J’ai choisi la liberté

Dossier : La France a besoin d'entrepreneursMagazine N°549 Novembre 1999
Par Hubert LAURIOT-PRÉVOST (76)

J’ai com­men­cé ma car­rière par quinze années pas­sées, dès ma sor­tie de l’X et de l’IN­SEAD, dans des grands groupes indus­triels : alter­na­ti­ve­ment à la direc­tion opé­ra­tion­nelle d’une uni­té du groupe, puis comme contrô­leur de ges­tion, puis comme direc­teur géné­ral d’une filiale.

Je ne m’en repens pas : tout ce que j’y ai fait m’a inté­res­sé et m’a beau­coup appris. L’ex­pé­rience de la rigueur et de la démarche métho­dique m’a ser­vi constam­ment par la suite. De même les pro­ces­sus de réflexion et de for­ma­li­sa­tion condui­sant aux déci­sions stra­té­giques. Enfin les règles de ges­tion, de comp­ta­bi­li­té qui apportent une infor­ma­tion ver­ti­cale (par acti­vi­té) et hori­zon­tale (conso­li­da­tion) pré­mu­nissent le groupe contre les risques d’er­reur d’orientation.

Mais mani­fes­te­ment ces méca­nismes pri­vi­lé­gient la sécu­ri­té par rap­port à la réac­ti­vi­té. C’est bon dans le cas de la navi­ga­tion en eau pro­fonde, où on peut se per­mettre de prendre les tour­nants avec un long rayon de cour­bure. Par contre impos­sible de sai­sir les oppor­tu­ni­tés avec de tels paque­bots ! Il ne faut d’ailleurs pas que la grande entre­prise s’y essaye : elle sus­ci­te­rait un échauf­fe­ment interne sté­rile et y per­drait les ver­tus qui font sa force.

Ce qu’elle peut faire au mieux – avec un pou­voir concen­tré et beau­coup d’éner­gie – c’est se struc­tu­rer par branches afin de mul­ti­plier les centres de déci­sion syn­thé­tique, et à la limite, de consti­tuer un râteau d’u­ni­tés auto­nomes à un seul étage. Viven­di a réa­li­sé une opé­ra­tion de ce type en trois ans : bravo !

Dans mon groupe, ce n’é­tait pas pos­sible, le type d’ac­ti­vi­té ne s’y prê­tait pas. En tant que patron de filiale j’a­vais deux étages de com­man­de­ment au-des­sus de moi, cha­cun doté d’un état-major, et même de conseillers exté­rieurs. Les rela­tions étaient très cor­diales mais le délai pour prendre une déci­sion stra­té­gique était incom­pa­tible avec les contraintes du marché.

J’ai par exemple négo­cié deux fois le rachat de concur­rents, après avoir eu l’ac­cord de prin­cipe de l’ac­tion­naire ; les deux fois, celui-ci n’a pas confir­mé son accord, ou a trop tar­dé à le faire et la reprise ne s’est pas conclue. Incons­cience ou inconséquence ?

Dans la direc­tion opé­ra­tion­nelle quo­ti­dienne, j’a­vais les cou­dées tout à fait franches, d’au­tant plus que c’é­tait une petite uni­té (moins de 200 per­sonnes) et sans connexion étroite avec les mar­chés aux­quels le groupe s’intéressait.

Ain­si, au bout de six ans et après avoir fait une offre de reprise de la filiale à titre per­son­nel, qui a été accep­tée puis refu­sée, j’ai pris une autre voie, hors du Groupe.

J’a­vais les moyens d’ac­qué­rir la majo­ri­té dans une entre­prise auto­nome, et après avoir exa­mi­né atten­ti­ve­ment plu­sieurs oppor­tu­ni­tés, j’ai choi­si une grosse PME (600 per­sonnes) se situant dans un métier dure­ment concur­ren­cé (la chau­dron­ne­rie-tuyau­te­rie indus­trielle), donc dif­fi­cile à ali­men­ter en com­mandes ren­tables, mais dont le per­son­nel d’en­ca­dre­ment m’ins­pi­rait confiance et allait me don­ner la pos­si­bi­li­té de faire du bon tra­vail d’é­quipe. En outre, l’i­mage de marque et les finances de la socié­té étaient bonnes.

