ne­ment du Front popu­laire, fait voter le 15 mai 1944 une motion deman­dant que le Comi­té de la libé­ra­tion natio­nale se consti­tue en Gou­ver­ne­ment pro­vi­soire de la Répu­blique fran­çaise. À Londres la pro­pa­gande en fran­çais de la BBC est désor­mais ani­mée par un Comi­té qui com­prend tous les repré­sen­tants de la Résis­tance pré­sents à Londres.

Au BCRA, des postes de res­pon­sa­bi­li­té de plus en plus nom­breux sont occu­pés par des hommes venus de France, non plus seule­ment Pierre-Bloch, Bros­so­lette, Val­lon (21), mais aus­si Jacques Robert, les ingé­nieurs des télé­com­mu­ni­ca­tions Fleu­ry (21) ou Com­baux (24), aux­quels se join­dra le futur ingé­nieur géné­ral Zie­gler (26), qui sera le chef d’é­tat-major du com­man­de­ment des Forces Fran­çaises de l’In­té­rieur pen­dant la phase de la Libération.

Cepen­dant, tout ne va pas sans diver­gences et sans oppo­si­tion. Et dans la pers­pec­tive qui est la nôtre, cette période, qui est la plus mal connue, est peut-être la plus remar­quable. Car de Gaulle et Mou­lin, en créant le Conseil de la Résis­tance, ont don­né nais­sance à un pou­voir nou­veau. Or ce pou­voir leur échappe, sitôt créé. La mort de Jean Mou­lin trois semaines plus tard laisse, en effet, un vide qui ne sera pas com­blé. Le CNR a sa propre légi­ti­mi­té ou peut la reven­di­quer. Il ne cesse de rendre hom­mage à de Gaulle, mais il n’est en aucun cas aux ordres. Il l’est moins encore au prin­temps 1944, lorsque les com­mu­nistes prennent à son bureau, puis au Comi­té d’ac­tion mili­taire de la Résis­tance, une influence par­fois domi­nante, en tout cas dif­fi­cile à équilibrer.

Il y a bien en France une Délé­ga­tion géné­rale clan­des­tine du Comi­té d’Al­ger avec, en outre, un délé­gué zone nord et un délé­gué zone sud, mais cette délé­ga­tion tra­verse plu­sieurs mois de crise grave avant d’être reprise en main par Bin­gen, puis Parodi.

Des deux pou­voirs cen­traux, celui d’Al­ger sous de Gaulle, ou celui de Paris, qui est lui-même bicé­phale – CNR et Délé­ga­tion géné­rale – lequel don­ne­ra les ordres de com­bat le moment venu ? Qui inves­ti­ra à la Libé­ra­tion les maires et pré­si­de­ra loca­le­ment, puis à Paris, à la prise de pou­voir ? Non que le CNR ou les com­mu­nistes contestent ouver­te­ment l’au­to­ri­té d’Al­ger : mais ils sont sur le ter­rain, ils reven­diquent leur auto­no­mie, ils se tiennent pour les plus aptes à juger des ini­tia­tives à prendre.

Les condi­tions dans les­quelles cette dua­li­té fut sur­mon­tée et la coor­di­na­tion de l’au­to­ri­té gou­ver­ne­men­tale fut assu­rée sont un chef-d’œuvre d’in­tel­li­gence et d’éner­gie. Elles com­binent dans la clan­des­ti­ni­té la cen­tra­li­sa­tion des déci­sions poli­tiques majeures et la décen­tra­li­sa­tion de l’ac­tion. Pour ce qui est des res­pon­sa­bi­li­tés mili­taires, la solu­tion conçue dans l’é­té 1943 par le colo­nel Pas­sy et son cadet à Poly­tech­nique Bour­gès-Mau­nou­ry (35), alors pré­sent à Londres, est de créer, dans chaque région mili­taire, un délé­gué mili­taire régio­nal (par­fois départemental).

Les DMR n’ont pas une fonc­tion de com­man­de­ment, mais de liai­son : en com­mu­ni­ca­tion radio avec Londres ou Alger, ils doivent être les dis­pen­sa­teurs d’argent et d’armes entre les dif­fé­rentes for­ma­tions mili­taires. Ils doivent assu­rer dans la phase de libé­ra­tion, où les com­mu­ni­ca­tions inté­rieures seront sans doute rom­pues, la coor­di­na­tion de l’ac­tion résis­tante avec les ordres de l’é­tat-major inter­al­lié. Plu­sieurs poly­tech­ni­ciens par­mi eux, tels que Jacques Maillet (32), Bour­gès-Mau­nou­ry (35), Boul­loche (34) ou Ron­de­nay (33).

Sur le plan civil sont de même mis en place les cadres d’un État clan­des­tin, com­mis­saires de la Répu­blique et pré­fets dési­gnés d’a­vance (tout comme les secré­taires géné­raux) devant faire fonc­tion de ministres, pour assu­mer les pou­voirs de l’É­tat à la Libé­ra­tion. Les arti­sans des nomi­na­tions sont Hen­ri Laf­fon et Michel Debré, les dési­gna­tions devant être ava­li­sées par le Conseil de la Résis­tance et offi­cia­li­sées par le Comi­té d’Al­ger. Ce plan fut une éton­nante réus­site. Était-ce assez pour que la conjonc­tion fût par­faite ? Il est clair que le para­chu­tage des Délé­gués mili­taires régio­naux créa des fric­tions sur le plan local.

