Idées pour la coopération franco-africaine de demain

Dossier : ExpressionsMagazine N°542 Février 1999
Par Erik EGNELL (57)

Pourquoi faut-il une nouvelle coopération avec l’Afrique ?

Il y a des causes fran­çaises bien connues. Contraintes bud­gé­taires : le sou­ci de dépen­ser moins entraîne le besoin de dépen­ser mieux. Maî­trise de l’im­mi­gra­tion : le désir de tarir le flux des clan­des­tins sus­cite le pro­jet de créer dans leur pays un envi­ron­ne­ment éco­no­mique capable de les retenir.

Mais il y a aus­si des causes afri­caines. Qua­rante ans bien­tôt après les indé­pen­dances, à quoi a ser­vi la coopé­ra­tion fran­çaise (on peut en dire autant de l’aide étran­gère en géné­ral), elle a été une force de trans­for­ma­tion certes mais aus­si de conservation.

On peut attri­buer à l’APD (Aide publique au déve­lop­pe­ment) le mérite géné­ra­le­ment recon­nu à l’O­TAN : avoir empê­ché le pire, dans un cas, l’ex­ten­sion du com­mu­nisme à toute l’Eu­rope, dans l’autre, l’ef­fon­dre­ment du sys­tème issu de la déco­lo­ni­sa­tion. L’APD a été un fac­teur impor­tant de la sur­vie des États héri­tiers des empires colo­niaux, sans guerres ouvertes entre eux, sans dés­in­té­gra­tion inté­rieure, et aus­si du main­tien en place dans ces États des struc­tures de gou­ver­ne­ment léguées par le colo­ni­sa­teur. Même quand des coups d’É­tat ou des prises de pou­voir par des mili­taires ont eu lieu, les per­son­nels ont chan­gé mais les méthodes sont res­tées les mêmes.

L’APD a éga­le­ment per­mis la mise en place d’in­fra­struc­tures des­ti­nées à faci­li­ter la crois­sance éco­no­mique des pays béné­fi­ciaires : dans le domaine des trans­ports, des télé­com­mu­ni­ca­tions, de l’éner­gie, de l’eau, des bâti­ments publics, y com­pris les écoles et les hôpi­taux. Face à l’in­suf­fi­sance ou à l’i­nexis­tence de l’é­pargne locale sus­cep­tible d’être réin­ves­tie loca­le­ment, elle a été – et reste – la prin­ci­pale ou la seule source de finan­ce­ment en ce domaine.

L’APD s’est don­né enfin pour tâche de faire évo­luer le milieu humain dans un sens favo­rable à la crois­sance, édu­ca­tion et for­ma­tion pro­fes­sion­nelle, amé­lio­ra­tion de la san­té, aide aux acti­vi­tés éco­no­miques : agri­cul­ture, arti­sa­nat, inves­tis­se­ments dans des sec­teurs por­teurs, etc. Quel a été le résul­tat de tout cet effort ?

Force est de consta­ter que l’aide publique au déve­lop­pe­ment fut avant tout une aide publique à la sur­vie. Et à la sur­vie pour le meilleur et pour le pire. C’est une aide qui appelle aujourd’­hui plus d’aide encore. Ain­si un cer­tain nombre d’in­fra­struc­tures existent. Mais, faute d’en­tre­tien ou de pro­grammes d’ac­com­pa­gne­ment, elles n’ont qu’un effet tem­po­raire ou limi­té. Sauf à pré­voir de nou­velles aides pour le main­tien en l’é­tat ou l’ex­ploi­ta­tion. Les fonds publics locaux dis­po­nibles pour des opé­ra­tions en capi­tal ont été encore réduits par les pro­grammes d’as­sai­nis­se­ment finan­cier « à la Sala­zar » impo­sés aux pays béné­fi­ciant des faci­li­tés « ren­for­cées » du FMI.
Quant aux popu­la­tions au pro­fit de qui a été conçue l’APD, sans doute ont-elles pro­fi­té des inter­ven­tions d’ur­gence (comme celles pro­vo­quées par la séche­resse au Sahel, des pro­grammes de san­té et d’é­du­ca­tion, des créa­tions d’emploi induites par l’ap­pui aux opé­ra­teurs éco­no­miques. Mais leurs condi­tions de vie ont fon­da­men­ta­le­ment très peu changé.

