Ingénierie des infrastructures : une évolution continue

Dossier : LES TRENTE ANS DU TGVMagazine N°671 Janvier 2012
Par Gilles CARTIER
Par Jean-Claude ZABÉE

L’ingénierie joue un rôle clef dans le déploie­ment et l’exploitation des infra­struc­tures néces­saires à la grande vitesse. Au fil des années, elle a dû s’adapter non seule­ment aux pro­grès tech­niques mais aus­si aux contraintes nées de l’ouverture à la concur­rence et à un appel crois­sant au sec­teur pri­vé. Il est essen­tiel qu’elle main­tienne un savoir-faire d’ingénieurs capables d’assurer la syn­thèse de nom­breux métiers.

REPÈRES
Dès la construc­tion de la pre­mière ligne à grande vitesse entre Paris et Lyon, les acti­vi­tés de l’ingénierie ont été au cœur du déve­lop­pe­ment du réseau. Conce­voir, super­vi­ser la construc­tion, véri­fier, essayer, mettre en ser­vice puis exploi­ter, main­te­nir, régé­né­rer et enfin moder­ni­ser : chaque ligne nou­velle a néces­si­té une orga­ni­sa­tion des ser­vices d’ingénierie adap­tée au pro­gramme fixé.

Paris-Lyon : l’époque des pionniers

En dehors de quelques tron­çons courts de lignes de des­serte de l’Île-de-France, la SNCF n’avait pas construit de ligne nou­velle depuis long­temps et n’avait plus toutes les com­pé­tences néces­saires à la concep­tion d’une ligne nou­velle, sur­tout à grande vitesse.

Retour d’expérience
Au terme de trente années d’exploitation, on ne peut que consta­ter la maî­trise des réfé­ren­tiels et des inno­va­tions sur la pre­mière ligne à grande vitesse. Les ouvrages d’art et les ter­ras­se­ments rem­plissent tou­jours leur rôle, les équi­pe­ments fer­ro­viaires ont per­mis une exploi­ta­tion avec un nombre de trains tou­jours crois­sant, l’exploitation et la main­te­nance sont maî­tri­sées, la signa­li­sa­tion en cabine (et non plus laté­rale lumi­neuse) a un niveau de sécu­ri­té très élevé.

L’enjeu majeur de l’ingénierie a donc été de recru­ter et de for­mer une nou­velle géné­ra­tion d’ingénieurs qui ont assu­ré la concep­tion de la ligne en se ser­vant des modèles exis­tants, dans le domaine auto­rou­tier notam­ment, en « dur­cis­sant » cer­tains para­mètres (les tas­se­ments rési­duels des rem­blais), en les adap­tant aux contraintes fer­ro­viaires (para­mètres de tra­cé et de pro­fil en long), mais aus­si en inno­vant sur de nom­breux aspects (sys­tèmes, signalisation).

Quelques points ont été amé­lio­rés ou cor­ri­gés sur les lignes à grande vitesse ulté­rieures (com­por­te­ment dyna­mique de quelques ouvrages, dure­té du bal­last, caté­naires plus adap­tées à la grande vitesse, etc.), mais pour l’essentiel le modèle ori­gi­nel est une réus­site recon­nue par la com­mu­nau­té fer­ro­viaire mon­diale. L’ingénierie publique inté­grée a par­fai­te­ment rem­pli sa mis­sion, avec une bonne maî­trise des coûts de construc­tion et d’exploitation.

De l’Atlantique à la Méditerranée : un modèle intégré

L’enjeu majeur a été de recru­ter et de for­mer une nou­velle géné­ra­tion d’ingénieurs

Après la réus­site de Paris-Lyon, les orga­ni­sa­tions, de la ligne Atlan­tique à la ligne Médi­ter­ra­née, se suivent et se res­semblent. Le modèle se per­fec­tionne, les réfé­ren­tiels s’affinent, les inno­va­tions se pour­suivent : ali­men­ta­tion élec­trique de la caté­naire en deux fois 25 kV, évo­lu­tion de sa tech­no­lo­gie et du cap­tage par le pan­to­graphe, évo­lu­tion de la signa­li­sa­tion d’une tech­nique ana­lo­gique à une tech­nique numé­rique, ouvrages d’art exceptionnels.

