La régularisation de Paris. Dessin de Louis Bonnier. Le rayon légal était le nom d’un dîner

Haussmann, tel qu’en lui-même enfin. Le bluff et le talent

Dossier : Libres proposMagazine N°567 Septembre 2001Par Jean-Paul LACAZE (49)

De toutes les per­son­na­li­tés qui ont œuvré pour mode­ler le visage de Paris, le pré­fet de la Seine baron Georges Eugène Hauss­mann est cer­tai­ne­ment le plus connu et le plus mal connu. Les sources his­to­riques sont res­tées long­temps incer­taines : les archives du dépar­te­ment de la Seine ont brû­lé dans le grand incen­die de la Com­mune et les Mémoires du baron pré­fet, introu­vables depuis long­temps en librai­rie, pas­saient, non sans de bonnes rai­sons, pour un plai­doyer pro domo. De plus, la trans­for­ma­tion de Paris effec­tuée entre 1853 et 1870 a don­né lieu à des polé­miques viru­lentes de la part des Répu­bli­cains oppo­sés au régime de Napo­léon III qui ont fait appel à la dia­tribe plus qu’à des cri­tiques argumentées.

Une série de publi­ca­tions récentes rendent aujourd’­hui acces­sibles les textes ori­gi­naux et font appel à de nou­velles sources d’ar­chives pri­vées et publiques. Elles per­mettent de mieux appré­cier ce qui relève de la volon­té de vili­pen­der et de pré­ci­ser les rôles réels en éclai­rant la per­son­na­li­té de l’homme et la nature de ses rap­ports avec l’Em­pe­reur. Par­mi celles citées en biblio­gra­phie, il faut saluer d’a­bord la réédi­tion des Mémoires pour­vue, grâce à Fran­çoise Choay, d’in­tro­duc­tion, de notes et d’in­dex pré­cieux. Mais si les 1 200 pages de la ver­sion ori­gi­nale vous semblent un peu longues, Hauss­mann au crible, de Nico­las Chau­din, vous amu­se­ra par l’a­cui­té du style et la pré­ci­sion d’une chasse bien docu­men­tée aux nom­breux men­songes et omis­sions des Mémoires. Les biblio­gra­phies, sérieuses et clas­siques, situent l’homme et l’œuvre dans leur contexte. Les spé­cia­listes décou­vri­ront aus­si avec inté­rêt la publi­ca­tion par les Cahiers de la Rotonde des tra­vaux pré­pa­ra­toires de la Com­mis­sion Siméon.

Pour ten­ter d’es­quis­ser, à l’aide de ces maté­riaux, un por­trait plus vrai­sem­blable de cette per­son­na­li­té com­plexe, il convient d’a­bord de situer l’in­ter­ven­tion d’Hauss­mann dans son contexte. Des réfé­rences à l’autre grande étape de l’ur­ba­nisme pari­sien, celle confiée à Paul Delou­vrier par le géné­ral de Gaulle, étape à laquelle j’ai par­ti­ci­pé, aide­ront aus­si à pré­ci­ser cer­tains aspects de la question.

Fallait-il transformer Paris ?

Les grands témoins convo­qués par les auteurs cités sou­lignent tous l’ur­gence et l’im­pé­rieuse néces­si­té d’une trans­for­ma­tion totale des struc­tures de la capi­tale. Maxime du Camp l’ar­gu­mente de manière par­ti­cu­liè­re­ment pré­cise et convain­cante. Et l’on trouve dans Bal­zac, dans Vic­tor Hugo et même dans Zola, qui n’ai­mait pour­tant pas Hauss­mann, maints témoi­gnages de l’en­gor­ge­ment et du manque d’hy­giène d’une ville qui n’a­vait guère évo­lué depuis le Moyen Âge.

La royau­té s’é­tait conten­tée d’a­battre l’en­ceinte de Louis XIII, quitte à la rem­pla­cer par le » mur murant Paris (qui) rend Paris mur­mu­rant « , l’en­ceinte des fer­miers géné­raux, et d’a­mé­na­ger quelques places royales, actes qui rele­vaient en fait de simples opé­ra­tions de pro­mo­tion immo­bi­lière, le talent des archi­tectes en prime. Les grands amé­na­ge­ments de l’âge clas­sique – Inva­lides, Champ de Mars, jar­dins des Champs-Ély­sées – se situent en péri­phé­rie et n’ont pas de voca­tion spé­ci­fi­que­ment urbaine. Mais ces amé­na­ge­ments, et la construc­tion des » routes royales » sous Louis XV, vont mettre en place, en dehors de la ville dense et com­pacte, de grandes struc­tures pay­sa­gères qui, plus tard, se trans­for­me­ront en axes d’ur­ba­ni­sa­tion au point de deve­nir les modèles de ce qu’il est conve­nu d’ap­pe­ler des ave­nues hauss­man­niennes. En réa­li­té, Hauss­mann n’a fait, avec ses per­cées, que repro­duire et sys­té­ma­ti­ser un prin­cipe de voi­rie qui rele­vait ini­tia­le­ment d’une vision pay­sa­gère bien plus qu’urbaine.

Ce qui va tout chan­ger, c’est l’es­sor rapide des che­mins de fer dans la décen­nie de 1840. Dans le réseau en étoile conçu par Legrand, les » embar­ca­dères » pari­siens forment une cou­ronne à la limite de l’ag­glo­mé­ra­tion conti­nue. Les flux crois­sants de voya­geurs se heurtent, aux portes de ces gares en cul-de-sac, à des lacis de rues étroites. En même temps, une baisse impor­tante des coûts de trans­port des mar­chan­dises sti­mule la pro­duc­tion indus­trielle et le com­merce loin­tain. Une muta­tion éco­no­mique de grande ampleur en résulte qui se heurte, dans le cas de Paris, à la vétus­té des struc­tures phy­siques de la ville.

Les régimes pré­cé­dents avaient déjà per­çu la néces­si­té d’a­mé­lio­rer les condi­tions de cir­cu­la­tion dans Paris, et entre­pris des réa­li­sa­tions par­tielles : la per­cée de la rue de Rivo­li avait été com­men­cée sous Napo­léon Ier, mais s’é­tait heur­tée à de fortes dif­fi­cul­tés de com­mer­cia­li­sa­tion. L’aé­ra­tion du quar­tier des Halles avait été amor­cée par la per­cée de la rue Ram­bu­teau. Paris n’é­tait pas la seule ville concer­née par une stra­té­gie de per­cées au tra­vers des quar­tiers anciens. Bien au contraire, de nom­breuses villes de pro­vince, Rouen ou Avi­gnon par exemple, avaient don­né l’exemple en réa­li­sant des pro­grammes de per­cées bien visibles, encore aujourd’­hui, sur les plans de ces villes. L’i­dée d’un plan d’en­semble de per­cées était donc non seule­ment d’ac­tua­li­té pour Paris, mais aus­si une méthode d’ac­tion déjà éprouvée.