Il y a les dynas­ties au pou­voir ou dans la mou­vance du pou­voir (poli­tique, éco­no­mique, reli­gieux, etc.) et leurs fidèles : ils sont riches, occi­den­ta­li­sés, leurs gains (les plus gros étant occultes, tels ceux de la contre­bande et de la cor­rup­tion) quittent le conti­nent (ou n’y appa­raissent jamais).

Il y a les déten­teurs de reve­nus régu­liers (sala­riés, fonc­tion­naires) ou à peu près régu­liers (main-d’œuvre jour­na­lière) : ceux-là font figure de caste pri­vi­lé­giée et s’at­tachent avant tout à défendre leurs pré­ro­ga­tives par des moyens à l’oc­ci­den­tale (syn­di­cats, grèves) ; ils ne sont tou­jours qu’une petite mino­ri­té, cha­cun d’entre eux fait vivre une famille au sens large (sinon un voi­si­nage), ils n’ont donc guère de pos­si­bi­li­té d’ac­cu­mu­ler une épargne (moins que jamais aujourd’­hui après l’ap­pau­vris­se­ment subi du fait de la dévaluation).

Il y a les agri­cul­teurs béné­fi­ciant de cultures « de rente » bien orga­ni­sées comme le coton au Mali ou le café et le cacao en Côte-d’I­voire, eux, au contraire, ont géné­ra­le­ment vu leurs res­sources s’ac­croître depuis la déva­lua­tion, ils sont une caté­go­rie choyée mais limi­tée en nombre.

Et puis il y a le reste, c’est-à-dire la grande majo­ri­té : la masse des pay­sans, la popu­la­tion flot­tante, les jeunes ayant man­qué leur inser­tion, vivant au jour le jour, enca­drés par la famille, la reli­gion, la soli­da­ri­té afri­caine, mais poten­tiel­le­ment mobi­li­sables par des aventuriers.

On n’a pas assis­té en Afrique à une évo­lu­tion de type asia­tique où les entre­pre­neurs inves­tissent dans leurs pays et où la caté­go­rie des sala­riés de l’in­dus­trie a pu pro­gres­ser rapi­de­ment (les condi­tions de tra­vail lais­sant il est vrai beau­coup à dési­rer du point de vue occi­den­tal) au point de repré­sen­ter la majo­ri­té de la popu­la­tion. La crise actuelle en Asie n’en­lève rien au fait de l’en­trée du conti­nent dans une phase nou­velle et dyna­mique de son histoire.

L’A­frique en revanche n’a que peu ou guère évo­lué en qua­rante ans et on est en droit de se deman­der si l’APD telle qu’elle y a été conçue (sous toutes ses formes, y com­pris le rôle de la zone franc) n’a pas été un des fac­teurs de cet immobilisme.

Alors, au moment où l’on sou­haite « faire mieux », que peut-on faire et que doit-on faire ?

Pour les ins­ti­tu­tions de Bret­ton Woods, les mots d’ordre sont ouver­ture du mar­ché et pri­va­ti­sa­tion. Mais ouvrir le mar­ché et pri­va­ti­ser au pro­fit de qui ?

Faute d’en­tre­pre­neurs afri­cains prêts à inves­tir leurs fonds dans les oppor­tu­ni­tés ain­si offertes et capables de pro­fi­ter, et de faire pro­fi­ter leur pays du nou­veau contexte, l’ap­pli­ca­tion radi­cale de ces prin­cipes condui­rait, dans le meilleur des cas (car l’af­flux rapide des inves­tis­seurs étran­gers en Afrique est encore aujourd’­hui une vue de l’es­prit), à une reco­lo­ni­sa­tion au pro­fit de l’Eu­rope, de l’A­mé­rique et peut-être sur­tout de l’A­sie : ouver­ture du mar­ché local aux pro­duits manu­fac­tu­rés étran­gers, extrac­tion de matières pre­mières pour le mar­ché mon­dial, accu­mu­la­tion de pro­fits par des capi­ta­listes extérieurs.

Dans une telle pers­pec­tive l’APD tra­di­tion­nelle ver­rait son rôle se réduire pro­gres­si­ve­ment (trade, not aid), la Banque mon­diale envi­sa­geant tou­te­fois un effort sup­plé­men­taire tem­po­raire mais impor­tant pour les pays prêts à mettre en œuvre ses recom­man­da­tions (d’une façon géné­rale la pra­tique de la Banque est beau­coup plus rai­son­nable que son discours).

