Rendement attendu en fonction du risque

Investissements stratégiques en environnement incertain : approche pire-cas

Dossier : ExpressionsMagazine N°540 Décembre 1998
Par Laurent El GHAOUI (82)
Par Antoine ROSTAND (82)
Par Nicolas YATZIMIRSKY (86)

I. Approches actuelles pour l’évaluation du risque

Analyses probabilistes des investissements

I. Approches actuelles pour l’évaluation du risque

Analyses probabilistes des investissements

La plu­part des inves­tis­se­ments indus­triels ou finan­ciers sont géné­ra­le­ment déci­dés en fonc­tion de la valeur actuelle des cash-flows futurs. La théo­rie sou­vent uti­li­sée dans ce cas est le Capi­tal Asset Pri­cing Model, base de la finance moderne et notam­ment décrite dans l’ou­vrage de réfé­rence de Brea­ley et Myers. La valeur uti­li­sée pour chaque cash-flow futur est alors une moyenne (l’es­pé­rance mathé­ma­tique), le risque spé­ci­fique (ou vola­ti­li­té) asso­cié à l’o­pé­ra­tion étant pris en compte par le taux d’actualisation.

Le CAPM fait le lien entre le retour atten­du d’un inves­tis­se­ment et le risque lié à cet inves­tis­se­ment (voir figure 1). Il sup­pose que les inves­tis­seurs, sur les mar­chés finan­ciers ou au sein de l’en­tre­prise, pour­suivent un double objec­tif : aug­men­ter le retour atten­du et réduire la vola­ti­li­té. Il sup­pose aus­si que l’in­ves­tis­seur rai­sonne sur la moyenne en pra­ti­quant une poli­tique de diver­si­fi­ca­tion active.

Le prin­ci­pal avan­tage de cette approche est sa sim­pli­ci­té d’u­ti­li­sa­tion. Cepen­dant elle est insuf­fi­sante sur un pro­jet d’im­por­tance stra­té­gique pour l’en­tre­prise où rai­son­ner sur la moyenne n’a pas de sens et où le pire- cas peut s’a­vé­rer catastrophique.

Analyse de sensibilité par scénarios

Pour sor­tir d’un rai­son­ne­ment sur la moyenne, une approche cou­rante consiste à étu­dier quelques scé­na­rios pos­sibles, cor­res­pon­dant à des valeurs opti­mistes et pes­si­mistes des para­mètres sus­cep­tibles de varier. L’im­pact de ceux-ci sur le retour atten­du est ain­si étu­dié au cas par cas, condui­sant à une ana­lyse de sen­si­bi­li­té, géné­ra­le­ment avec un modèle simple sur une feuille de calcul.

Cette approche ne per­met pas d’é­tu­dier un grand nombre de scé­na­rios, à cause de la com­bi­na­toire qui en résulte. En consé­quence, elle peut dif­fi­ci­le­ment s’a­dap­ter à un contexte dyna­mique, où des cor­ré­la­tions fortes et com­plexes peuvent exis­ter entre des para­mètres incer­tains sus­cep­tibles de varier au cours du temps.

Méthodes de Monte-Carlo

Lorsque la ges­tion par scé­na­rios est impos­sible à effec­tuer de façon exhaus­tive, même avec des ordi­na­teurs très puis­sants, la méthode rete­nue consiste le plus sou­vent à effec­tuer des tirages au sort avec des lois de pro­ba­bi­li­té fixées à l’a­vance, et à éva­luer les moyennes et les pro­ba­bi­li­tés asso­ciées aux résul­tats(1). Le recours à l’é­va­lua­tion sta­tis­tique per­met de réduire sub­stan­tiel­le­ment le nombre total de cal­culs néces­saires, mais l’en­semble des com­bi­nai­sons à explo­rer pour un résul­tat satis­fai­sant est néan­moins très impor­tant. Dans beau­coup de cas pra­tiques, ce fac­teur rend la méthode inapplicable.

Gestion du risque par externalisation

Face à une situa­tion sin­gu­lière et stra­té­gique pour l’en­tre­prise, mais qui se retrouve sous des formes simi­laires dans d’autres entre­prises, il est par­fois pos­sible d’ex­ter­na­li­ser le risque par assu­rance ou option. Dans ce cas, c’est la socié­té d’as­su­rance ou l’in­ter­mé­diaire finan­cier qui uti­lise les méthodes pro­ba­bi­listes décrites pré­cé­dem­ment pour éta­blir le prix de l’assurance.

