Henri Lacombe (33) 1913–2000

Dossier : ExpressionsMagazine N°562 Février 2001Par : Jean BOURGOIN (45)

Henri Lacombe est né à Nîmes le 24 décembre 1913, et décé­dé à Bourg-la-Reine, le 4 juin 2000. Il entre à l’É­cole poly­tech­nique en 1933, et en sort dans le Corps des ingé­nieurs hydro­graphes de la Marine en 1935.

Pen­dant vingt années, de 1935 à 1955, il exerce son acti­vi­té au Ser­vice hydro­gra­phique de la Marine. Avant la guerre, il effec­tue des mis­sions de levés sur les côtes de France et de Tuni­sie. Pen­dant la guerre, des affec­ta­tions suc­ces­sives à Tou­lon, Dakar et Casa­blan­ca lui pro­curent l’oc­ca­sion d’a­bor­der, auprès des Alliés, le domaine des études sur les maté­riels de détec­tion acous­tique et électromagnétique.

Il se fait rapi­de­ment remar­quer, au Centre d’é­coute de Casa­blan­ca de la Marine, par sa com­pé­tence dans les tech­niques nou­velles d’a­cous­tique sous-marine et du radar. De retour en France après la guerre (1945), il est affec­té suc­ces­si­ve­ment aux sec­tions des » Mis­sions » et de » Marée-géo­phy­sique « , avant de prendre la direc­tion d’une impor­tante mis­sion de levés, au large des côtes maro­caines (1953−1954).

Au plan scien­ti­fique, plu­sieurs sujets retiennent son atten­tion : la pro­pa­ga­tion de la marée en Manche et ses ano­ma­lies telles que la » tenue du plein » au Havre et la » double basse mer » de Port­land, sur la côte bri­tan­nique ; la mise au point d’une méthode pra­tique de tra­cé des » rayons » sonores issus d’une source immer­gée à par­tir de la struc­ture ther­mique du milieu ; l’é­tude, en appli­ca­tion du prin­cipe de Huy­ghens, de la dif­frac­tion de la houle par une jetée semi-indé­fi­nie ou par une passe ; l’é­ta­blis­se­ment des » plans de vagues » à par­tir du tra­cé des ortho­go­nales aux crêtes de houle.

Alors que de fortes tra­di­tions océa­no­gra­phiques exis­taient dans les pays voi­sins, il faut attendre 1946, en France, pour que se crée, sous les aus­pices dis­crets du Ser­vice hydro­gra­phique de la Marine, le Comi­té d’o­céa­no­gra­phie et d’é­tude des côtes de la Marine.

À la même époque, en 1948, Hen­ri Lacombe crée le pre­mier ensei­gne­ment d’o­céa­no­gra­phie phy­sique en France, d’a­bord des­ti­né aux ingé­nieurs hydro­graphes, puis ouvert aux élèves de l’Of­fice de la recherche scien­ti­fique et tech­nique outre-mer (ORSTOM). Il pren­dra une dimen­sion natio­nale en 1956 à l’u­ni­ver­si­té de Paris, et sera pour­sui­vi jus­qu’en 1971, date à laquelle, il sera repris, à l’É­cole natio­nale supé­rieure de tech­niques avan­cées (ENSTA). Sous le titre de Dyna­mique des mers, ce cours, édi­té en 1965 par Gau­thier-Vil­lars, sera le pas­se­port de toute une géné­ra­tion d’é­tu­diants, pour des études supé­rieures dans la discipline.

En 1955, Hen­ri Lacombe quitte la Marine natio­nale pour occu­per la chaire d’o­céa­no­gra­phie phy­sique, créée à son inten­tion, au Muséum natio­nal d’his­toire natu­relle. Le rap­pro­che­ment, au Muséum, de la bio­lo­gie marine et de l’o­céa­no­gra­phie phy­sique, mar­que­ra le départ de la nou­velle océa­no­gra­phie d’a­près-guerre, dont H. Lacombe sera le pion­nier et le pro­mo­teur en France, pen­dant un quart de siècle, jus­qu’au début des années 80.

Pen­dant cette période, il mène de pair, avec des col­la­bo­ra­teurs de plus en plus nom­breux et des moyens crois­sants, des tâches d’en­sei­gne­ment et des recherches avan­cées, inti­me­ment liées à la dizaine de cam­pagnes à la mer, natio­nales et inter­na­tio­nales, dont il est le prin­ci­pal archi­tecte. Les trois grands axes de ses recherches portent sur les échanges d’eau dans le détroit de Gibral­tar, la for­ma­tion des eaux pro­fondes en Médi­ter­ra­née occi­den­tale, les échanges d’éner­gie à l’in­ter­face océan-atmo­sphère. Ils ne sont pas, d’ailleurs, propres à la Médi­ter­ra­née. On les retrouve dans tous les océans du globe, mais la Médi­ter­ra­née offre un champ d’ap­pli­ca­tion réduit en sur­face et faci­le­ment acces­sible. C’est dans ce sens que l’on peut dire qu’elle consti­tue une sorte de » modèle réduit » pour l’é­tude des phé­no­mènes dyna­miques à l’é­chelle mon­diale, et notam­ment ceux affec­tant les mers polaires, qui sont essentiels.

