Jean-Michel Bony : 60 ans et un colloque

Dossier : ExpressionsMagazine N°577 Septembre 2002Par : Thomas ARRIVÉ

M. Bony, vous êtes un spécialiste des équations aux dérivées partielles. Pouvez-vous expliquer, pour le profane, ce dont il s’agit ?


By jove ! un col­loque entiè­re­ment consa­cré aux thèmes de recherche du pro­fes­seur Bony !
 

Jean-Michel Bony : Ce sont des équa­tions qui per­mettent de savoir ce que sera un sys­tème dans le futur à par­tir des lois qui le régissent et de son état à un ins­tant don­né. Joseph Fou­rier, par exemple, s’est inté­res­sé il y a deux siècles au pro­blème de la pro­pa­ga­tion de la cha­leur dans l’espace : la tem­pé­ra­ture est fonc­tion du point de l’espace et du temps écou­lé. Les équa­tions aux déri­vées par­tielles s’appliquent aus­si à la pro­pa­ga­tion des ondes et à bien d’autres cas. Ma contri­bu­tion porte notam­ment sur les équa­tions non linéaires : j’ai mon­tré que cer­tains com­por­te­ments se rap­pro­chaient de phé­no­mènes connus d’équations linéaires, ce qui per­met de sim­pli­fier les pro­blèmes. Un gros tiers du centre de mathé­ma­tiques de l’X (CMAT) tra­vaille sur les équa­tions aux déri­vées partielles.

M. Viterbo, vous dirigez le labo et vous faites partie d’une autre équipe.

Claude Viter­bo : Oui. Mon domaine est celui de la géo­mé­trie sym­plec­tique. Cer­tains phé­no­mènes méca­niques, comme les mou­ve­ments du sys­tème solaire, peuvent être décrits par des équa­tions dif­fé­ren­tielles dépen­dant d’une seule variable (le temps).

Ces mou­ve­ments sont régu­liers pour cer­tains, chao­tiques pour d’autres. Ces ques­tions inté­res­saient déjà Lagrange et Poin­ca­ré. Il se trouve que les équa­tions qui les décrivent res­pectent une struc­ture géo­mé­trique (appe­lée symplectique).

Mener des recherches sur le ver­sant géo­mé­trique du pro­blème (et non plus seule­ment sur le ver­sant ana­ly­tique de l’équation) donne des résul­tats extrê­me­ment féconds. Cela dit, pour com­plé­ter le tableau du CMAT, il faut ajou­ter aux équipes d’analyse et de géo­mé­trie, le groupe algèbre et topologie.

Est-ce que ces thèmes étaient déjà en germe lors de la création du CMAT ?

Claude Viter­bo : Oui et non. Laurent Schwartz, qui en a été le pre­mier direc­teur, est un homme d’analyse. Michel Her­man, dis­pa­ru l’année der­nière, s’occupait des sys­tèmes dyna­miques. D’une manière géné­rale, ce sont les per­sonnes qui sont venues au fil du temps qui ont don­né au CMAT ses spé­cia­li­tés d’aujourd’hui. Et il faut dire qu’au départ c’était un tout petit labo­ra­toire, l’un des pre­miers fon­dés sur la Mon­tagne-Sainte-Gene­viève avec celui de Louis Leprince-Ringuet.

Proximité entre recherche fondamentale et appliquée

Est-ce qu’il est facile de faire de la recherche fondamentale aujourd’hui ?
Est-ce que la recherche appliquée n’est pas privilégiée ?

Jean-Michel BONY et Claude VITERBO
Poé­tiques, les maths ? “ Plu­tôt esthé­tiques, répond Jean-Michel Bony. Il y a de la beau­té dans la pure­té d’une solu­tion.

Claude Viter­bo : Recherche fon­da­men­tale et appli­quée ne sont plus aus­si dis­tinctes qu’il y a vingt ans. Quelqu’un comme Yves Meyer, qui a ensei­gné à l’X juste avant Jean- Michel Bony, a com­men­cé par des recherches sur la théo­rie des nombres. Plus tard, il s’est aper­çu que son tra­vail très théo­rique sur les onde­lettes s’adaptait au trai­te­ment numé­rique de l’image et de l’information : à pré­sent c’est sur ces thèmes qu’il réflé­chit tout en conti­nuant à s’intéresser à des recherches fon­da­men­tales sur d’autres thèmes.