Ces remarques suf­fisent à situer un pre­mier aspect dis­cu­table des Mémoires d’Hauss­mann. Il veut se pré­sen­ter comme le chef d’or­chestre qui, certes, applique les direc­tives géné­rales don­nées par Napo­léon III mais défi­nit et met en œuvre les grands prin­cipes d’un nou­vel urba­nisme de la capi­tale. Cela l’a­mène à occul­ter sys­té­ma­ti­que­ment les réflexions et les débats préa­lables ain­si que les expé­riences dont il tire­ra pro­fit. Son orgueil le pousse ain­si à de mul­tiples tra­ves­tis­se­ments de la véri­té his­to­rique, dont le plus spec­ta­cu­laire concerne les condi­tions de sa nomi­na­tion comme pré­fet de Paris.

Deux grands coups de bluff

En 1852, Hauss­mann est pré­fet de Bor­deaux. Il attire l’at­ten­tion sur lui en orga­ni­sant avec beau­coup de talent le voyage au cours duquel le prince-pré­sident annon­ce­ra son inten­tion de modi­fier le régime par le célèbre dis­cours sur le thème » l’Em­pire, c’est la Paix « . Peu de temps après, le coup d’É­tat réus­si, Napo­léon III décide de rem­pla­cer le pré­fet de la Seine, Ber­ger, jugé trop timo­ré, par un homme d’ac­tion qui s’at­tache à don­ner toute son ampleur à la trans­for­ma­tion de Paris dont l’Em­pe­reur veut faire la grande prio­ri­té de son règne.

LE PROGRAMME DE NAPOLÉON III
2 août 1853

Dans le pro­jet d’embellissement de la ville de Paris, l’Em­pe­reur désire arrê­ter les règles suivantes :
1. Que toutes les grandes artères abou­tissent aux che­mins de fer.
2. Que la hau­teur des mai­sons soit tou­jours égale à la lar­geur des rues et ne l’ex­cède jamais.
3. Que dans les tra­cés des grandes rues les archi­tectes fassent autant d’angles qu’il est néces­saire afin de ne point abattre soit les monu­ments soit les belles mai­sons, tout en conser­vant les mêmes lar­geurs aux rues, et qu’ain­si on ne soit pas esclave d’un tra­cé exclu­si­ve­ment en ligne droite.
4. Qu’une carte dési­gnant tout l’en­semble des pro­jets d’a­mé­lio­ra­tion soit impri­mée et ren­due publique.
5. Que ce plan s’é­tende jus­qu’aux fortifications.
6. Que les tra­vaux soient entre­pris sur la rive gauche comme sur la rive droite.
7. Que les tra­vaux d’a­mé­lio­ra­tion commencent :

  • par la pro­lon­ga­tion de la rue de Rivo­li jus­qu’à la rue du fau­bourg Saint-Antoine ;
  • par la pro­lon­ga­tion du bou­le­vard de Stras­bourg jus­qu’au quai ;
  • par le bou­le­vard Malesherbes ;
  • sur la rive gauche, par la pro­lon­ga­tion de la rue des Écoles jus­qu’à la place Sainte-Mar­gue­rite d’un côté, et de l’autre jus­qu’à l’embarcadère du che­min de fer d’Or­léans en tra­ver­sant le jar­din des Plantes.

Per­si­gny, le ministre de l’In­té­rieur, est char­gé de sélec­tion­ner les can­di­dats jugés les plus aptes. Il convoque quatre des prin­ci­paux pré­fets de l’é­poque, dont Hauss­mann, qu’il connaît déjà. En effet, comme le rap­portent les mémoires de ce der­nier, Per­si­gny l’a fait venir aupa­ra­vant, le 20 février 1853, pour lui pro­po­ser la pré­fec­ture de Lyon qu’­Hauss­mann refu­se­ra. Com­ment croire qu’un ambi­tieux comme lui ne veuille pas du second poste dans la hié­rar­chie des pré­fec­tures de l’é­poque, si ce n’est pour bri­guer la pre­mière place ?

Pour­tant, quatre mois plus tard, si l’on en croit le récit d’Hauss­mann, ce der­nier dîne à la sous-pré­fec­ture de Bazas, le 23 juin, lors­qu’une esta­fette lui apporte une dépêche de Per­si­gny lui annon­çant sa nomi­na­tion à Paris. Hauss­mann n’en dit mot aux convives et rédige une lettre de refus que l’es­ta­fette est char­gée d’a­che­mi­ner au plus vite. Mais le len­de­main, de retour à Bor­deaux, Hauss­mann apprend que sa nomi­na­tion a été publiée et qu’il doit exé­cu­ter les ordres de l’Empereur.

Il quitte Bor­deaux le 27 et s’ins­talle le len­de­main à Paris, dans un hôtel. Il voit Per­si­gny qui » lui explique som­mai­re­ment sa mis­sion » et notam­ment l’é­norme pro­blème que pose le finan­ce­ment des grands tra­vaux qu’il est en charge de lan­cer. Hauss­mann com­mence ensuite la longue tour­née des visites pro­to­co­laires indis­pen­sables par une ren­contre avec Ber­ger à qui il demande de faire por­ter à son hôtel le compte admi­nis­tra­tif de la Ville pour 1852 et son bud­get pour 1853.

Il passe sa soi­rée à étu­dier ces docu­ments, et la conclut par un Eurê­ka ! triom­phant, pré­ten­dant avoir décou­vert la solu­tion du pro­blème financier.

Ce pre­mier bluff est énorme. Tous ceux qui ont eu l’oc­ca­sion, au cours de leur car­rière, de pas­ser d’un poste pro­vin­cial à une res­pon­sa­bi­li­té com­pa­rable dans la capi­tale savent qu’un grand saut intel­lec­tuel et pro­fes­sion­nel est obli­ga­toire pour prendre pleine connais­sance de l’é­chelle des pro­blèmes pari­siens. Aucun des ordres de gran­deur valables en pro­vince n’est uti­li­sable dans une agglo­mé­ra­tion mul­ti­mil­lion­naire, et il faut des mois pour acqué­rir les nou­veaux repères. Même un grand admi­nis­tra­teur comme Hauss­mann ne sau­rait échap­per au néces­saire appren­tis­sage des carac­té­ris­tiques propres à une métro­pole mondiale.