H. Lacombe est » l’in­ven­teur » de cette nou­velle approche pour l’é­tude des prin­ci­paux phé­no­mènes affec­tant la dyna­mique des océans. Les étran­gers ne s’y trompent pas, qui apportent leur concours en équipes de recherche et en moyens navals.

Sur le pre­mier thème, H. Lacombe déter­mine, dès 1961, les valeurs moyennes du flux d’eau atlan­tique entrant en Médi­ter­ra­née (1,2 x 106 m3/s) et du flux médi­ter­ra­néen sor­tant (1,14 x 106 m3/s), ain­si que celles des sali­ni­tés moyennes entrantes et sor­tantes. Elles montrent qu’une fer­me­ture du détroit de Gibral­tar entraî­ne­rait un abais­se­ment annuel du niveau de la Médi­ter­ra­née de 76 cm. L’eau sor­tante étant de l’eau pro­fonde du bas­sin occi­den­tal, on accède aus­si à l’é­va­lua­tion du stock d’eau pro­fonde for­mée dans ce bas­sin. Il déter­mine en outre l’in­fluence de la marée, de la pres­sion atmo­sphé­rique et des ondes internes sur la dyna­mique des échanges dans le détroit de Gibraltar.

Sur le deuxième thème, H. Lacombe est le décou­vreur, en Médi­ter­ra­née, du méca­nisme fon­da­men­tal de for­ma­tion des eaux pro­fondes dans les océans. Le phé­no­mène se tra­duit par une homo­gé­néi­sa­tion de la tem­pé­ra­ture et de la sali­ni­té, donc de la den­si­té, sur toute la colonne d’eau, sur des sur­faces réduites de quelques milles de dia­mètre. Il se pro­duit en hiver lorsque l’é­va­po­ra­tion est forte à cause du vent, et le rayon­ne­ment solaire faible. Il en résulte une stra­ti­fi­ca­tion en den­si­té, favo­rable à d’amples mou­ve­ments ver­ti­caux de convec­tion, entraî­nant des cou­rants de 2 à 8 cm/s.

Des phé­no­mènes de même nature se pro­duisent à l’é­chelle mon­diale. Les trois quarts des eaux océa­niques sont des » eaux pro­fondes » qui se forment dans quelques petites aires océa­niques des régions polaires et sub­po­laires : pour­tour de l’An­tarc­tique, mer du Groen­land, mer de Nor­vège, mer du Labrador.

Les tra­vaux de H. Lacombe sur la for­ma­tion des eaux pro­fondes et la grande cir­cu­la­tion mon­diale ther­mo­ha­line ont été salués par le pro­fes­seur W. H. Munk, de la Scripps Ins­ti­tu­tion, en 1972 comme » un des déve­lop­pe­ments les plus impor­tants appa­rus en océa­no­gra­phie depuis dix ans « .

La for­ma­tion des » eaux pro­fondes » évo­quée ci-des­sus est un exemple de l’in­te­rac­tion océan-atmo­sphère, dans le cas où l’ab­sence de ther­mo­cline per­met la pro­pa­ga­tion de la convec­tion en pro­fon­deur. H. Lacombe s’est inté­res­sé dès 1956 aux échanges d’éner­gie entre l’o­céan et l’at­mo­sphère, en atti­rant l’at­ten­tion des météo­ro­lo­gistes et des océa­no­graphes sur l’im­por­tance des phé­no­mènes d’in­te­rac­tions sur le cli­mat, pour ces deux caté­go­ries de géo­phy­si­ciens. En s’ap­puyant sur le Comi­té d’é­tudes pour l’ex­ploi­ta­tion des océans (COMEXO), la Délé­ga­tion géné­rale à la recherche scien­ti­fique et tech­nique (DGRST), le Centre natio­nal pour l’ex­ploi­ta­tion des océans (CNEXO), la Météo­ro­lo­gie natio­nale, il met en place, dès 1960, une stra­té­gie d’é­tudes des échanges air-mer se tra­dui­sant, en par­ti­cu­lier, par la construc­tion d’une bouée-labo­ra­toire en Médi­ter­ra­née, Boh­ra I (dite bouée Cous­teau), puis d’une seconde, Boh­ra II, avec des satel­lites, la construc­tion d’une souf­fle­rie de simu­la­tion, à l’Ins­ti­tut de la méca­nique de la tur­bu­lence (IMST), sans omettre la construc­tion du navire océa­no­gra­phique Jean Char­cot, lan­cé en 1965.

La dis­po­si­tion de ces moyens d’a­vant-garde a per­mis d’a­bor­der toutes les échelles des phé­no­mènes à obser­ver : l’é­chelle du labo­ra­toire, avec la souf­fle­rie de simu­la­tion de l’IM­ST ; la petite échelle en mer, sur la bouée Boh­ra II ; l’é­chelle méso­mé­téo­ro­lo­gique, grâce au poly­gone de bouées satel­lites de Boh­ra II et aux sta­tions météo­ro­lo­giques côtières.