Jean-Michel Bony : C’est vrai aus­si pour les équa­tions aux déri­vées par­tielles qui peuvent décrire l’écoulement des fluides autour d’un avion et sont très uti­li­sées par l’industrie.

Ces applications amènent-elles le CMAT à travailler avec d’autres labos de l’École ?

Jean-Michel Bony : Oui, avec le centre de mathé­ma­tiques appli­quées (CMAP). Mais l’essentiel se fait d’individu à indi­vi­du sans que les rela­tions soient néces­sai­re­ment ins­ti­tu­tion­na­li­sées. C’est ain­si que ce sont consti­tués des liens avec cer­taines per­sonnes du LMD sur des modèles géo­phy­siques et avec d’autres au LadHyX sur des ques­tions d’hydrodynamique.

Claude Viter­bo : En dehors de l’X, le CMAT tra­vaille avec de nom­breux labo­ra­toires uni­ver­si­taires. Il existe un groupe, à l’échelle de la France, sur les équa­tions aux déri­vées par­tielles. Au niveau euro­péen, le CMAT par­ti­cipe à plu­sieurs pro­grammes avec des pays de l’Union euro­péenne et d’Europe de l’Est. Nous contri­buons aus­si à des échanges francoindiens.

Le CMAT accueille-t-il beaucoup de thésards ?

Claude Viter­bo : Il y en a une petite quin­zaine : des nor­ma­liens, des uni­ver­si­taires inté­res­sés par nos domaines de pré­di­lec­tion, peu d’X. Mais l’objectif n’est pas for­cé­ment d’attirer les X au CMAT : l’École doc­to­rale incite à recru­ter tous azi­muts et encou­rage les poly­tech­ni­ciens à irri­guer le reste du monde de la recherche.

Quel que soit le laboratoire visé, les X sont-ils nombreux à choisir la recherche en mathématiques ?

Jean-Michel Bony : Si l’on ras­semble mathé­ma­tiques pure et appli­quée, ils sont une dizaine par pro­mo­tion en moyenne, ce qui est très peu. Ce sont sou­vent des élèves étran­gers. Les nom­breux X qui s’intéressent aux mathé­ma­tiques finan­cières pen­dant leur second cycle visent le monde de l’entreprise et non la recherche. Cela étant, la petite dizaine d’élèves qui choi­sit la recherche chaque année repré­sente 15 % du recru­te­ment total fait par le CNRS et les uni­ver­si­tés. Vu sous cet angle, la part des poly­tech­ni­ciens dans la recherche s’avère net­te­ment plus honorable.

Vous êtes normaliens tous les deux : qu’est-ce qui a décidé de votre vocation pour les mathématiques ?

Claude Viter­bo : Pour moi, c’est lié à des ren­contres avec des ensei­gnants inté­res­sants. Mais je tiens sans doute aus­si de mon grand-père, qui a fait une par­tie de sa car­rière comme mathé­ma­ti­cien en Italie.

Jean-Michel Bony : Moi, j’ai été atti­ré très tôt par les sciences. Mais c’est seule­ment à Nor­male Sup que je me suis déci­dé : c’est là que j’ai décou­vert des mathé­ma­tiques vivantes. En pré­pa, on nous ser­vait des mathé­ma­tiques très anciennes, sur les­quelles il n’y avait plus de dis­cus­sion possible.

Claude Viter­bo : Quelque chose de pré­cui­si­né, en quelque sorte.

Est-ce qu’il y a, selon vous, une dimension créative ou poétique dans les mathématiques ?

Jean-Michel Bony : Créa­tive cer­tai­ne­ment, mais esthé­tique plu­tôt que poé­tique. Il y a de la beau­té dans la pure­té d’une solution.

Claude Viter­bo : La poé­sie ren­voie à quelque chose de dif­fé­rent, un aspect artis­tique qui ne me semble pas décrire ce que l’on éprouve.

Enfin, sur le plan psychologique, est-ce que faire carrière dans une discipline très ésotérique ne vous donne pas en société un sentiment d’isolement ?

Jean-Michel Bony : Non, nous sommes capables de par­ler d’autre chose ! (rires)

Claude Viter­bo : Ce n’est pas un incon­vé­nient, d’ailleurs. Les gens qui ne parlent que de leur tra­vail, même quand il est com­pré­hen­sible par tous, sont en géné­ral très ennuyeux. Je me demande si notre métier ne nous oblige pas à une ouver­ture sociale plu­tôt béné­fique ! (rires)

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