L’ingénierie est inté­grée à l’entreprise publique SNCF, ne dis­so­ciant presque pas les mis­sions de maî­trise d’ouvrage et de maî­trise d’œuvre. La coopé­ra­tion des ingé­nie­ries du maté­riel et de l’infrastructure se tra­duit par un évé­ne­ment mar­quant : le 18 mai 1990, un TGV atteint la vitesse de 515,3 km/h.

Pas­sage de la rame TGV au PK 195 (point kilo­mé­trique) le jour du record le 3 avril 2007.

Séparation des rôles

La créa­tion de Réseau fer­ré de France en 1997 conduit à la sépa­ra­tion « orga­nique » de la maî­trise d’ouvrage (MOA) et de la maî­trise d’œuvre (MOE) et à la mise en concur­rence par­tielle de cette dernière.

La qua­li­té de l’ouvrage reste garan­tie par une mis­sion issue de l’ingénierie SNCF

Consé­quence, pour la ligne Est, une enti­té spé­cia­li­sée de RFF s’organise et assure direc­te­ment la maî­trise d’ouvrage. Seuls les rac­cor­de­ments au réseau fer­ré natio­nal seront confiés en maî­trise d’ouvrage délé­guée à la SNCF. Pour la pre­mière fois, l’ingénierie SNCF est mise en concur­rence, du moins pour le génie civil. Elle en rem­porte envi­ron 50 %, mais d’autres socié­tés apportent leur ému­la­tion. La qua­li­té de l’ouvrage reste garan­tie par une mis­sion cohé­rence-opti­mi­sa­tion-pilo­tage, issue de l’ingénierie SNCF, que le MOA RFF place auprès de lui. RFF juge en revanche que la maî­trise d’œuvre des équi­pe­ments fer­ro­viaires doit encore être attri­buée à la direc­tion de l’ingénierie SNCF, les com­pé­tences dans ce domaine res­tant qua­si absentes du mar­ché. C’est Inexia, filiale de la SNCF créée début 2007 pour opé­rer dans le sec­teur concur­ren­tiel, qui assu­re­ra la mise en ser­vice de cette ligne à grande vitesse.

Premiers marchés en conception-construction

Une pre­mière
La ligne est-euro­péenne a été la pre­mière pour laquelle les fonc­tions de maî­trise d’ouvrage et de maî­trise d’oeuvre ont été dis­so­ciées. Pré­cé­dem­ment, en 2001, lors de la phase finale de construc­tion de la ligne Médi­ter­ra­née, RFF, qui se met­tait en place, avait confié la maî­trise d’ouvrage délé­guée à la SNCF.

Les pre­miers mar­chés en concep­tion-construc­tion appa­raissent sur la ligne Est : en génie civil avec le via­duc de Jaul­ny (Lor­raine); mais c’est dans l’alimentation des caté­naires que RFF innove en lan­çant un appel d’offres de concep­tion-construc­tion sur cahier des charges avec objec­tifs de per­for­mance. C’est un grou­pe­ment asso­ciant un indus­triel (SPIE Ener­trans) et l’ingénierie SNCF qui rem­porte le contrat dit IAC sur une solu­tion opti­mi­sée qui per­met de réduire les lignes à haute ten­sion de RTE (Réseau de trans­port d’EDF) à construire.

Rhin-Rhône : concurrence totale

Cotrai­tance
Inexia, exclue de la MOE, a pu prendre une part impor­tante dans les grou­pe­ments en charge de la ligne Rhin-Rhône et être pré­sente comme cotrai­tante dans trois mar­chés importants.