La rai­son pro­fonde de ce pre­mier bluff tient sans doute au fait que le véri­table inven­teur de la solu­tion finan­cière est Per­si­gny – ce der­nier le reven­dique expres­sé­ment dans ses Mémoires – alors qu’­Hauss­mann veut abso­lu­ment prou­ver qu’entre Napo­léon III et lui per­sonne n’a joué de rôle notable. Il en va de même pour le second bluff, qui prend le carac­tère d’un men­songe par omission.

Hauss­mann cite bien dans ses Mémoires la Com­mis­sion Siméon char­gée par l’Em­pe­reur d’é­la­bo­rer le pro­gramme détaillé des trans­for­ma­tions, mais il n’en parle que pour cri­ti­quer son inef­fi­ca­ci­té et pré­ci­ser qu’il obtient tout de suite que l’Em­pe­reur la supprime.

La publi­ca­tion récente des tra­vaux de l’é­quipe réunie par Siméon, à l’i­ni­tia­tive de la Com­mis­sion du vieux Paris, per­met de réta­blir une chro­no­lo­gie plus exacte. En fait, la Com­mis­sion a été créée après et non avant la nomi­na­tion d’Hauss­mann. Sa lettre de mis­sion est datée du 2 août 1853. Elle com­porte, en annexe, un pro­gramme en dix points (voir enca­dré de la page pré­cé­dente) qui pré­cise les direc­tives d’ur­ba­nisme éma­nant de l’Em­pe­reur lui-même. On note­ra avec inté­rêt qu’elles divergent sur cer­tains points des concep­tions d’Hauss­mann, notam­ment en ce qui concerne l’ob­ses­sion du Pré­fet de ne tra­cer que des voies stric­te­ment rec­ti­lignes. La Com­mis­sion remet le 20 décembre un rap­port assez bref, accom­pa­gné d’un plan d’en­semble et de nom­breuses notes annexes.

Il est donc clair qu’­Hauss­mann a été choi­si pour exé­cu­ter le pro­gramme de trans­for­ma­tion et non pour mettre à l’é­tude ses dis­po­si­tions urba­nis­tiques et le mon­tage finan­cier. Mais son orgueil lui inter­dit de se conten­ter d’un rôle aus­si limi­té. Le brio et le culot qu’il met à repous­ser dans l’ombre les tra­vaux pré­pa­ra­toires, tou­jours néces­saires dans une trans­for­ma­tion d’une telle ampleur, recoupent tout à fait les traits de carac­tère si bien décrits dans le por­trait d’an­tho­lo­gie que Per­si­gny trace de lui dans ses sou­ve­nirs (voir enca­dré de la page suivante).

Le contexte économique et financier

En ce milieu du XIXe, le débat sur l’é­co­no­mie est ouvert. La révo­lu­tion du che­min de fer ouvre d’im­menses pers­pec­tives pour l’in­dus­trie et le grand com­merce. Elle s’ac­com­pagne aus­si de bulles finan­cières spé­cu­la­tives tout à fait com­pa­rables à ce que nous vivons aujourd’­hui avec la » Net éco­no­mie « . Faut-il conti­nuer à inves­tir mas­si­ve­ment pour déve­lop­per les réseaux fer­rés et adap­ter les struc­tures des grandes villes aux besoins de cette nou­velle donne économique ?

Prô­née par Saint-Simon et ses adeptes, une théo­rie dite des dépenses pro­duc­tives voit le jour. Tra­di­tion­nel­le­ment, les bud­gets publics res­tent, pour l’es­sen­tiel, des bud­gets de fonc­tion­ne­ment qu’il est conve­nu de gérer » en bon père de famille « , sans recou­rir à l’emprunt. Les villes n’in­ves­tissent dans leur équi­pe­ment que dans la mesure où le bud­get de fonc­tion­ne­ment dégage des excé­dents, donc de manière néces­sai­re­ment mar­gi­nale. Paris pousse le modèle à l’ex­trême, et Hauss­mann pour­ra mon­trer que le bud­get pré­pa­ré par son pré­dé­ces­seur sous-estime les recettes et majore déli­bé­ré­ment les pré­vi­sions de dépenses.

Cette pru­dence est en phase avec l’at­ti­tude domi­nante d’une bour­geoi­sie enri­chie grâce à la Révo­lu­tion et à la vente des biens natio­naux. L’at­ti­tude patri­mo­niale pri­vi­lé­gie les actifs non cir­cu­lants ; l’i­déal, c’est de » vivre des reve­nus de ses reve­nus « . Mais la Révo­lu­tion indus­trielle en cours et l’es­sor de la banque moderne font naître un cou­rant oppo­sé, jouant à fond sur l’ef­fet de levier du cré­dit comme moteur de la croissance.

Ce modèle, incon­tes­ta­ble­ment valable pour l’in­dus­trie, peut-il être trans­po­sé à l’é­qui­pe­ment urbain ? Nous savons depuis peu que la réponse dépend du contexte démo­gra­phique et éco­no­mique. En période de forte crois­sance, les grandes opé­ra­tions publiques comme les villes nou­velles de Paul Delou­vrier ou le quar­tier de La Défense peuvent s’au­to­fi­nan­cer. Mais de telles périodes sont assez rares et assez courtes dans l’his­toire des villes. Elles sont sépa­rées par de longues phases de déve­lop­pe­ment modé­ré, comme celle que nous connais­sons depuis la crise de 1973, au cours des­quelles l’au­to­fi­nan­ce­ment de l’a­mé­na­ge­ment se révèle impos­sible à atteindre.

Le débat de 1852 pose donc un vrai pro­blème de fond, qui sera tran­ché, de par la volon­té per­son­nelle de Napo­léon III, par la mise en appli­ca­tion de la théo­rie des dépenses pro­duc­tives. En pra­tique, cela veut dire que les excé­dents bud­gé­taires camou­flés par le pré­fet Ber­ger ser­vi­ront, non à payer direc­te­ment des tra­vaux, mais à garan­tir les emprunts indis­pen­sables pour enga­ger la trans­for­ma­tion de Paris à un rythme beau­coup plus rapide.