Fait plus grave, une dif­fé­rence de concep­tion tac­tique oppose une frac­tion des résis­tants de l’in­té­rieur à leurs par­te­naires de l’ex­té­rieur : faut-il ou non pas­ser à l’ac­tion immé­diate ? Et si oui, à quel moment peut-on pas­ser d’o­pé­ra­tions très loca­li­sées de gué­rilla à une insur­rec­tion ouverte, sans expo­ser la popu­la­tion civile à d’ef­froyables repré­sailles ? Le choix est poli­tique, le dilemme angois­sant. Peut-on lais­ser les maquis, alors de plus en plus nom­breux, dans l’i­nac­tion et sans moyens de défense ? Mais peut-on les pous­ser à l’ac­tion alors que les Anglais refusent jus­qu’à février 1944 de les armer vrai­ment ? Le dyna­misme de la Résis­tance inté­rieure aura entraî­né la France libre et les Bri­tan­niques à accep­ter, puis à encou­ra­ger l’ac­tion immédiate.

Mais le pro­blème rebon­dit à l’ap­proche du débar­que­ment allié. Je suis témoin qu’il fal­lut, à Londres, huit jours pour faire admettre par le délé­gué du par­ti com­mu­niste Wal­deck Rochet que le jour J du débar­que­ment en Nor­man­die ne coïn­cide pas avec le signal de l’in­sur­rec­tion natio­nale, qu’il vou­lait lan­cer ou faire lan­cer par la BBC. Durant les mois de juin et de juillet, la pres­sion qu’exer­cèrent de Paris le Comi­té mili­taire de la Résis­tance et son plus ardent ani­ma­teur, le com­mu­niste Vil­lon, en faveur du déclen­che­ment d’in­sur­rec­tions géné­ra­li­sées fut de plus en plus vive.

Et il est clair que ce furent les acti­vistes, prin­ci­pa­le­ment com­mu­nistes, qui for­cèrent la main aux Alliés en déclen­chant l’in­sur­rec­tion pari­sienne. Cahin-caha, la conjonc­tion mili­taire a fonc­tion­né ; par­tout, de même, les pré­fets et com­mis­saires de la Répu­blique dési­gnés ont pu prendre sans heurt le pou­voir. L’u­na­ni­mi­té natio­nale est écla­tante, à l’heure de la libé­ra­tion de Paris, retrou­vailles d’un peuple et de son armée, œuvre com­mune de la 2e DB et des FFI, avec – enfin ! – l’ac­cord et l’ap­pui américains.

Si grand qu’ait été le rôle mili­taire de la Résis­tance dans la libé­ra­tion de la Bre­tagne, du Mas­sif cen­tral, des Alpes et du Sud-Est, où un poly­tech­ni­cien de 24 ans, Serge Asher-Rava­nel (39), est inves­ti du com­man­de­ment des FFI, la contri­bu­tion stra­té­gique majeure de la Résis­tance aura été son apport au suc­cès du débar­que­ment de Nor­man­die : à la fois par les ren­sei­gne­ments d’une éton­nante pré­ci­sion qu’elle aura com­mu­ni­qués aux Alliés, via le BCRA, et par l’exé­cu­tion des sabo­tages des voies fer­rées et des trans­mis­sions ou par les actions de gué­rilla qui, confor­mé­ment aux plans pré­pa­rés de concert entre le BCRA et ses relais en France, auront retar­dé d’un mini­mum de trois jours – déci­sifs – l’af­flux des ren­forts alle­mands vers la tête de pont. Conjonc­tion mili­taire si effi­cace qu’elle éton­na les Alliés. Conjonc­tion poli­tique qui épar­gna à la France les plus graves troubles civils.

N’ou­blions ni les mar­tyrs de cette cause, ni ceux que j’ap­pel­le­rai, dans un sens plus pré­cis que Bros­so­lette, « les sou­tiers de la gloire » : tous ceux qui, obs­cu­ré­ment, dan­ge­reu­se­ment, ont per­mis que fonc­tionnent les liai­sons, com­mu­ni­ca­tions et trans­mis­sions entre l’ex­té­rieur et l’in­té­rieur. Car, sans les moyens de l’élec­tro­nique, sans les para­chu­tages, sans les atter­ris­sages clan­des­tins opé­rés – avec quels risques – par les Bri­tan­niques, sans les liai­sons navales occultes, qu’au­rait été cette conjonc­tion des deux résis­tances ? La France libre dis­pose en 1944 en France de 50 centres d’an­tenne avec quelque 200 opé­ra­teurs qui auront expé­dié à Londres et Alger en juillet 1944 5 255 télégrammes.

