Fusions-acquisitions : vers la construction de valeur

Dossier : Entreprise et managementMagazine N°598 Octobre 2004
Par Henri TCHENG (86)
Par Frédéric WISCART (92)
Par Florence HECQUET

Analyser et discuter le » marché en cause »

Analyser et discuter le » marché en cause »

Avant même de consi­dé­rer en détail le bien-fon­dé d’une opé­ra­tion de fusion-acqui­si­tion » de l’in­té­rieur « , un état des lieux per­ti­nent du mar­ché per­met de per­ce­voir les forces en pré­sence, et augure des pers­pec­tives sec­to­rielles et géo­gra­phiques de concen­tra­tion. Cette ana­lyse est menée par l’ac­qué­reur lors de la recherche de cibles. Elle doit aus­si être conduite de façon anti­ci­pée pour évi­ter les mau­vaises sur­prises, en adop­tant l’angle de vue des auto­ri­tés de contrôle de la concur­rence qui ont une influence crois­sante dans le pro­ces­sus de concentration.

Ain­si, lors­qu’elle ana­lyse la confor­mi­té d’une opé­ra­tion avec les règles de la concur­rence et arbitre les cas liti­gieux, la Com­mis­sion euro­péenne étu­die les » mar­chés en cause » sur les­quels les entre­prises concer­nées opèrent. Un » mar­ché en cause » est la com­bi­nai­son d’un mar­ché de pro­duits et d’un mar­ché géo­gra­phique. On ima­gine alors bien com­ment les cri­tères de déci­sion d’une entre­prise lors du mon­tage d’une opé­ra­tion peuvent diver­ger des cri­tères d’ar­bi­trage de l’au­to­ri­té de contrôle. Deux exemples :

  • une entre­prise pour­ra consi­dé­rer une acti­vi­té de four­ni­ture d’é­qui­pe­ment indus­triel et l’ac­ti­vi­té de ser­vices asso­ciés comme un tout indis­so­ciable (four­nir l’é­qui­pe­ment per­met­tant de rendre le client cap­tif pour la four­ni­ture de ser­vices) ; l’au­to­ri­té de contrôle pour­rait, a contra­rio, consi­dé­rer ces deux acti­vi­tés comme deux » mar­chés pro­duits » dis­tincts : il peut y avoir des four­nis­seurs de ser­vices indus­triels qui ne sont pas des four­nis­seurs d’é­qui­pe­ment ; seule une seg­men­ta­tion fine de l’ac­ti­vi­té de ser­vices per­met de trancher ;
  • dans cer­tains sec­teurs, le péri­mètre géo­gra­phique des mar­chés peut faire débat. C’est par exemple le cas du maté­riel de trans­port fer­ro­viaire : les clients sont encore natio­naux (SNCF, Deutsche Bahn…) mais on constate une ten­dance à l’eu­ro­péa­ni­sa­tion (déve­lop­pe­ment de normes et d’in­fra­struc­tures euro­péennes, ouver­ture des mar­chés locaux…). Il est aisé de conce­voir qu’un mar­ché défi­ni comme natio­nal peut être extrê­me­ment concen­tré alors que son exten­sion euro­péenne ne le sera pas.


La mesure de la concen­tra­tion d’un mar­ché est donc ardue, et défendre le bien-fon­dé d’une opé­ra­tion de fusion-acqui­si­tion devant l’au­to­ri­té de contrôle doit être anti­ci­pé et pré­pa­ré. En effet, ces mesures de concen­tra­tion peuvent entraî­ner des refus ou des condi­tions sus­pen­sives de la part de l’au­to­ri­té de contrôle de la concur­rence. Dans les cas » liti­gieux « , plu­tôt qu’un refus pur et simple, cette der­nière peut être ame­née à deman­der des mesures com­pen­sa­toires, telles que des dés­in­ves­tis­se­ments, des réduc­tions de capa­ci­té de pro­duc­tion (lorsque celle-ci est cor­ré­lée à la part de mar­ché), ou encore des mesures plus spé­ci­fiques aux mar­chés en cause.