Dans un pre­mier temps, la réus­site est indis­cu­table. Hauss­mann obtient du Conseil d’É­tat la pos­si­bi­li­té de pro­cé­der par expro­pria­tion pour libé­rer des emprises plus larges que celles des voies à ouvrir. La revente ulté­rieure des par­celles valo­ri­sées par la construc­tion du nou­veau bou­le­vard déga­ge­ra au pro­fit de la ville des plus-values sub­stan­tielles : l’a­mé­na­ge­ment paie l’aménagement.

Mais ce démar­rage eupho­rique ne dure­ra pas, et cela pour des rai­sons poli­tiques qui ne remettent pas en cause la pos­si­bi­li­té d’un tel auto­fi­nan­ce­ment. Deux retour­ne­ments de juris­pru­dence, aus­si cho­quants l’un que l’autre du point de vue de l’é­qui­té, met­tront à mal le sys­tème ima­gi­né par Per­si­gny. Tout d’a­bord, le Conseil d’É­tat refu­se­ra de conti­nuer à don­ner son aval aux expro­pria­tions par larges bandes, au motif que la décla­ra­tion d’u­ti­li­té publique ne peut s’ap­pli­quer qu’aux ter­rains des­ti­nés à être incor­po­rés au domaine public et non à ceux des­ti­nés à être reven­dus (sauf excep­tion de por­tée marginale).

L’ar­bi­trage est clair : l’ac­tion publique doit se limi­ter aux dépenses, les plus-values tom­bant dans la poche des heu­reux pro­prié­taires des par­celles rive­raines de la percée.

Le second revi­re­ment, moins connu que le pre­mier, est encore plus cho­quant. En bonne ges­tion­naire, la Ville expro­priait avec quelques années d’a­vance pour pou­voir libé­rer les immeubles de leurs occu­pants au fur et à mesure de l’é­chéance des baux trien­naux, donc en rési­liant ces baux sans indem­ni­té selon la pra­tique de l’é­poque. Mais la Cour de cas­sa­tion modi­fie­ra la règle en impo­sant l’in­dem­ni­sa­tion des loca­taires à la date de la décla­ra­tion d’u­ti­li­té publique.

Ces deux chan­ge­ments des règles de droit coû­te­ront d’au­tant plus cher à la Ville que les indem­ni­tés d’ex­pro­pria­tion sont fixées par des jurys de pro­prié­taires qui se mon­tre­ront d’une géné­ro­si­té laxiste. La note sera d’au­tant plus salée que la méthode d’é­va­lua­tion uti­li­sée par les jurys fera pro­li­fé­rer les spé­cia­listes en comp­ta­bi­li­tés tru­quées qui ven­dront leurs ser­vices aux heu­reux expro­priés, comme le dénonce Haussmann.

PORTRAIT D’HAUSSMANN PAR PERSIGNY

C’est Mon­sieur Hauss­mann qui me frap­pa le plus. Mais, chose étrange, c’est peut-être moins les facul­tés de son intel­li­gence remar­quable que les défauts de son carac­tère qui me sédui­sirent. […] J’a­vais devant moi l’un des types les plus extra­or­di­naires de notre temps. Grand, fort, vigou­reux, éner­gique, en même temps que fin, rusé, d’un esprit fer­tile en res­sources cet homme auda­cieux ne crai­gnait pas de se mon­trer ouver­te­ment ce qu’il était.

Avec une com­plai­sance visible pour sa per­sonne, il m’ex­po­sait les hauts faits de sa car­rière admi­nis­tra­tive, ne me fai­sant grâce de rien ; il aurait par­lé six heures sans s’ar­rê­ter, pour­vu que ce soit de son sujet favo­ri, lui-même. J’é­tais, du reste, loin de me plaindre de cette dis­po­si­tion. Elle me révé­lait toutes les faces de son étrange per­son­na­li­té. Rien de curieux comme la manière dont il me racon­tait son coup de col­lier du 2 décembre, ses démê­lés avec le ministre de la Marine, ce pauvre Mon­sieur Ducos, embar­ras­sé de deux femmes, et sur­tout ses luttes avec le Conseil muni­ci­pal de Bor­deaux. En me fai­sant connaître dans le plus grand détail les inci­dents de sa cam­pagne contre ses redou­tables adver­saires de la muni­ci­pa­li­té, les pièges qu’il leur avait ten­dus, les pré­cau­tions qu’il avait prises pour les y faire tom­ber, puis les coups de mas­sue qu’il leur avait appli­qués, une fois par terre, l’or­gueil du triomphe illu­mi­nait son front.

Quant à moi, pen­dant que cette per­son­na­li­té absor­bante s’é­ta­lait devant moi avec une sorte de cynisme bru­tal, je ne pou­vais conte­nir ma vive satisfaction.

» Pour lut­ter, me disais-je, contre les idées, les pré­ju­gés de toute une école éco­no­mique, contre ces gens rusés, scep­tiques, sor­tis pour la plu­part des cou­lisses de la Bourse ou de la Basoche, peu scru­pu­leux sur les moyens, voi­ci l’homme tout trou­vé. Là où le gen­til­homme de l’es­prit le plus éle­vé, le plus habile, le plus droit, le plus noble, échoue­rait infailli­ble­ment, ce vigou­reux ath­lète, à l’é­chine robuste, à l’en­co­lure gros­sière, plein d’au­dace et d’ha­bi­le­té, capable d’op­po­ser les expé­dients aux expé­dients, les embûches aux embûches, réus­si­ra certainement. »

Je jouis­sais d’a­vance à l’i­dée de jeter cet ani­mal de race féline à grande taille au milieu des renards et des loups ameu­tés contre toutes les aspi­ra­tions géné­reuses de l’Em­pire. […] Je lui dis ouver­te­ment sur quel poste et à quelles condi­tions j’a­vais l’in­ten­tion de le pro­po­ser à l’Em­pe­reur. […] À la vue et à l’o­deur de l’ap­pât, sans hési­ter il se jeta des­sus avec fureur.

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(Cité par Fran­çoise Choay dans l’in­tro­duc­tion à la réédi­tion des Mémoires d’Haussmann.)