La France évi­dem­ment, tout en repre­nant à son compte l’ob­jec­tif de recherche de com­pé­ti­ti­vi­té com­mun à tous les bailleurs de fonds, ne peut se réjouir de voir « son » Afrique (le pos­ses­sif est d’af­fec­tion et non d’ap­pro­pria­tion) deve­nir un labo­ra­toire de la mondialisation.

Il ne s’a­git pas de conser­ver un quel­conque « pré car­ré », puisque au contraire des inves­tis­se­ments de pays tiers béné­fi­cie­raient en prio­ri­té aux entre­prises fran­çaises pré­sentes sur place et que toute contri­bu­tion à l’es­sor éco­no­mique local l’ai­de­rait à résoudre ses propres pro­blèmes afri­cains. Ce qui est reje­té, dans une approche assez paral­lèle à celle de la CNUCED par exemple, c’est une poli­tique de la « table rase », s’in­quié­tant peu du deve­nir des acti­vi­tés exis­tantes, an nom d’un libé­ra­lisme doc­tri­nal hos­tile à toute forme de protection.

Le résul­tat final – le « décol­lage éco­no­mique » d’un conti­nent conduit par ses propres forces – sera atteint par une démarche volon­ta­riste certes mais par­tant des réa­li­tés afri­caines d’au­jourd’­hui. Entre la mon­dia­li­sa­tion et la per­pé­tua­tion d’une aide conser­va­toire, la France doit adop­ter une « troi­sième voie » et y entraî­ner ses par­te­naires. Cette « troi­sième voie » devrait à mon sens suivre deux grands axes.

D’a­bord le dépas­se­ment du cadre natio­nal. La pre­mière des limi­ta­tions au déve­lop­pe­ment des éco­no­mies afri­caines, c’est l’exi­guï­té des mar­chés. Les bar­rières doua­nières entre pays de la zone franc ont empê­ché celle-ci de jouer un véri­table rôle moteur en matière commerciale.

En Afrique de l’Ouest au moins – l’A­frique « sage », par oppo­si­tion à d’autres par­ties du conti­nent – une impul­sion nou­velle a été don­née en 1994, paral­lè­le­ment à la déva­lua­tion, à l’u­ni­té éco­no­mique de la sous-région avec la créa­tion de l’UE­MOA. Par rap­port aux pro­jets qui l’ont pré­cé­dé celui de l’UE­MOA a un grand atout, il allie les aspects éco­no­mique et moné­taire : tous les par­ti­ci­pants sont membres de la zone franc et la BCEAO (Banque cen­trale des États de l’A­frique de l’Ouest) est inti­me­ment asso­ciée à sa mise en œuvre.

Les condi­tions de la mise en place de l’U­nion doua­nière des pays de l’UE­MOA ont été pré­ci­sées en novembre der­nier et le pro­ces­sus déjà amor­cé sera ache­vé au 1er jan­vier 2000. L’har­mo­ni­sa­tion des poli­tiques éco­no­miques, glo­bales et sec­to­rielles, a éga­le­ment com­men­cé. D’autres ins­ti­tu­tions supra­na­tio­nales – Orga­ni­sa­tion pour l’har­mo­ni­sa­tion du droit des affaires, Bourse régio­nale des valeurs mobi­lières – se mettent éga­le­ment en place.

La Coopé­ra­tion fran­çaise – et l’en­semble des bailleurs de fonds – doivent à l’a­ve­nir faire de ces nou­velles enti­tés mul­ti­la­té­rales afri­caines un point majeur d’ap­pli­ca­tion de leurs inter­ven­tions. Il s’a­git en effet d’as­su­rer les meilleures condi­tions d’en­trée en scène pour ces organes neufs et indé­pen­dants : ges­tion par des fonc­tion­naires bien payés, dis­po­sant de moyens maté­riels adé­quats, ayant leurs propres relais dans cha­cun des États, capables d’ob­te­nir la confiance des investisseurs.

L’aide aux infra­struc­tures doit éga­le­ment être régio­na­li­sée c’est-à-dire trans­na­tio­na­li­sée (l’U­nion euro­péenne a don­né l’exemple avec son Pro­gramme d’in­ves­tis­se­ments régio­naux, le PIR) et axée sur les besoins des futurs grands ensembles afri­cains : ain­si la créa­tion d’un réseau rou­tier trans­na­tio­nal ou l’in­ter­con­nexion des réseaux élec­triques natio­naux. L’ad­mi­nis­tra­tion des infra­struc­tures d’in­té­rêt régio­nal serait confiée à des Agences dis­po­sant de leurs per­son­nels et de leurs bud­gets propres. Il s’a­git de faire émer­ger une nou­velle géné­ra­tion d’or­ga­nismes tech­niques afri­cains effi­caces et incon­tes­tés, se sub­sti­tuant à des admi­nis­tra­tions natio­nales sou­vent lar­ge­ment décon­si­dé­rées, et tra­vaillant direc­te­ment avec le sec­teur privatisé.

