Karl Marx ou l’esprit du monde

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°608 Octobre 2005Par : Jacques ATTALI (63)Rédacteur : Jacques BOURDILLON (45)

Jacques Atta­li qui n’a jamais été mar­xiste est cepen­dant un réel admi­ra­teur de Marx et de sa pen­sée excep­tion­nelle. Sa sym­pa­thie pour Lénine est voi­sine de zéro et il se plaît à réta­blir la véri­té quand elle est occul­tée. Il estime que le concept de “ mar­xisme-léni­nisme ” qui a tou­jours un grand suc­cès dans cer­tains pays (Cuba, Corée, Pérou, Népal) n’a aucun sens, alors que celui de “mar­xisme” pour­rait en avoir un. Jacques Atta­li met fin à bien des idées fausses, et nous donne envie de mieux connaître Marx. Nous pro­po­sons au lec­teur quelques élé­ments du livre très libre­ment choisis :

Karl Marx est l’héritier d’une famille de rab­bins alle­mands (les Minz) réfu­giés à Padoue, puis reve­nus à Trèves en Rhé­na­nie. La trans­for­ma­tion de Marc en Marx ne tien­drait qu’à des erre­ments de gra­phie. La mère de Karl Hen­riet­ta Press­burg est une juive hol­lan­daise, son père Her­schel Marx Levy, ouver­te­ment athée, admi­ra­teur de Napo­léon. Obli­gé par la loi alle­mande de choi­sir entre sa reli­gion et sa pro­fes­sion, Her­schel décide de renon­cer au judaïsme pour le luthé­ra­nisme, pour pou­voir exer­cer son métier d’avocat. Karl Marx, né à Trèves le 5 mai 1818, a été bap­ti­sé dans la reli­gion réfor­mée en 1824.

Le per­son­nage est pré­sen­té tour à tour comme abo­mi­na­ble­ment égoïste, insup­por­ta­ble­ment mes­quin, immen­sé­ment pares­seux, affreu­se­ment dur avec ses enfants, irré­sis­ti­ble­ment bour­geois, on lui reproche d’être athée, ou d’être un croyant mas­qué. Mais d’autres racontent sa vie comme celle d’un qua­si-Mes­sie : par­mi ses admi­ra­teurs, sa famille, ses amis, mais aus­si ceux qui se sont abo­mi­na­ble­ment ser­vi de lui, tels Lénine, Pol Pot, Fidel Cas­tro et beau­coup d’autres.

Karl Marx est par­fois accu­sé d’avoir fait le lit de deux tota­li­ta­rismes, deux effroyables per­ver­sions du XXe siècle : le nazisme et le sta­li­nisme, nés de la Pre­mière Guerre mon­diale. Deux pays consi­dé­rés comme des héri­tiers dévoyés de Hegel et de Marx, la Rus­sie et la Prusse, ont en effet sécré­té un diri­gisme natio­na­liste et un socia­lisme inter­na­tio­na­liste. En fait, Marx avait clai­re­ment pris ses dis­tances avec ces deux pays. Il n’aimait pas la Prusse et se méfiait de la Rus­sie, alors qu’il ado­rait la France, la Bel­gique et la Grande-Bre­tagne ; il semble avoir pro­fon­dé­ment regret­té les erreurs dra­ma­tiques de Napo­léon III en matière de poli­tique étran­gère. Com­ment avoir déli­bé­ré­ment lais­sé la Prusse tota­li­taire vaincre à Sado­wa une Autriche ima­gi­na­tive et réfor­miste ? Marx avait bien vu que Sado­wa pré­fi­gu­rait la guerre de 1870 et la défaite de la France.

Jacques Atta­li estime en outre que les meilleurs amis de Marx (Engels, Kauts­ky) l’ont ense­ve­li sous plu­sieurs couches de sim­pli­fi­ca­tions puis de men­songes, mais aus­si et sur­tout que Lénine qui avait inté­rêt à se pré­sen­ter comme son suc­ces­seur a volon­tai­re­ment défor­mé sa pen­sée pour ser­vir ses pro­jets, et que Sta­line a bien évi­dem­ment repris les pro­pos de Lénine. Marx n’a jamais pen­sé que le com­mu­nisme puisse être pro­mu par une révo­lu­tion dans un seul pays (sur­tout pas la Russie).

Jacques Atta­li montre que Marx avait une vision du monde sin­gu­liè­re­ment perspicace.

Aujourd’hui, alors que plus per­sonne ne l’étudie, il est de bon ton de sou­te­nir qu’il s’est trom­pé en croyant le capi­ta­lisme mori­bond et le socia­lisme à por­tée de main, mais à l’inverse, aux yeux de beau­coup, il passe pour le prin­ci­pal res­pon­sable de quelques-uns des plus grands crimes de l’histoire. En fait, à lire son œuvre de près, on découvre qu’il a vu, bien avant tout le monde, en quoi le capi­ta­lisme consti­tuait une libé­ra­tion des alié­na­tions anté­rieures, on découvre aus­si qu’il ne l’a jamais pen­sé à l’agonie, et qu’il n’a jamais cru le socia­lisme “ pos­sible dans un seul pays ”, mais qu’il a fait au contraire l’apologie du libre-échange, et qu’il a pré­vu que la révo­lu­tion ne vien­drait, si elle adve­nait, que comme le dépas­se­ment d’un capi­ta­lisme deve­nu uni­ver­sel. Tout au long de son livre, Jacques Atta­li nous fait par­ta­ger l’admiration de Marx pour les inven­tions des hommes : élec­tri­ci­té, loco­mo­tive, moteur à explo­sion, pho­to­gra­phie, télé­phone, et pour le pro­grès en général.

Jacques Atta­li regrette que Marx ait été dis­cré­di­té, alors qu’il avait mer­veilleu­se­ment pré­vu ce qui allait chan­ger : en 1883 (année de sa mort), le monde était plein de pro­messes : la démo­cra­tie s’annonçait, la mon­dia­li­sa­tion s’esquissait, le pro­grès tech­nique explo­sait. Cent ans plus tard, les pra­tiques de l’URSS, de la Chine, du Cam­bodge, de Cuba et de bien d’autres contri­buaient tou­jours à ce dis­cré­dit, en outre les hommes ont pris peur de l’avenir, enfin, à côté de l’argent, le savoir est deve­nu un capi­tal déterminant.

Pour conclure, Jacques Atta­li sug­gère de relire Marx, pour y pui­ser des rai­sons de ne pas réité­rer les erreurs du siècle pas­sé, de ne pas céder aux fausses cer­ti­tudes, d’admettre que tout pou­voir doit être réver­sible, que toute théo­rie est faite pour être contre­dite, que toute véri­té est vouée à être dépas­sée, que l’arbitraire est cer­ti­tude de mort, que le bien abso­lu est source de mal abso­lu. Selon lui, une pen­sée doit res­ter ouverte, ne pas tout expli­quer, admettre des points de vue contraires, ne pas confondre une cause avec des res­pon­sables, des méca­nismes avec des acteurs, des classes avec des per­sonnes. Il faut lais­ser l’homme au centre de tout, car il mérite qu’on espère en lui.

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