Pour la ligne Rhin-Rhône, RFF consi­dé­re­ra les com­pé­tences des ingé­nie­ries exté­rieures au groupe SNCF comme suf­fi­santes pour mettre en concur­rence l’ensemble des mis­sions d’ingénierie. Ain­si, la maî­trise d’oeuvre géné­rale (génie civil et équi­pe­ments fer­ro­viaires) pour trois tron­çons est dévo­lue à des ingé­nie­ries pri­vées. L’ingénierie SNCF (Inexia à par­tir de 2007) est seule­ment res­pon­sable d’une mis­sion d’assistance à maî­trise d’ouvrage tech­nique (gagnée après mise en concurrence).

Tours-Bordeaux en PPP

Main­te­nir un savoir-faire d’in­gé­nieurs capables d’as­su­rer la syn­thèse entre les dif­fé­rents métiers

La réa­li­sa­tion de la future ligne à grande vitesse SEA (Sud-Europe-Atlan­tique) fait l’objet d’une délé­ga­tion de ser­vice public (DSP) rela­tive à la concep­tion, la construc­tion clé en main, la main­te­nance, le renou­vel­le­ment, l’exploitation et le finan­ce­ment de la ligne.

Le grou­pe­ment emme­né par la socié­té Vin­ci est conces­sion­naire et ges­tion­naire de l’infrastructure : il a pour cela consti­tué la socié­té Lisea, qui per­çoit des rede­vances en contre­par­tie de l’octroi et de l’utilisation des capa­ci­tés d’infrastructures et de pres­ta­tions com­plé­men­taires sur la ligne. Lisea confie la concep­tion et l’exécution clé en main des tra­vaux à un grou­pe­ment concep­tion-construc­tion dénom­mé Cosea, consti­tué d’entreprises de tra­vaux et de socié­tés d’ingénierie.

Un nou­veau record : 574,8 km/h
On ne peut pas par­ler de la ligne Est à grande vitesse sans évo­quer le der­nier record du monde de vitesse sur rail éta­bli le 3 avril 2007 à 574,8 km/h. Ce record a été le fruit d’une col­la­bo­ra­tion sans faille entre les ingé­nie­ries SNCF-Inexia et RFF pour l’infrastructure, et les ingé­nieurs d’Alstom pour le maté­riel roulant.
Enregistrement du record du monde de vitesse sur rail

Une refonte des rôles

Le carac­tère nova­teur de ce mon­tage contrac­tuel dans le sys­tème fer­ro­viaire fran­çais a néces­si­té une refonte du rôle des inter­ve­nants dans les grou­pe­ments can­di­dats et a natu­rel­le­ment impo­sé l’ingénierie dans les sous-grou­pe­ments métiers comme garant de la réus­site de l’opération, ain­si que dans la socié­té qui sera char­gée de l’exploitation et de la maintenance.

Au long du pro­ces­sus de concep­tion, les ingé­nie­ristes sont réunis pour assu­rer la concep­tion du génie civil et des équi­pe­ments fer­ro­viaires, hors sys­tèmes. Une par­faite inté­gra­tion est obte­nue en menant en paral­lèle et de façon inter­ac­tive l’ensemble de ces études et en asso­ciant les res­pon­sables de la construc­tion afin d’intégrer au plus tôt les pro­ces­sus de réa­li­sa­tion. L’ingénierie est enfin mise à contri­bu­tion pour éta­blir les dos­siers néces­saires aux démarches admi­nis­tra­tives et de concer­ta­tion et sur­tout assu­rer le lien avec l’intégration des par­ti­cu­la­ri­tés de l’exploitation et de la maintenance.

Un acteur central de l’intégration

La concep­tion ter­mi­née, l’ingénierie demeu­re­ra un acteur cen­tral du sui­vi de la réa­li­sa­tion puis de la conduite des essais et de l’intégration sys­tème de la ligne. On peut avan­cer que l’ingénierie a trou­vé sa place dans de tels grou­pe­ments d’investisseurs, d’entrepreneurs et d’industriels : il sera cer­tai­ne­ment impor­tant d’en suivre la pro­gres­sion afin d’envisager une éven­tuelle évo­lu­tion de cer­tains métiers, notam­ment pour main­te­nir un savoir-faire d’ingénieurs capables d’assurer la syn­thèse entre les dif­fé­rents métiers du génie civil, des équi­pe­ments fer­ro­viaires, de leur exploi­ta­tion et de leur maintenance.