Le pré­fet fit-il par­tie des béné­fi­ciaires du sys­tème ? Ses adver­saires, jamais en retard d’une calom­nie à son égard, en feront cou­rir le bruit en l’ap­puyant sur un sup­po­sé aveu bien naïf attri­bué tan­tôt à l’é­pouse, tan­tôt à la fille du pré­fet. » C’est curieux, leur fait-on dire, chaque fois que nous ache­tons un ter­rain, il est bien­tôt expro­prié ! « . Mais aucune preuve d’un acte d’a­chat ou d’une indem­ni­té ver­sée n’a été retrou­vée. Il est par contre avé­ré qu’­Hauss­mann a quit­té l’Hô­tel de Ville non pas enri­chi, mais, tout au contraire, rui­né. Par goût du faste, il dépen­sait dans ses fameuses récep­tions plus que les cré­dits dont il dis­po­sait. L’Ex­po­si­tion uni­ver­selle de 1867 aug­men­ta encore ses dépenses.

À son départ, il dut emprun­ter un mil­lion de francs-or, puis revendre sa pro­prié­té de Nice pour apu­rer ses dettes ; il mène­ra par la suite un train de vie modeste.

L’é­tude com­plète du bilan éco­no­mique et finan­cier de l’œuvre d’Hauss­mann reste à faire. La polé­mique lan­cée par Jules Fer­ry lors­qu’il publie Les comptes fan­tas­tiques d’Hauss­mann en 1868 porte sur la pro­cé­dure plus que sur le fond.

En réa­li­té, Hauss­mann a entraî­né la ville à emprun­ter indi­rec­te­ment, en émet­tant des » bons de délé­ga­tion « , sans attendre l’ac­cord préa­lable du Par­le­ment, alors juri­di­que­ment néces­saire, et qui ne sera accor­dé qu’a­près coup. On a connu bien pire en matière d’a­cro­ba­ties financières.

Le juge­ment som­maire de gas­pillage n’est pas sor­ti des sté­réo­types de la mémoire col­lec­tive si j’en juge par un article récent du Monde. Le 6 mars 2001, M. Laurent Flé­chaire résume ain­si son texte sur les comptes d’Hauss­mann : » Georges Eugène Hauss­mann engage en dix-sept ans 2 mil­liards et demi de francs-or de tra­vaux alors que le bud­get natio­nal n’est que de 2 mil­liards ! Il perce d’a­bord les bou­le­vards Saint-Michel et Sébas­to­pol… En tout, neuf kilo­mètres de voies nou­velles sont ouverts dans Paris. »

L’es­prit de polé­mique n’est déci­dé­ment pas mort. Le bud­get de l’É­tat et celui de la ville ont des struc­tures beau­coup trop dif­fé­rentes pour qu’on puisse les com­pa­rer uti­le­ment. Le chiffre des dépenses est celui, rap­por­té au cen­time près, dans les Mémoires, pré­cis et détaillés sur ce point. Mais il est spé­cieux de le rap­por­ter à la seule voi­rie alors qu’il com­prend aus­si le réseau com­plet d’as­sai­nis­se­ment, les adduc­tions d’eau, les pro­me­nades, parcs et plan­ta­tions, les cime­tières et les nom­breux bâti­ments publics.

On ne peut juger du bien-fon­dé des dépenses sans s’in­ter­ro­ger sur les recettes de la Ville. Or Hauss­mann cite à ce pro­pos des chiffres stu­pé­fiants : les recettes muni­ci­pales ont plus que dou­blé entre 1852 et 1859 ! Au cours de la décen­nie 1859–1869, le total des excé­dents du bud­get ordi­naire de la Ville a dépas­sé 624 mil­lions de francs-or, soit le quart du coût total des travaux.

Si ces chiffres sont exacts, le recours mas­sif à l’emprunt devient facile à jus­ti­fier, et la théo­rie des dépenses pro­duc­tives trouve dans ce bilan une incon­tes­table démons­tra­tion d’efficacité.

Cet essor pro­di­gieux des recettes s’ex­plique par le fait que l’oc­troi consti­tue alors la prin­ci­pale recette fis­cale de la ville. La crois­sance démo­gra­phique rapide de la ville, l’en­ri­chis­se­ment de la popu­la­tion et l’ef­fet direct des tra­vaux conjuguent leurs effets pour aug­men­ter rapi­de­ment la masse des biens de toute nature qui paient l’oc­troi à leur entrée dans la ville.

On peut y voir un pro­cé­dé remar­quable de récu­pé­ra­tion indi­recte des plus-values de tous ordres induites par les grands tra­vaux. Et mer­ci, au pas­sage, à mes­sieurs les fer­miers géné­raux dont l’en­ceinte aura per­mis de contrô­ler effi­ca­ce­ment l’en­trée des marchandises !

Un bilan com­plet sup­pose aus­si que l’on s’in­ter­roge sur les effets de long terme de l’œuvre. Paris y a gagné d’a­bord un incon­tes­table pres­tige. Les grands sou­ve­rains de l’é­poque y ont défi­lé pour admi­rer et envier l’am­pleur de la trans­for­ma­tion. Et si Paris est, aujourd’­hui, la ville qui attire le plus de visi­teurs au monde, Hauss­mann et Napo­léon III y sont pour quelque chose, car l’i­mage domi­nante de la capi­tale est celle qu’ils ont for­gée. Par ailleurs, la com­pa­rai­son avec l’his­toire urba­nis­tique de Londres semble bien démon­trer l’u­ti­li­té d’une moder­ni­sa­tion radi­cale opé­rée au moment oppor­tun pour assu­rer le fonc­tion­ne­ment tech­nique et éco­no­mique d’une grande cité mondiale.

Il reste vrai que l’a­mor­tis­se­ment des emprunts contrac­tés du temps d’Hauss­mann pèse­ra dura­ble­ment sur le bud­get de la ville. Mais cette contrainte s’es­tom­pe­ra avant la fin du siècle, donc dans un délai rai­son­nable. Lorsque s’ou­vri­ra l’é­tape sui­vante des grands tra­vaux, la construc­tion du Métro, la Ville pour­ra en effet faire céder l’É­tat qui vou­lait confier aux grandes com­pa­gnies de che­min de fer la maî­trise d’ou­vrage de liai­sons à grand gaba­rit entre les gares. Elle fini­ra par faire pré­va­loir son pro­jet de » petit » métro au sta­tut de voie fer­rée d’in­té­rêt local. Ce choix lui impo­sait de prendre en charge la construc­tion des tun­nels et des via­ducs, dépenses très lourdes qu’elle sera en mesure d’assumer.

Et aujourd’­hui, les contri­buables pari­siens peuvent remer­cier Hauss­mann chaque fois qu’ils acquittent leurs taxes d’ha­bi­ta­tion ou leurs impôts fon­ciers bien moindres, toutes choses égales par ailleurs, qu’en pro­vince. Les 2,5 mil­liards de francs-or de ses inves­tis­se­ments n’ont pas fini de pro­cu­rer de sub­stan­tielles éco­no­mies de fonctionnement.

