Harward

Grandes Écoles : Le modèle universitaire des sociétés en développement

Dossier : ExpressionsMagazine N°713 Mars 2016
Par Jean BÉHUE (D2009)

La publi­ca­tion du clas­se­ment de Shan­gai fut un véri­table douche froide pour les Grandes Écoles : on leur volait l’ex­cel­lence. Les ten­ta­tives pour entrer dans le clas­se­ment furent des échecs. Pour­tant elles consti­tuent bien un véri­table modèle d’enseignement supé­rieur, un modèle uni­ver­si­taire par excel­lence des socié­tés en déve­lop­pe­ment. Qu’elles déve­loppent une stra­té­gie de marques et jouent sur la force des métiers pour rayonner.

Les grandes écoles se tar­guaient d’être l’élite de l’enseignement supé­rieur. Jusqu’en 2003, où une nation renais­sante et conqué­rante se mit en tête d’y voir plus clair dans le pay­sage foi­son­nant de l’enseignement supé­rieur inter­na­tio­nal, avec l’idée de s’inspirer des meilleurs élèves pour se déve­lop­per et se structurer.

Un clas­se­ment mon­dial des uni­ver­si­tés s’imposait. Ce fut le clas­se­ment de Shanghai.

Un positionnement perdu

Du jour au len­de­main, par l’effet d’un clas­se­ment aus­si simple qu’efficace, une poi­gnée d’universités furent his­sées en modèle mon­dial de l’excellence, au pre­mier titre des­quelles Har­vard, Stan­ford, Cam­bridge, Oxford ou encore le Mas­sa­chu­setts Ins­ti­tute of Tech­no­lo­gy (MIT).

“ Du jour au lendemain, une poignée d’universités furent hissées en modèle de l’excellence »

Une poi­gnée d’universités dont ne fai­saient pas par­tie les grandes écoles, relé­guées dans les limbes du clas­se­ment, du moins pour celles qui avaient la chance d’être classées.

À par­tir de cette date, l’identité des grandes écoles, trop exclu­si­ve­ment fon­dée sur l’excellence, vola en éclat. Com­ment tenir ce posi­tion­ne­ment face à un clas­se­ment de Shan­ghai reven­di­quant et conso­li­dant année après année l’« excel­lence » comme cri­tère prin­ci­pal de différenciation ?

Le posi­tion­ne­ment des grandes écoles révé­la tout à coup sa grande fra­gi­li­té et, peu à peu, c’est le modèle même de la grande école qui fut remis en question.

Errances individuelles

Exclues du clas­se­ment indi­vi­duel­le­ment, les grandes écoles furent sur­tout exclues col­lec­ti­ve­ment, en tant que modèle en contra­dic­tion avec celui qui était éri­gé en idéal. Aus­si toutes les ini­tia­tives prises à titre indi­vi­duel par les grandes écoles pour se dis­tin­guer dans le clas­se­ment – ou par d’autres clas­se­ments – le furent-elles pra­ti­que­ment en pure perte.

Jusqu’à ce qu’elles se décident à rendre les armes et à se restruc­tu­rer tant bien que mal, et au prix fort, autour du modèle des uni­ver­si­tés du haut du clas­se­ment, en s’alignant sur la norme d’une recherche aca­dé­mique productiviste.

En inté­grant plus ou moins arti­fi­ciel­le­ment de nou­velles forces de recherche « publiantes », au prix d’une perte de cohé­sion et d’identité incon­tes­table. Et, en tout cas, avec un sen­ti­ment d’orgueil blessé.


Avec son clas­se­ment, l’université Jiao Tong de Shan­ghai trans­for­ma une poi­gnée d’universités, comme Har­vard, en marques mondiales. 
© F11PHOTO / FOTOLIA.COM

LE MODÈLE NORD-AMÉRICAIN

Avec son classement, l’université Jiao Tong de Shanghai ne transforma pas seulement une poignée d’universités en marques mondiales. Elle imposa surtout au monde entier un modèle unique d’université, situé à l’opposé de celui des grandes écoles.
Un modèle pris comme idéal par les créateurs du classement. Le modèle de l’université nord-américaine. La grande université de recherche puissante et rayonnante de ses riches facultés et de ses milliers d’étudiants en formation. Une université ayant, au fil des années, assimilé et transformé à son image le modèle du temple de l’émulation intellectuelle imaginé par W. von Humboldt au XIXe siècle pour l’Allemagne moderne.
Un modèle qui n’aura inspiré qu’à la marge la France napoléonienne et républicaine, plutôt soucieuse d’affirmer le modèle de ses écoles appliquées.

Fuite en avant

Ayant rava­lé leur orgueil, les grandes écoles finirent donc par épou­ser le mou­ve­ment, en se lan­çant dans cette nou­velle course mon­diale à l’excellence, le plus sou­vent seules, ou autour de petites alliances ima­gi­nées pour atteindre la taille cri­tique requise par les classements.

“ Le creuset d’une formation en prise avec les défis de société ”

Sans cher­cher à se reven­di­quer ensemble d’un modèle dif­fé­rent, d’un modèle qui pour­rait s’offrir non pas en concur­rence des grandes uni­ver­si­tés de recherche, mais en alternative.