Choses vues

Extrait d’un témoignage paru dans La Jaune et la Rouge de novembre 2007

Tout por­tait à conclure que le record serait bat­tu, le 3 avril 2007 à 13 heures, vers Sainte-Mene­hould, dans l’Ar­gonne, sous réserve que la météo le per­mette. La mar­chande de jour­naux de Sainte-Mene­hould savait tout sur le lieu que nous cher­chions, ce Graal des fer­ro­vi­pathes du jour. Le sum­mum de la clar­té lumi­neuse de ses indi­ca­tions, ce fut sa der­nière phrase : « Vous ver­rez bien, c’est déjà noir de monde. » C’é­tait une pro­phé­tie. Quelques kilo­mètres plus loin sur le tra­jet qu’elle nous avait conseillé, nous aper­çûmes la LGV et le pont qui la fran­chis­sait par-des­sus. Ce pont était lit­té­ra­le­ment velu des innom­brables têtes des spec­ta­teurs. Une manche à air de for­tune flot­tait pour don­ner une idée de la vitesse du vent : pas plus de soixante à l’heure. C’est une véri­table colo­nie de retrai­tés de la SNCF qui occu­pait le pont. Les conver­sa­tions étaient ponc­tuées de jar­gon fer­ro­viaire : PK (point kilo­mé­trique), PN (pas­sage à niveau), sec­tion­ne­ment, shunt, série, etc. Le pont domi­nait les voies qui étaient d’une cour­bure très légère, ce qui per­met­trait une vue plus éta­lée de la rame et sur­tout la per­cep­tion de sa vitesse qui ne serait pas que radiale. Vers l’est, d’où vien­drait le bolide, la lon­gueur de la par­tie visible des voies était jalon­née par une tren­taine de pylônes, soit 1 000 à 1 200 mètres que la rame « V150 » par­cour­rait jus­qu’à nous en 6 à 8 secondes. Cal­cul approxi­ma­tif. L’un des spec­ta­teurs avait un poste de radio, ce qui lui per­mit d’an­non­cer le départ de l’en­gin : on le ver­rait dans un petit quart d’heure. Puis il égre­na ses vitesses suc­ces­sives. À « 515 », on applau­dit : le pré­cé­dent record était bat­tu. Et quand il annon­ça : « 574 », le train sur­git. Avec ses deux phares allu­més et les grosses gerbes d’é­tin­celles qui jaillis­saient du pan­to­graphe, je vis comme un tri­angle mena­çant et cli­gno­tant qui ava­lait l’es­pace. Le reste du convoi sem­bla ondu­ler ou défer­ler. Une sur­prise de taille nous atten­dait : quand la rame pas­sa sous le pont, nous sur­sau­tâmes tous. Pous­sée par le bolide, la colonne d’air avait en effet sou­le­vé le tablier du pont qui reprit juste ensuite sa posi­tion nor­male. Après le spasme visuel, un coup de pied sous les voûtes plan­taires. On n’ou­blia quand même pas d’ap­plau­dir tout en se retour­nant. Mais l’ef­fet de fan­tas­ma­go­rie avait dis­pa­ru, et la rame était déjà très loin. Le record fut por­té à 574,8 km/h. Je ne sau­rai jamais si c’é­tait à l’instant où nous avons vu pas­ser le bolide, mais l’a­voir vu don­nait lieu d’être déjà très satis­faits. Un grand sen­ti­ment de fier­té nous enva­hit. L’Eu­rope des trains à grande vitesse conti­nuait à se construire.

Jean-Claude Godard (56)

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