Depuis 1940, 819 agents ont été para­chu­tés d’An­gle­terre. De 1942 à 1944, les Lysan­der et les Hud­son de la RAF auront dépo­sé en France 443 pas­sa­gers et en auront rame­né 635. 77 opé­ra­tions navales réus­sies par les Bri­tan­niques sur les côtes de Bre­tagne y ont débar­qué 88 hommes et en ont embar­qué 218. À quoi s’a­joutent, en Médi­ter­ra­née occi­den­tale, 100 opé­ra­tions navales réus­sies vers le ter­ri­toire fran­çais par les felouques polo­naises, les Bri­tan­niques ou les sous-marins fran­çais qui y auront débar­qué 211 per­sonnes et en auront éva­cué 665. Que de cou­rage, de drames, de sacri­fices pour assu­rer ces liai­sons vitales !

Union pour la Libération et la reconstruction, conjonctions fragiles

La conjonc­tion des deux résis­tances s’a­chève-t-elle avec le défi­lé des Champs-Ély­sées ? Il n’y a pas lieu de dis­si­mu­ler que la Libé­ra­tion a rani­mé et même exa­cer­bé cer­tains griefs mutuels.

Griefs plus spé­ci­fiques à l’en­contre du BCRA, inter­mé­diaire tech­nique entre les deux résis­tances. La recherche his­to­rique per­met d’af­fir­mer qu’ils ont été déme­su­ré­ment ampli­fiés par les clans ou les mino­ri­tés hos­tiles à de Gaulle. Cer­tains étaient d’ailleurs inévi­tables : ain­si les reproches des hommes de l’a­vant à l’é­gard des hommes des bureaux, la ran­cœur par­fois tenace pro­vo­quée par les mes­sages sans réponse, les avions ou les vedettes absents au ren­dez-vous -, mul­tiples mal­en­ten­dus ou fausses manœuvres inhé­rentes à l’im­pro­vi­sa­tion et à l’i­né­vi­table désordre dans lequel s’é­tait débat­tue l’or­ga­ni­sa­tion lon­do­nienne. Le BCRA n’a sans doute pas été exempt d’er­reurs. Mais ayant appar­te­nu deux ans au com­mis­sa­riat natio­nal à l’In­té­rieur qui vivait en coexis­tence ami­cale et sou­vent conflic­tuelle avec le BCRA, ayant en outre ces der­nières années pro­cé­dé à l’é­tude cri­tique des faits, je par­tage sans réserve la conclu­sion de l’un des grands mis­si domi­ni­ci de De Gaulle en France, Louis Clo­son : « Le BCRA fut une grande maison. »

Plus impor­tant que les polé­miques per­son­nelles ou les ran­cunes, le fait que la conjonc­tion réus­sie de la Résis­tance exté­rieure et de la Résis­tance inté­rieure est poli­ti­que­ment fra­gile. D’une part, la gauche résis­tante repro­che­ra vite à de Gaulle de noyer la Résis­tance dans la nation qu’il veut ras­sem­bler. D’autre part, on pressent que l’al­liance entre de Gaulle et le par­ti com­mu­niste est, pour l’un comme pour l’autre, d’op­por­tu­ni­té tac­tique et sans illu­sion de part et d’autre. De Gaulle est convain­cu, à tort, semble-t-il, que les com­mu­nistes ont vou­lu en août prendre le pou­voir à Paris ; il voit, en tout cas en eux et non sans rai­son, la seule force concur­rente aspi­rant à un gou­ver­ne­ment révo­lu­tion­naire de la France.

Dès le len­de­main de la Libé­ra­tion, dans sa volon­té d’as­su­rer envers et contre tous l’au­to­ri­té de l’É­tat, il dis­sout les états-majors FFI puis, à l’au­tomne, les milices patrio­tiques que contrôle le PCF. Ce der­nier, tout en par­ti­ci­pant, depuis avril 1944, au gou­ver­ne­ment pro­vi­soire, était déci­dé dès Alger à saper de Gaulle ; les ins­truc­tions que Sta­line don­na à Tho­rez à Mos­cou en novembre 1944, à la veille du retour en France du lea­der com­mu­niste fran­çais, sont claires : « Jouer le jeu de l’u­nion natio­nale et res­ter dans la voie de la léga­li­té, tout en cachant les armes déte­nues par les milices du parti. »

Ces griefs et ces méfiances seront bien­tôt d’un autre siècle, mais nous voyons mieux, en revanche, avec le recul du temps, que Résis­tance exté­rieure et Résis­tance inté­rieure sont un tout soli­daire. Les héros de Bir Hakeim sont tom­bés pour la même cause que les mar­tyrs du mont Valé­rien. La chance de la France fut d’a­voir trou­vé en de Gaulle, à l’heure même du pire désastre, le chef de guerre qui lui man­quait et qui sut, entre autres mérites, pré­si­der à cette espèce de miracle fran­çais que fut la conjonc­tion réus­sie de la France libre et de la Résis­tance. Et qui légua aux Fran­çais, pour l’a­voir vou­lu et en avoir pro­cla­mé la réa­li­té, le mythe béné­fique d’une France tout entière résistante.

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