Mais qui était l’urbaniste ?

La notion d’ur­ba­nisme ne se laisse pas enfer­mer dans une défi­ni­tion simple. Il s’a­git d’une pra­tique com­plexe fai­sant appel à des connais­sances scien­ti­fiques et tech­niques, mais aus­si au talent des maîtres d’œuvre, enca­drée par de mul­tiples régle­men­ta­tions. Les déci­sions à prendre dans ce domaine relèvent clai­re­ment d’ar­bi­trages de nature poli­tique, parce qu’elles sont struc­tu­rel­le­ment inéqui­tables, répar­tis­sant des avan­tages et des incon­vé­nients entre dif­fé­rentes caté­go­ries de citoyens et d’u­sa­gers de la ville.

His­to­ri­que­ment, la com­pé­tence d’ur­ba­nisme appar­tient aux muni­ci­pa­li­tés. La France a fait curieu­se­ment excep­tion en natio­na­li­sant cette com­pé­tence, en 1942, avant de la rendre aux com­munes par les lois de décen­tra­li­sa­tion de 1982 et 1983. Il est impor­tant de rap­pe­ler ce prin­cipe géné­ral, car il explique l’ef­fi­ca­ci­té et la rapi­di­té stu­pé­fiantes de l’œuvre d’Hauss­mann : dix-sept ans seule­ment pour remo­de­ler com­plè­te­ment Paris. Cet exploit excep­tion­nel a été ren­du pos­sible parce que, en tant que pré­fet de la Seine, Hauss­mann dis­po­sait des pou­voirs exé­cu­tifs qui sont aujourd’­hui ceux des maires et des pré­si­dents de Conseils géné­raux, avec l’a­van­tage sup­plé­men­taire que les assem­blées locales étaient nom­mées par le gou­ver­ne­ment et non élues. Le choix d’un admi­nis­tra­teur aguer­ri et volon­ta­riste, tel que le décrit si bien Per­si­gny, était dans un tel contexte la condi­tion néces­saire et suf­fi­sante pour réus­sir l’en­tre­prise vou­lue par Napo­léon III.

Car l’ur­ba­nisme de la capi­tale d’un grand État échappe sou­vent au sché­ma géné­ral d’une res­pon­sa­bi­li­té muni­ci­pale. En sus des fonc­tions exer­cées par toutes les autres villes, la capi­tale joue un rôle sym­bo­lique essen­tiel qui doit s’ex­pri­mer dans son urba­nisme. Ver­sailles ou Bra­si­lia sont ain­si des exemples extrêmes où l’é­di­fi­ca­tion de villes nou­velles monu­men­tales tra­duit un pro­jet poli­tique très pré­cis, royau­té abso­lue ou fédéralisme.

Dans l’his­toire de Paris, les inter­ven­tions directes des chefs d’É­tat sont fré­quentes, mais peu d’entre elles se placent sur le ter­rain de l’ur­ba­nisme. La plu­part de nos diri­geants ont cher­ché à atta­cher leur nom à de grandes réa­li­sa­tions archi­tec­tu­rales iso­lées, palais, musées, opé­ras, ins­ti­tu­tions par­ti­cu­lières comme les Inva­lides, dont les magni­fiques bâti­ments res­te­ront si long­temps iso­lés dans la plaine de Gre­nelle. Deux seule­ment, Napo­léon III et le géné­ral de Gaulle, ont véri­ta­ble­ment cher­ché à enga­ger des pro­ces­sus glo­baux de moder­ni­sa­tion de l’ag­glo­mé­ra­tion pari­sienne, et ils ont su trou­ver avec Hauss­mann et Delou­vrier des chefs d’or­chestre à la hau­teur de l’enjeu.


La régu­la­ri­sa­tion de Paris. Des­sin de Louis Bon­nier. Le rayon légal était le nom d’un dîner réunis­sant les archi­tectes-voyers adjoints.

La trans­for­ma­tion de Paris vou­lue par Napo­léon III est, au pre­mier chef, un grand pro­jet poli­tique. Il s’a­git de démon­trer aux yeux des opi­nions publiques natio­nale et inter­na­tio­nale la supé­rio­ri­té du régime impé­rial. Ce pro­jet s’ap­puie bien sûr sur les argu­ments éco­no­miques déjà pré­sen­tés. On sait aus­si que ses longs séjours d’exil à Londres avaient per­mis au futur empe­reur d’é­tu­dier et d’ad­mi­rer cer­taines réa­li­sa­tions dont il s’ins­pi­re­ra, notam­ment les grands parcs pay­sa­gers ouverts au public. Les élé­ments du pro­gramme, tels qu’ils figurent dans la com­mande pas­sée à la Com­mis­sion Siméon, ne sont que la décli­nai­son de ce grand pro­jet politique.

On a beau­coup dis­cu­té, et on conti­nue­ra, sur l’ob­jec­tif de mettre le pou­voir cen­tral à l’a­bri des émeutes et jour­nées révo­lu­tion­naires si fré­quentes de 1789 à 1848. Il serait naïf de pen­ser que des hommes d’ordre comme l’Em­pe­reur et Hauss­mann aient per­du de vue un tel objec­tif. Pour­tant, les Mémoires n’en parlent presque pas. Une seule allu­sion l’é­voque, presque un lap­sus révé­la­teur ! Hauss­mann rap­porte que, pour pou­voir don­ner à l’a­ve­nue du Prince Eugène (le bou­le­vard Vol­taire d’au­jourd’­hui) un pro­fil en long rec­ti­ligne et bien plat comme il les aime, il va fal­loir abais­ser et cou­vrir le canal Saint-Mar­tin » sub­sti­tuant au moyen de défense que le canal offrait aux émeu­tiers une nou­velle voie d’ac­cès dans le centre habi­tuel de leurs mani­fes­ta­tions » (sic).

Mais de là à pré­tendre que les per­cées ont été conçues pour tirer au canon ou faci­li­ter les charges de cava­le­rie, il y a un pas qu’il faut se gar­der de fran­chir. Sans être absente, la pré­oc­cu­pa­tion de main­tien de l’ordre reste secon­daire par rap­port aux objec­tifs d’or­ga­ni­sa­tion géné­rale de l’es­pace urbain et aux choix esthétiques.