Mais la Coopé­ra­tion doit éga­le­ment ces­ser de pri­vi­lé­gier les États pour atteindre direc­te­ment les forces vives du déve­lop­pe­ment afri­cain. Cette direc­tion a déjà été explo­rée de diverses manières : aide au sec­teur pri­vé, coopé­ra­tion décen­tra­li­sée, aide aux ONG. C’est un dépla­ce­ment d’ac­cent, un trans­fert pro­gres­sif de res­sources de l’é­che­lon natio­nal à l’é­che­lon local, qui est pro­po­sé. Il convient aus­si de diver­si­fier plus encore les modes d’ap­proche de l’é­co­no­mie afri­caine réelle, par exemple en inter­ve­nant, avec des relais appro­priés (les socié­tés mutua­listes en four­nissent déjà un exemple), dans le sec­teur informel.

En même temps il faut appor­ter une aide directe et adap­tée aux inves­tis­se­ments des opé­ra­teurs exis­tants du sec­teur for­mel (sans attendre les nou­veaux inves­tis­seurs, qui pren­dront leur tour quand ils se pré­sen­te­ront) et tenir compte des appré­hen­sions légi­times qui se mani­festent vis-à-vis d’un endet­te­ment en franc fran­çais. Certes rien ne jus­ti­fie aujourd’­hui un nou­veau chan­ge­ment de pari­té mais le mérite essen­tiel du franc CFA est d’être une mon­naie com­mune pour sa zone et non de res­ter dans un rap­port intan­gible avec le franc fran­çais ou l’euro.

Par ailleurs les remises de dettes consen­ties par la France et d’autres États ou ins­ti­tu­tions pour­raient être subor­don­nées à des contre­par­ties en francs CFA des­ti­nées au finan­ce­ment de tra­vaux, pro­jets ou entre­prises conve­nus d’un com­mun accord. Des contrats-plans de longue durée pour­raient être conclus entre la Coopé­ra­tion fran­çaise et un opé­ra­teur (fran­çais ou local) en vue de la réa­li­sa­tion de pro­grammes indus­triels ou d’in­fra­struc­tures ain­si agréés.

Le sec­teur de l’a­gri­cul­ture, une des clés du « décol­lage » de l’A­frique, conti­nue­ra de méri­ter une atten­tion spé­ciale. C’est cepen­dant sur le ter­rain, par le regrou­pe­ment et l’or­ga­ni­sa­tion de pro­duc­teurs, et non à par­tir des capi­tales, que des pro­grès déci­sifs, par exemple dans le déve­lop­pe­ment des cultures d’ir­ri­ga­tion, qui doit res­ter une des grandes ambi­tions de la Coopé­ra­tion fran­çaise en Afrique de l’Ouest, pour­ront être un jour réalisés.

Dans une telle optique les États natio­naux ces­se­ront d’être les récep­tacles prin­ci­paux des fonds d’APD. Ils conti­nue­ront d’être les par­te­naires de la Coopé­ra­tion pour les tâches rele­vant stric­te­ment de leur com­pé­tence telles que la défense, la police, l’ac­tion exté­rieure, la col­lecte de l’im­pôt, etc., et conti­nue­ront d’exer­cer les pou­voirs que leur donne la loi dans tous les autres domaines, sou­mis à la pres­sion des opé­ra­teurs pour assu­rer les tran­si­tions légis­la­tives et régle­men­taires (régime de la pro­prié­té du sol par exemple) néces­saires au pas­sage à l’ef­fi­ca­ci­té économique.

Le rôle futur de l’É­tat afri­cain dans l’é­co­no­mie sera sans doute moindre qu’ailleurs dans le monde, payant le prix de son inca­pa­ci­té pen­dant près d’un demi-siècle (les excep­tions sont connues) à se faire un véri­table agent de développement.

C’est para­doxa­le­ment sous cet angle que l’A­frique, si long­temps citée pour ses divi­sions sté­riles, pour­rait deve­nir au siècle pro­chain, pour­quoi pas ? un modèle mondial.

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