La ges­tion par exter­na­li­sa­tion est un ins­tru­ment simple à mettre en œuvre, et qui apporte des garan­ties de résultats.

Limites des approches actuelles

Les approches décrites ci-des­sus, cou­ram­ment uti­li­sées, ont cepen­dant cer­taines limites :

  • le CAPM ne four­nit qu’un résul­tat pro­ba­bi­liste, qui est sou­vent de peu d’in­té­rêt dans un contexte stra­té­gique où le pire-cas doit être connu ;
  • l’ap­proche par scé­na­rio sur feuille de cal­cul ne per­met pas de tenir compte d’in­te­rac­tions com­plexes et dyna­miques, et d’in­cer­ti­tudes sus­cep­tibles de varier dans le temps ;
    . l’ap­proche Monte-Car­lo a une com­plexi­té qui croît très for­te­ment avec la « taille » du pro­blème, ce qui limite l’ho­ri­zon tem­po­rel sur lequel peut por­ter l’analyse ;
  • l’ex­ter­na­li­sa­tion n’est pos­sible que si un mar­ché du risque existe.


Ces limites et les évé­ne­ments récents sur les mar­chés finan­ciers montrent l’in­té­rêt de tenir compte du pire-cas dans un contexte fon­da­men­ta­le­ment dyna­mique et incertain.

2. Modélisation par les systèmes dynamiques

EXEMPLE D’UTILISATION : MODÉLISATION POUR LE MARCHÉ DE L’ÉNERGIE ÉLECTRIQUE

A.T. Kear­ney a modé­li­sé le mar­ché de l’élec­tri­ci­té et les consé­quences des dif­fé­rents choix stra­té­giques pos­sibles pour un pro­duc­teur d’éner­gie au Royaume-Uni, en pré­vi­sion de la dérégulation.
Le modèle a per­mis de don­ner des recom­man­da­tions concrètes :

  1. Faut-il oui ou non diver­si­fier l’offre et aller vers la dis­tri­bu­tion de gaz ?
  2. Quel est le taux de réten­tion des clients que l’on peut attendre au moment de la dérégulation ?
  3. Quels sont les risques à res­ter un pro­duc­teur local et à refu­ser une alliance européenne ?
  4. Quel est le lien entre les savoir-faire du per­son­nel et l’aug­men­ta­tion de la satis­fac­tion client ?

La dynamique des systèmes

La dyna­mique des sys­tèmes est une dis­ci­pline des mathé­ma­tiques appli­quées qui a récem­ment pris une grande ampleur grâce aux capa­ci­tés de simu­la­tion des ordi­na­teurs. Elle est à la base de nom­breuses approches de pré­dic­tion par exemple en météo­ro­lo­gie, méca­nique des struc­tures… Elle a été pro­mue dans le domaine de l’é­co­no­mie notam­ment par Jay W. For­res­ter du MIT. Appli­quée à notre pro­blème, elle per­met de prendre en compte la com­plexi­té et de se pro­je­ter dans le temps en tenant compte des boucles, cor­ré­la­tions et diverses rétro­ac­tions entre les dif­fé­rentes com­po­santes du système.

Limites de la modélisation dynamique

La modé­li­sa­tion par sys­tèmes dyna­miques prend en compte la dyna­mique ain­si que la com­plexi­té d’un sys­tème, remé­diant ain­si à cer­taines limites des approches clas­siques. Cepen­dant, cette modé­li­sa­tion ne prend pas en compte l’in­cer­ti­tude liée au sys­tème. On peut bien sûr uti­li­ser la simu­la­tion pour tes­ter les scé­na­rios. On retrouve alors le pro­blème de l’ex­plo­sion com­bi­na­toire ren­con­trée aupa­ra­vant dans les approches de type Monte-Carlo.

De ce constat est né le pro­jet de col­la­bo­ra­tion entre L. El Ghaoui et A.T. Kear­ney pour éva­luer la per­ti­nence de cou­pler « modé­li­sa­tion par sys­tème dyna­mique » avec une nou­velle approche mathé­ma­tique « l’a­na­lyse pire-cas » pour aider à la déci­sion stra­té­gique en envi­ron­ne­ment incertain.