Les Mémoires rap­portent de manière vivante les dis­cus­sions très fré­quentes au cours des­quelles Hauss­mann sou­met ses pro­jets à l’Em­pe­reur. Au-delà d’une défé­rence assez affec­tée, Hauss­mann fait preuve de beau­coup d’en­tê­te­ment pour faire pré­va­loir ses points de vue face à un Napo­léon III sou­vent réti­cent. On sent naître une forme de com­pli­ci­té, de par­te­na­riat entre les deux hommes, éga­le­ment pas­sion­nés par l’en­jeu. Les résul­tats ne sont pas acquis d’a­vance. Hauss­mann aura beau­coup de mal à convaincre l’Em­pe­reur que, pour ouvrir le bou­le­vard Hen­ri IV en droite ligne de la colonne de la Bas­tille vers le dôme du Pan­théon, il fal­lait construire un pont biais sur la Seine. L’empereur refuse long­temps, esti­mant que l’es­thé­tique des ponts impose une stricte ortho­go­na­li­té par rap­port au fleuve. À l’op­po­sé, le pré­fet n’ob­tien­dra pas l’ac­cord de Napo­léon III pour paver les chaus­sées. L’empereur, fervent cava­lier, veut ména­ger ses che­vaux et impose les revê­te­ments sablés mal­gré les dif­fi­cul­tés d’en­tre­tien qu’ils imposent !

Dans ce jeu com­plexe entre les deux grands acteurs de la trans­for­ma­tion de Paris, Hauss­mann révèle d’é­mi­nentes qua­li­tés dans le domaine de l’ur­ba­nisme. Il obtient l’an­nexion des ter­ri­toires com­pris entre l’en­ceinte des fer­miers géné­raux et les for­ti­fi­ca­tions, ouvrant ain­si lar­ge­ment le mar­ché fon­cier pour faire face à la pres­sion démo­gra­phique. Il prend l’i­ni­tia­tive de trai­ter à fond les pro­blèmes tech­niques, notam­ment en matière d’ad­duc­tion d’eau et d’as­sai­nis­se­ment. Il pro­gramme et réa­lise les équi­pe­ments indis­pen­sables, mai­ries d’ar­ron­dis­se­ment, écoles et lycées, et s’at­tache à la créa­tion des pre­mières struc­tures d’as­sis­tance sociale. Il négo­cie avec le sec­teur pri­vé pour agir plus vite et sti­mu­ler l’in­ves­tis­se­ment en immeubles locatifs.

Il est pré­sent sur tous les fronts et tou­jours sou­cieux de débou­cher sur des solu­tions réa­listes, même là où on ne l’at­ten­drait pas : en créant la Caisse de la bou­lan­ge­rie, il invente un sys­tème de taxe à taux variable tout à fait com­pa­rable à la modu­la­tion intro­duite récem­ment pour les taxes sur les car­bu­rants, afin de com­pen­ser les hausses du prix du pain en période de disette, mesure d’ordre impor­tante à une époque où l’a­chat de pain repré­sente la moi­tié des dépenses de nour­ri­ture des ouvriers et où les disettes pro­voquent encore de graves émeutes. Il donne d’autres preuves d’une réelle sen­si­bi­li­té aux ques­tions sociales.

Dans son action, il doit faire face en per­ma­nence à deux séries d’op­po­sants. Les plus viru­lents sont les Répu­bli­cains oppo­sés par prin­cipe à l’Em­pire. Dans un régime très poli­cier, il serait trop dan­ge­reux de s’at­ta­quer direc­te­ment à Napo­léon III. Mais, puisque la trans­for­ma­tion de Paris est un grand pro­jet poli­tique, Hauss­mann devient ipso fac­to une cible de choix et une sur­en­chère s’or­ga­nise vite pour vitu­pé­rer l’homme et l’œuvre avec des argu­ments de mau­vaise foi. Les Mémoires sont, de ce point de vue, le plai­doyer en réponse d’Hauss­mann, entre­pris seule­ment en 1889.

Le texte apporte beau­coup de pré­ci­sions utiles pour dépas­ser ces polé­miques. Il montre aus­si qu’­Hauss­mann doit faire face à une oppo­si­tion plus lar­vée, plus dis­crète, mais plus dif­fi­cile à com­battre, celle des milieux conser­va­teurs ral­liés à l’Em­pire. Réti­cents par prin­cipe au chan­ge­ment, peu convain­cus de l’u­ti­li­té des dépenses pro­duc­tives, ils ne ces­se­ront de cher­cher à mettre des bâtons dans les roues, comme Per­si­gny l’a­vait pré­vu, et contri­bue­ront notam­ment à ces deux ren­ver­se­ments de juris­pru­dence si néfastes.

En jan­vier 1870, Napo­léon III tente l’a­ven­ture d’un empire libé­ral et confie les rênes du gou­ver­ne­ment à Émile Olli­vier. Ce der­nier décide aus­si­tôt le rem­pla­ce­ment du Pré­fet de la Seine, sans même en avi­ser l’Em­pe­reur, comme pre­mier acte poli­tique de son gou­ver­ne­ment et preuve de l’ou­ver­ture libé­rale. Il affirme ain­si la vic­toire finale des conser­va­teurs. Quelques mois plus tard, l’Em­pire s’effondrait.

Modernité d’Haussmann

Hauss­mann se pré­sente lui-même comme un admi­nis­tra­teur avant tout autre rôle. La pre­mière par­tie des Mémoires raconte la longue car­rière d’un sous-pré­fet à l’es­prit curieux et ouvert, pas­sion­né de science, un vrai pré­cur­seur de ce que l’on appelle aujourd’­hui le déve­lop­pe­ment local. Dans chaque poste, il prend la mesure des forces et des fai­blesses du ter­ri­toire qui lui est confié, ana­lyse en pro­fon­deur les pro­blèmes tech­niques et éco­no­miques et s’at­tache à mettre en œuvre des poli­tiques de moder­ni­sa­tion et de développement.

Il accu­mule ain­si beau­coup de connais­sances qu’il met­tra en œuvre à Paris, et repère les talents qu’il appel­le­ra auprès de lui pour char­pen­ter l’ad­mi­nis­tra­tion muni­ci­pale qui sera son outil de travail.