Ma posi­tion a chan­gé du tout au tout. J’ai dû faire des choix dans l’ou­ver­ture de nou­veaux fronts (nou­velle clien­tèle, nou­velles implan­ta­tions, filiales à l’é­tran­ger…). Les déci­sions opé­ra­tion­nelles sont très décen­tra­li­sées (négo­cia­tion des appels d’offres, ges­tion du per­son­nel, choix tech­niques) mais toutes les déci­sions stra­té­giques remontent jus­qu’à moi.

Cette struc­ture légère m’a per­mis, par exemple, de créer une filiale à l’é­tran­ger en vingt jours, pour suivre un client qui s’im­plan­tait et sou­hai­tait que nous l’ac­com­pa­gnions ; nous avons récem­ment déci­dé en trois jours, au télé­phone, un inves­tis­se­ment de 6 MF dans une autre filiale à l’étranger.

Quant à la res­pon­sa­bi­li­té finan­cière, je n’ai plus d’ef­fort à faire pour me poser la ques­tion « que ferais-je si c’é­tait mon argent ? », le réflexe est ins­tan­ta­né. Mais ce n’est pas une ques­tion pani­quante : plu­tôt stimulante.

J’ai vu le chan­ge­ment en moi, comme on l’a consta­té sou­vent à l’oc­ca­sion d’un LBO ou d’un RES : quand ça ne se fait pas trop tard, le redres­se­ment ou le déve­lop­pe­ment marchent vite.

Dar­ty, Spie, Jet Tours, Mon­tu­pet en sont quelques exemples aux­quels s’a­joutent les nom­breuses socié­tés de petite taille, dites de diver­si­fi­ca­tion, et dont les groupes se débar­rassent lors­qu’elles n’ont pas atteint la taille ou la ren­ta­bi­li­té nécessaires.

Autre chan­ge­ment d’op­tique : ma fonc­tion de patron n’est pas éphé­mère, c’est beau­coup plus qu’une étape dans une car­rière ; je m’in­carne dans mon entre­prise et non seule­ment mon per­son­nel, mes clients, mes ban­quiers, tous mes par­te­naires inté­rieurs et exté­rieurs en sont quo­ti­dien­ne­ment conscients.

Je ne fais pas par­tie de ce type de repre­neurs qui pro­gramment leur sor­tie à un terme de cinq ans, sou­vent en accord avec ou inci­tés par les socié­tés de capi­tal-risque qui par­ti­cipent à la reprise. Peut-on pré­voir de quit­ter défi­ni­ti­ve­ment un ami à une échéance donnée ?

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Au total, un cadre sala­rié peut-il, au sein d’un groupe, assu­mer plei­ne­ment le rôle d’en­tre­pre­neur ? ça me paraît très difficile.

Son mode de connexion avec la mai­son mère pour­rait sans doute être sim­pli­fié, avec un inter­lo­cu­teur pri­vi­lé­gié ayant pou­voir en tous domaines. mais c’est rare, et sou­vent impos­sible à réaliser.

Quant à l’en­ga­ge­ment finan­cier per­son­nel, on dis­pose aujourd’­hui de sys­tèmes d’in­té­res­se­ment assez moti­vants : stock-options, FCP… Mais c’est très dif­fé­rent pour l’in­té­res­sé lui-même, et a for­tio­ri pour les par­te­naires de l’en­tre­prise : leur patron n’est pas le patron, c’est un direc­teur de passage.

Une entre­prise de petite taille est vul­né­rable ; elle a aujourd’­hui beau­coup de mal à se dif­fé­ren­cier de ses concur­rents par l’o­ri­gi­na­li­té de ses pres­ta­tions, c’est donc la moti­va­tion des hommes qui fait la différence.

Cette moti­va­tion part du patron-pro­prié­taire qui est seul à même de trans­for­mer ses col­la­bo­ra­teurs en véri­tables entre­pre­neurs, auto­nomes et productifs.

Sala­rié-entre­pre­neur ? oui, mais au sein d’une PME et dans le sillage direct d’un patron tota­le­ment enga­gé… et pour­tant pas autocrate !

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