Par­mi les résul­tats, on peut citer les exemples sui­vants : la mise en évi­dence d’os­cil­la­tions d’i­ner­tie engen­drées par le vent sur les couches super­fi­cielles, dans le cas où il existe une ther­mo­cline ; la déter­mi­na­tion du coef­fi­cient de traî­née dans l’é­cou­le­ment du vent au contact de la sur­face marine ; un modèle simple de ther­mo­cline saisonnière.

Quelques titres et dis­tinc­tions du pro­fes­seur H. Lacombe

  • Membre de l’Ins­ti­tut (Aca­dé­mie des sciences) (1973)
  • Membre de l’A­ca­dé­mie de marine (1976)
  • Membre du Bureau des lon­gi­tudes (1968)
  • Pré­sident du Comi­té natio­nal fran­çais de géo­dé­sie et géo­phy­sique (1971)
  • Pré­sident de la Com­mis­sion océa­no­gra­phique inter­gou­ver­ne­men­tale de l’U­nes­co (1965−1967)
  • Pré­sident de l’As­so­cia­tion inter­na­tio­nale des sciences phy­siques de l’o­céan de l’U­nion géo­dé­sique et géo­phy­sique inter­na­tio­nale (1970)
  • Offi­cier de la Légion d’hon­neur, à titre militaire
  • Com­man­deur de l’Ordre natio­nal du Mérite – Com­man­deur de l’É­toile d’An­jouan (1961)
  • Offi­cier de l’Ordre du Ouis­sam Alaouite (1964)
  • Che­va­lier du Mérite mari­time – Lau­réat de l’A­ca­dé­mie des sciences [prix Bec­que­rel (1951) et prix Binoux (1966)]

Au cours de son man­dat de vingt-huit années (1955−1983) à la tête du Labo­ra­toire d’o­céa­no­gra­phie phy­sique du Muséum, Hen­ri Lacombe a créé le groupe natio­nal le plus impor­tant dans ce domaine, et s’est fait recon­naître sur la scène inter­na­tio­nale par­mi les tout pre­miers dans sa dis­ci­pline. Il a sui­vi atten­ti­ve­ment les déve­lop­pe­ments modernes de l’o­céa­no­gra­phie phy­sique, notam­ment ceux concer­nant l’in­for­ma­tique et les modèles de simu­la­tion, la tomo­gra­phie et son appli­ca­tion aux che­naux sonores à longue dis­tance, l’ob­ser­va­tion par satel­lite et son cou­plage avec l’ins­tru­men­ta­tion marine.

Sa clair­voyance scien­ti­fique et son dyna­misme ont his­sé rapi­de­ment l’o­céa­no­gra­phie fran­çaise au niveau inter­na­tio­nal. À une époque où les pou­voirs publics, en France, entre­te­naient l’i­dée d’une exploi­ta­tion immi­nente de l’o­céan comme source de richesses, le pro­fes­seur Lacombe, en avance d’une géné­ra­tion, pres­sen­tait que l’ap­pli­ca­tion la plus impor­tante de l’o­céa­no­gra­phie allait être, cou­plée à la météo­ro­lo­gie, la pré­dic­tion de la sen­si­bi­li­té du cli­mat mon­dial aux chan­ge­ments océa­niques, natu­rels ou pro­vo­qués, dans une gamme de fré­quence allant de l’an­née à plu­sieurs siècles.

Pour cela, il fal­lait déjà faire des pro­grès déci­sifs en océa­no­gra­phie. Une course de vitesse vers cet objec­tif est enga­gée aujourd’­hui, à l’é­chelle mon­diale. Elle mobi­lise les res­sources de l’es­pace et de l’in­for­ma­tique, mais d’a­bord l’é­lite des cher­cheurs à laquelle appar­te­nait Hen­ri Lacombe.

On ne sau­rait clore cette bio­gra­phie du pro­fes­seur Lacombe sans rap­pe­ler que ses émi­nentes qua­li­tés scien­ti­fiques étaient dou­blées de qua­li­tés humaines incom­pa­rables. Ceux qui ont tra­vaillé avec lui à la mer, dans un envi­ron­ne­ment sou­vent hos­tile, ou dans son labo­ra­toire, peuvent témoi­gner de la séré­ni­té, la bien­veillance, l’ob­jec­ti­vi­té, le dévoue­ment et la sim­pli­ci­té du maître vis-à-vis de ses col­la­bo­ra­teurs et de ses étudiants.

Les époux Lacombe par­ta­geaient une même foi et for­maient un couple exem­plaire. Sou­ve­nons-nous aus­si des charges qui pesaient sur Madame Lacombe pour l’é­du­ca­tion de leurs sept enfants, alors que son mari était sou­vent embar­qué ou en repré­sen­ta­tion de la France sur la scène océa­no­gra­phique internationale.

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