Adapter la taille de la transaction

Au-delà de cette ana­lyse des mar­chés en cause, et des oppor­tu­ni­tés ou contraintes qu’on pour­rait en déduire, la créa­tion de valeur d’une opé­ra­tion est-elle cor­ré­lée à la taille de la cible ? Notre étude montre que non.

Tou­te­fois, lors de la der­nière décen­nie, force est de consta­ter qu’aux extrêmes les petites opé­ra­tions (mon­tant infé­rieur à 50 mil­lions d’eu­ros) ont créé de la valeur bour­sière, alors que les méga­tran­sac­tions (mon­tant supé­rieur à 10 mil­liards d’eu­ros) en ont détruit dans presque tous les cas.

Fusion­ner avec une entre­prise de taille limi­tée per­met de réduire les risques liés à la péna­li­sa­tion de l’o­pé­ra­tion par les mar­chés finan­ciers et les risques inhé­rents à la dis­tor­sion de concur­rence : lorsque la Com­mis­sion euro­péenne empêche un rap­pro­che­ment, les pertes liées à l’é­chec de la fusion peuvent être signi­fi­ca­tives (temps consa­cré à la pré­pa­ra­tion de la fusion, orien­ta­tion biai­sée des stra­té­gies de déve­lop­pe­ment, inves­tis­se­ments de communication…).

Les condi­tions d’in­té­gra­tion sont de plus faci­li­tées lorsque les écueils de la course à la taille par une méga-fusion peuvent être évi­tés : remise en cause de la per­ti­nence stra­té­gique du rap­pro­che­ment, offre finan­cière trop éle­vée, sur­es­ti­ma­tion des syner­gies, cultures d’en­tre­prises trop divergentes.

Optimiser l’expérience de » l’intégration postfusion »

Figure 1
Sur­ren­de­ment moyen d’une opé­ra­tion en fonc­tion du nombre d’opérations réa­li­sées en dix ans

Selon notre étude (cf. figure 1), ce sont le plus sou­vent les entre­prises qui ont réa­li­sé entre 5 et 20 opé­ra­tions en dix ans qui créent de la valeur, car elles ont acquis au fil des rap­pro­che­ments expé­rience et flexi­bi­li­té. À l’op­po­sé de l’i­nex­pé­rience en matière d’in­té­gra­tion, trop de fusions en un laps de temps res­treint font sou­vent de l’en­tre­prise une somme d’en­ti­tés peu homo­gènes et non inté­grées. Car fusion­ner, même avec une entre­prise de taille modeste, implique de repen­ser, en amont et en aval de l’o­pé­ra­tion, les condi­tions du rap­pro­che­ment : réor­ga­ni­sa­tion, mise en œuvre opé­ra­tion­nelle des syner­gies, adhé­sion des employés…

Le bon pro­ces­sus et le bon rythme de trans­for­ma­tion per­mettent d’a­bou­tir à la créa­tion d’un groupe inté­gré et maî­tri­sé, à l’op­po­sé d’une nébu­leuse d’ac­ti­vi­tés dis­jointes. Une inté­gra­tion réus­sie se mesu­re­ra notam­ment par la réa­li­sa­tion effec­tive des syner­gies annon­cées lors de la fusion.

Alors que les syner­gies de reve­nus sont sou­vent dif­fi­ciles à quan­ti­fier pré­ci­sé­ment, celles de coûts sont per­çues par les mar­chés finan­ciers comme un élé­ment cen­tral de jus­ti­fi­ca­tion éco­no­mique de l’o­pé­ra­tion. Notre expé­rience en matière de rap­pro­che­ments montre que 40 à 60 % des syner­gies de coûts ne sont pas liées au rap­pro­che­ment per se, mais consti­tuent des éco­no­mies pro­ve­nant de leviers théo­ri­que­ment action­nables hors de la fusion (cf. exemple en figure 2). Cepen­dant, l’ex­pé­rience montre aus­si que consen­tir de tels efforts (réor­ga­ni­sa­tion, amé­lio­ra­tion de la pro­duc­ti­vi­té, exter­na­li­sa­tion de cer­taines fonc­tions…) ne peut se faire sans un puis­sant cata­ly­seur : le rap­pro­che­ment en est un.