Orga­ni­sa­teur-né, il sait sti­mu­ler ses col­la­bo­ra­teurs et leur rendre les hom­mages qu’ils méritent, s’at­ta­chant à les pré­sen­ter un par un dans ses Mémoires. Bour­reau de tra­vail, cela va de soi, il n’hé­site pas à orga­ni­ser des réunions de tra­vail fort tard, où il arrive en grand uni­forme au sor­tir de quelque soi­rée offi­cielle. S’a­dres­sant à ses ingé­nieurs, il les plaint avec humour d’a­voir affaire à un Pré­fet » qui sait les mathé­ma­tiques » et se plonge à fond dans les dos­siers tech­niques pour les véri­fier en détail.

Au total, Hauss­mann pré­fi­gure de manière assez éton­nante cette géné­ra­tion de hauts fonc­tion­naires tech­no­crates, au meilleur sens du terme, qui, un siècle plus tard, sau­ront prendre la mesure de la grande muta­tion éco­no­mique de l’a­près-guerre et conduire le redres­se­ment de la France sous les IVe et ve Républiques.

Grâce à ces qua­li­tés, Hauss­mann peut don­ner toute sa mesure dans le domaine du grand urba­nisme, avant même que le nom et la pra­tique cor­res­pon­dante ne soient clai­re­ment défi­nis. Il maî­trise par­fai­te­ment la néces­si­té de tra­vailler en per­ma­nence à des échelles très dif­fé­rentes. Sa vision stra­té­gique d’en­semble n’a pas de défaut, mais il s’at­tache aus­si aux plus petits détails d’exé­cu­tion. Il innove, par exemple, en fai­sant des­si­ner puis fabri­quer indus­triel­le­ment à faible coût des élé­ments de mobi­lier urbain dont de nom­breux exem­plaires sont tou­jours en place.

Hauss­mann impose à tous les construc­teurs une dis­ci­pline esthé­tique très stricte étroi­te­ment contrô­lée par le corps des archi­tectes-voyers qu’il recrute. Les pro­jets doivent se com­bi­ner pour for­mer des îlots uni­formes. On peut dis­cu­ter ce par­ti, tout comme son obses­sion des voies plates, rec­ti­lignes et axées sur des monu­ments. Mais on ne peut pas nier que l’ap­pli­ca­tion métho­dique de ces règles, pour­sui­vie pen­dant un siècle par l’ad­mi­nis­tra­tion mise en place par Hauss­mann, a confé­ré à l’es­pace pari­sien une cohé­rence et une lisi­bi­li­té excep­tion­nelles. Après les ten­ta­tives mal­heu­reuses des années 1960 sur le front de Seine ou dans les réno­va­tions du XIVe arron­dis­se­ment pour intro­duire l’ur­ba­nisme de tours et de barres dans Paris, un accord très géné­ral s’est refor­mé pour reve­nir, dans les amé­na­ge­ments récents comme Ber­cy ou Seine rive gauche, à des règles d’ur­ba­nisme lar­ge­ment ins­pi­rées des prin­cipes de l’î­lot haussmannien.

La forme urbaine vou­lue par Hauss­mann res­pire l’ordre et la beau­té, le luxe et le calme ; mais la volup­té com­plé­men­taire dans le poème de Charles Bau­de­laire manque à l’appel.

Pour défi­nir cette forme, Hauss­mann crée la notion de » régu­la­ri­sa­tion » et s’y réfère sou­vent. Elle tra­duit bien la mise en scène du triomphe de la bour­geoi­sie ren­tière. La figure ci-contre illustre de manière amu­sante l’i­dée que s’en fai­saient les archi­tectes-voyers. Elle orga­nise aus­si une muta­tion en pro­fon­deur de la géo­gra­phie sociale de la capi­tale. Elle a rem­pla­cé beau­coup de vieux immeubles habi­tés par les classes labo­rieuses par des construc­tions neuves aux loyers plus éle­vés, repous­sant le petit peuple vers les quar­tiers péri­phé­riques de l’Est, amor­çant une ségré­ga­tion socio­spa­tiale qui ne ces­se­ra de s’am­pli­fier par la suite. Et par­mi les causes mul­tiples de l’a­po­ca­lypse de la Com­mune qui va suivre, beau­coup d’his­to­riens citent le sen­ti­ment popu­laire d’a­voir été dépos­sé­dé des quar­tiers cen­traux de la capitale.

Là se trouve sans doute la prin­ci­pale limite d’une œuvre qui reste unique au monde par son ampleur, sa cohé­rence et sa rapi­di­té d’exécution.

BIBLIOGRAPHIE

► Baron Hauss­mann, Mémoires, édi­tion éta­blie par Fran­çoise CHOAY, Le Seuil, 2000.

► Hauss­mann au crible. Nico­las CHAUDUN, édi­tions des Syrtes, 2000.

► Com­mis­sion des embel­lis­se­ments de Paris, rap­port à l’Empereur Napo­léon III, édi­té et pré­sen­té par Pierre CASSELLE, Cahiers de la Rotonde, n° 23, 2000.

► Hauss­mann le grand, Georges VALANCE, Flam­ma­rion, 2000.

► Hauss­mann, Michel CARMONA, Fayard, 2000.

► Paris, urba­nisme d’État et des­tin d’une ville, Jean-Paul Lacaze, Flam­ma­rion, 1994.

Haussmann, Delouvrier… même combat ?

Deux grandes étapes de trans­for­ma­tion ont joué un rôle essen­tiel pour mode­ler le grand Paris d’au­jourd’­hui. Bien des carac­tères com­muns incitent à pous­ser la com­pa­rai­son de leurs auteurs : l’am­pleur de la vision, l’art de ras­sem­bler et de moti­ver des équipes per­for­mantes, la vision pros­pec­tive, le goût de l’ac­tion et la capa­ci­té de la mener à bien à très grande échelle. Delou­vrier y ajou­tait l’ab­sence de bluff et l’art du gant de velours sur la main de fer, notions incon­nues d’Haussmann.

Lorsque Delou­vrier pré­sen­ta son plan en 1965, beau­coup de com­men­ta­teurs s’é­ton­nèrent qu’il prenne comme prio­ri­tés la créa­tion de centres secon­daires en ban­lieue et le lan­ce­ment des villes nou­velles péri­phé­riques, sans pré­voir de trans­for­ma­tions de la ville-centre. La rai­son de fond de ces choix tient au fait que la ville » régu­la­ri­sée » par Hauss­mann avait trou­vé un niveau d’é­qui­libre qui n’ap­pe­lait plus de grands gestes volontaristes.

Peut-on ima­gi­ner meilleure jus­ti­fi­ca­tion de l’œuvre d’Hauss­mann que cet hom­mage impli­cite ren­du, un siècle plus tard, par Delouvrier ?

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