3. Analyse pire-cas et aide à la décision stratégique

Analyse et optimisation du risque pour un nouvel entrantAnalyse pire-cas et garantie sur le résultat

L’a­na­lyse pire-cas est une tech­nique récente per­met­tant d’ap­por­ter des garan­ties sur un résul­tat en envi­ron­ne­ment incer­tain. Elle répond à des ques­tions telles que : « quelles sont les valeurs mini­males et maxi­males que peuvent prendre des fonc­tions dont les para­mètres ne sont connus qu’à un inter­valle près ? ».

L’a­na­lyse pire-cas est aujourd’­hui cou­ram­ment uti­li­sée dans un contexte d’in­gé­nie­rie des sys­tèmes dyna­miques : pilo­tage de cen­trale nucléaire mal­gré des pannes de cap­teurs, détec­tion de col­li­sion de tra­fic aérien, éla­bo­ra­tion de poso­lo­gie opti­male pour le trai­te­ment d’in­fec­tions, etc. Dans toutes ces appli­ca­tions, il est cru­cial d’a­voir la capa­ci­té de trai­ter des incer­ti­tudes éven­tuel­le­ment grandes, et d’ap­por­ter des garan­ties sur le résultat.

Le cal­cul n’est pas com­bi­na­toire car il est for­mu­lé comme un pro­blème de pro­gram­ma­tion mathé­ma­tique convexe, que l’on sait résoudre effi­ca­ce­ment en un temps réduit. Il en résulte des inter­valles de confiance qui ne sont pas stric­te­ment opti­maux, mais qui offrent un excellent com­pro­mis entre le temps de cal­cul néces­saire et la pré­ci­sion obtenue.

Application aux investissements stratégiques

Matrice complexité/incertitude

EXEMPLES DE CAS D’APPLICATION DE L’APPROCHE PIRE-CAS

  1. Stra­té­gie d’un nou­vel entrant sur un sec­teur com­plexe et déré­gu­lé (Télé­coms, éner­gie, transport…).
     
  2. Tac­tiques de pri­cing en envi­ron­ne­ment dyna­mique (Télé­com­mu­ni­ca­tions mobiles, trans­port aérien…).
     
  3. Déci­sion d’in­ves­tis­se­ment sur un nou­veau pro­duit (auto­mo­bile, pharmacie…).
     
  4. Acqui­si­tions et joint-ventures.


Pour un inves­tis­se­ment stra­té­gique, on peut cou­pler l’a­na­lyse pire-cas avec un modèle dyna­mique. On obtient ain­si des courbes décri­vant dans le temps les valeurs mini­males et maxi­males que peuvent prendre les indi­ca­teurs de per­for­mance de l’in­ves­tis­se­ment : volume, cash-flow, retour sur capi­tal employé…

Pour illus­trer le type de résul­tats atten­dus de cette approche, consi­dé­rons par exemple le pro­blème d’un nou­vel entrant sur un mar­ché. Après une période ini­tiale d’in­ves­tis­se­ments, le déci­deur pré­voit un retour sur inves­tis­se­ment de 20 % (voir figure 2).

À par­tir d’in­ter­valles larges sur les para­mètres cri­tiques : taux de change, cours de matières pre­mières, entrée d’un concur­rent… l’a­na­lyse pire-cas cou­plée au modèle dyna­mique per­met de quan­ti­fier rapi­de­ment l’im­pact maxi­mum sur la ren­ta­bi­li­té et de garan­tir un retour mini­mum aux investisseurs.

Conclusion et perspectives

L’ap­proche pire-cas offre de nom­breuses pers­pec­tives inté­res­santes pour l’aide à la déci­sion stra­té­gique en envi­ron­ne­ment incer­tain en don­nant une garan­tie sur le cas le plus défa­vo­rable. Elle s’a­vère par­ti­cu­liè­re­ment utile pour les déci­sions stra­té­giques lourdes de l’en­tre­prise, où il n’y a pas de pos­si­bi­li­té de retour en arrière ni de sor­tie pen­dant une période rela­ti­ve­ment longue. Fina­le­ment, comme le montre la matrice complexité/incertitude (figure 3), l’ap­proche pire-cas s’ins­crit dans une pro­blé­ma­tique d’incertitude/complexité forte où elle est en mesure, plus que les autres ins­tru­ments d’a­na­lyse, d’ap­por­ter une aide à la déci­sion stratégique.

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1. Ain­si, le logi­ciel KMV, sou­vent uti­li­sé en ana­lyse de risque de cré­dit, s’appuie sur cette méthode.

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