Un mou­ve­ment qui, pour ce qui concerne les écoles de com­merce, se trans­for­ma en une sorte de fuite en avant, avec des éta­blis­se­ments qui, sous une forte contrainte finan­cière, se lan­cèrent dans des stra­té­gies de dif­fé­ren­cia­tion plus ou moins effi­caces, avec des chan­ge­ments de nom et d’orientation à répétition.

Ce qui affai­blit encore un peu plus leur visi­bi­li­té et leur attrac­ti­vi­té face à de grandes uni­ver­si­tés capables de rayon­ner d’une iden­ti­té qua­si intem­po­relle. Ain­si se révé­lait l’impuissance des grandes écoles à retrou­ver une iden­ti­té et une force col­lec­tives en dehors du posi­tion­ne­ment per­du de l’excellence.

Le modèle universitaire des sociétés en développement

Pour­tant, au-delà même de leur pré­ten­due supé­rio­ri­té, les grandes écoles consti­tuent bien un véri­table modèle d’enseignement supé­rieur, d’une ori­gi­na­li­té et d’une uni­té cer­taines. Fon­dées en pleine révo­lu­tion indus­trielle dans l’esprit répu­bli­cain de la Révo­lu­tion fran­çaise, elles furent, plus qu’aucune autre uni­ver­si­té, le creu­set d’une for­ma­tion en prise avec les défis de socié­té, acces­sible à tous, quel que soit leur ori­gine sociale, sur le seul cri­tère du mérite.

Ces éta­blis­se­ments étaient por­teurs d’une péda­go­gie et d’une recherche appli­quées et, plus encore, impli­quées. Impli­quées dans la vie des socié­tés. Impli­quées dans le déve­lop­pe­ment des sociétés.

Et c’est la rai­son pour laquelle les grandes écoles ne ces­sèrent de faire école et de se réin­ven­ter dans chaque domaine de la socié­té por­teur de nou­veaux déve­lop­pe­ments, jusque dans l’informatique et le numé­rique depuis une ving­taine d’années.

Modèles uni­ver­si­taires par excel­lence des socié­tés en déve­lop­pe­ment, les grandes écoles n’étaient donc pas condam­nées à res­ter fran­co-fran­çaises. Quoiqu’on l’ignore sou­vent, les grandes écoles sont en effet deve­nues, au fil des décen­nies, l’un des grands modèles uni­ver­si­taires des socié­tés en déve­lop­pe­ment en géné­ral, et de la zone fran­co­phone en particulier.

Au point qu’il existe aujourd’hui pra­ti­que­ment autant, sinon plus, de grandes écoles en zone fran­co­phone qu’en France, et qu’il est désor­mais plus adap­té en y fai­sant réfé­rence de par­ler de modèle uni­ver­si­taire des socié­tés en déve­lop­pe­ment que de modèle uni­ver­si­taire français.

Batiment de l'Ecole polytechnique
Le nom « Poly­tech­nique » s’est impo­sé comme marque pour les écoles d’ingénieurs à l’échelle de la francophonie. 
© J. BARANDE / ÉCOLE POLYTECHNIQUE

UNE STRATÉGIE DE MARQUES

Un aperçu des noms adoptés à l’échelle de la francophonie le révèle : des marques se sont imposées dans chaque domaine de spécialité des grandes écoles :
« Polytechnique » pour les écoles d’ingénieurs,
« HEC » pour les écoles de commerce,
et « école normale supérieure » pour la formation du corps enseignant.

Polytechnique et HEC : des marques globales en devenir

Prendre conscience de l’identité désor­mais plus que fran­çaise des grandes écoles n’est pas sans inté­rêt pour com­prendre les stra­té­gies de marque qui se sont révé­lées les plus effi­caces au fil de leurs expor­ta­tions, et ain­si déce­ler les pistes de rayon­ne­ment les plus pro­met­teuses pour le modèle des grandes écoles.

Un destin collectif

On mesure à quel point il est dif­fi­cile, voire tota­le­ment illu­soire pour une seule grande école de faire concur­rence à une uni­ver­si­té nord-amé­ri­caine, et à toute uni­ver­si­té de recherche struc­tu­rée depuis des décen­nies autour de ses puis­santes facul­tés, sauf à se restruc­tu­rer entiè­re­ment, et au prix fort, pour deve­nir l’une de ces jeunes uni­ver­si­tés que le monde voit émer­ger chaque année et qui aus­si­tôt se fondent dans la masse.

“ Il est plus adapté de parler de modèle des sociétés en développement que de modèle français ”

Mais cette mise en pers­pec­tive révèle tout le poten­tiel qu’il y aurait pour toutes les grandes écoles de la fran­co­pho­nie – et de la fran­co­phi­lie – à se pro­je­ter dans un des­tin collectif.

En se reven­di­quant d’un même modèle uni­ver­si­taire, né des socié­tés en déve­lop­pe­ment et pen­sé pour elles. Et en capi­ta­li­sant, dans leurs domaines res­pec­tifs, sur les marques « poly­tech­nique », « HEC » et « école nor­male supé­rieure ». Se met­tant natu­rel­le­ment en réseau pour for­mer et rayon­ner ensemble, en conti­nuant de s’exporter.

La force des métiers pour rayonner

Que toutes les écoles « poly­tech­niques » se ras­semblent entre elles pour rayon­ner ensemble, et que les « HEC » et autres « écoles nor­males supé­rieures » du monde entier fassent de même pour­rait faire sens et créer de la valeur pour toutes.

l’Université Pierre-et-Marie-Curie - Paris VI
Pre­mière uni­ver­si­té fran­çaise du clas­se­ment de Shan­ghai en 2015, l’Université Pierre-et-Marie-Curie – Paris VI (UPMC) est à la 36e posi­tion du clas­se­ment. © CSLD / SHUTTERSTOCK.COM

Il n’en demeure pas moins une ques­tion : les plus renom­mées, et plus encore celles qui jouent inexo­ra­ble­ment la carte de la concur­rence, en espé­rant briller dans les clas­se­ments inter­na­tio­naux des uni­ver­si­tés de recherche, sont-elles prêtes à assu­mer leur iden­ti­té com­mune et à s’unir, pour déployer tout le poten­tiel qui va avec ?

Quelle que soit leur réponse, force est de consta­ter que la for­ma­tion de jeunes femmes et de jeunes hommes pou­vant exer­cer avec excel­lence leur métier d’ingénieur, d’entrepreneur ou d’enseignant reste au cœur des enjeux des socié­tés en déve­lop­pe­ment et en renouvellement.

Plu­sieurs grandes écoles en ont conscience, qui tiennent le cap de ce posi­tion­ne­ment his­to­rique, et notam­ment les écoles pri­vées qui pros­pèrent ou émergent avec rapi­di­té, en se foca­li­sant sur les métiers, loin du modèle idéa­li­sé par le clas­se­ment de Shanghai.

La ten­dance est visible par­tout, avec un axe « entre­pre­neu­riat » qui trans­forme tous les cur­sus et conduit à réha­bi­li­ter la péda­go­gie et les com­pé­tences acquises par l’expérience.

Les grandes écoles reviennent à leurs fon­da­men­taux, à la for­ma­tion de véri­tables corps de métier. Rien ne les empêche, dès lors, de s’unir pour rayon­ner autour de cha­cun de ces métiers et de capi­ta­li­ser sur des marques puis­santes pour gar­der leur ori­gi­na­li­té et leur place dans l’espace mon­dia­li­sé de l’enseignement supérieur.

Une attente sociale à l’échelle mondiale

Que les grandes écoles s’unissent pour faire valoir leur ori­gi­na­li­té à l’échelle mon­diale pour­rait rele­ver de l’orgueil, si l’opportunité n’était pas pré­sente. Dans un contexte de déve­lop­pe­ment conti­nu de l’enseignement supé­rieur inter­na­tio­nal, Har­vard, Stan­ford, Cam­bridge, Oxford et le MIT, pour ne citer que quelques-unes de ces uni­ver­si­tés du haut des clas­se­ments, n’ont pas fini de rayonner.

“ Les grandes écoles reviennent à la formation de véritables corps de métier ”

Et quelques uni­ver­si­tés fran­çaises ont mon­tré qu’elles peuvent riva­li­ser la tête haute.

Pour­tant, le modèle uni­ver­si­taire prô­né par le clas­se­ment de Shan­ghai ne consti­tue pas l’alpha et l’oméga de l’enseignement supé­rieur, et la com­pé­ti­tion affiche ses limites.

Ain­si, les cri­tiques fusent, de l’extérieur et le plus sou­vent de l’intérieur, pour dénon­cer les dérives de ces uni­ver­si­tés, spé­cia­le­ment au cœur du réac­teur, dans le domaine de la recherche qui, ali­men­té par la concur­rence et l’argent, s’éloigne chaque jour un peu plus de l’idéal et des pro­messes de la science.

En oubliant quelques ins­tants la course aux hon­neurs qui anime trop sou­vent pro­fes­seurs, cher­cheurs et grands éta­blis­se­ments d’enseignement supé­rieur pour consi­dé­rer cal­me­ment les attentes en matière d’enseignement supé­rieur, d’autres pers­pec­tives se dessinent.

Que l’on en juge par les ini­tia­tives qui se lancent chaque jour à la faveur d’idéalistes et d’entrepreneurs du monde entier, et l’on pren­dra conscience que le monde est sans doute plus ouvert que jamais aux pro­fes­sion­nels opé­ra­tion­nels et éclairés.

Plus que jamais prêt à rece­voir une alter­na­tive qui a fait ses preuves dans le champ de l’enseignement supé­rieur : les grandes écoles.

Grandes peut-être par leur supé­rio­ri­té. Mais grandes d’abord et avant tout de l’originalité de leur modèle. De leur ambi­tion au ser­vice du déve­lop­pe­ment et du renou­vel­le­ment des sociétés.

Commentaire

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Roul­let Romainrépondre
17 juin 2016 à 19 h 55 min

Excellent article mon­sieur
Excellent article mon­sieur Behue ! 

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