Choisir le mode de rapprochement le plus pertinent

Figure 2
Répar­ti­tion des éco­no­mies lors du rap­pro­che­ment de deux entre­prises industrielles
Figure 3
Pers­pec­tives sec­to­rielles des opé­ra­tions de concentration
Posi­tion­ne­ment crois­sance-concen­tra­tion de quelques secteurs

Tout cela ne doit pas nous faire oublier que les fusions-acqui­si­tions ne sont pas la seule réponse aux dési­rs de rap­pro­che­ment. Celui-ci peut aus­si prendre la forme d’ac­cords de col­la­bo­ra­tion (par­te­na­riat), de coen­tre­prise (alliance) ou même de fusions-par­te­na­riats à la carte, tels les accords finan­ciers et opé­ra­tion­nels com­plexes et pro­gres­sifs conclus entre cer­tains construc­teurs automobiles.

Lors­qu’ils sont appli­cables, les alliances et par­te­na­riats pré­sentent sou­vent des avan­tages par rap­port aux opé­ra­tions de crois­sance externe : l’in­ves­tis­se­ment ini­tial est réduit, le mode de rela­tion est plus souple, l’o­pé­ra­tion est réversible.

Ce mode de rap­pro­che­ment est aus­si un moyen de faire évo­luer les » busi­ness models  » afin d’ob­te­nir un avan­tage concur­ren­tiel. C’est le cas, par exemple, de l’of­fen­sive lan­cée par les assu­reurs depuis quelques années pour se pla­cer sur le mar­ché des banques. De la même manière que les banques s’é­taient asso­ciées aux assu­reurs pour déve­lop­per la ban­cas­su­rance, ces der­niers pri­vi­lé­gient les alliances et par­te­na­riats avec leurs confrères ban­caires pour mettre en place leurs offres d’as­sur­banque. Par ces accords, les assu­reurs s’ad­joignent des com­pé­tences métiers et peuvent désor­mais pro­po­ser une offre finan­cière plus globale.

Dans cette optique, le cal­cul d’un indi­ca­teur de crois­sance atten­due et d’un indi­ca­teur de concen­tra­tion per­met d’i­den­ti­fier gros­siè­re­ment les sec­teurs dans les­quels les fusions-acqui­si­tions de grande ampleur seraient encore pos­sibles. L’a­na­lyse pré­sen­tée en figure 3 demeure pure­ment illus­tra­tive à ce stade : le chiffre d’af­faires n’est pas néces­sai­re­ment l’in­di­ca­teur de part de mar­ché le plus per­ti­nent pour tous les sec­teurs d’ac­ti­vi­té ; de plus, pour faci­li­ter le trai­te­ment sta­tis­tique des don­nées, nous avons consi­dé­ré que les mar­chés et acteurs y opé­rant cor­res­pon­daient aux sec­teurs éco­no­miques euro­péens Dow Jones, ce qui est très réducteur.

Néan­moins, trois cas de figure émergent de l’analyse :

  • les sec­teurs fai­ble­ment concen­trés et à faible crois­sance pour­raient encore se conso­li­der par des opé­ra­tions de grande ampleur, avec pour prin­ci­pal objec­tif la réduc­tion des coûts ;
  • les sec­teurs fai­ble­ment concen­trés et à forte crois­sance pour­raient encore connaître des méga­fu­sions, avec pour but pre­mier le déve­lop­pe­ment de syner­gies de chiffre d’affaires ;
  • dans les sec­teurs for­te­ment concen­trés et à faible crois­sance, les entre­prises devraient pré­fé­rer les micro-acqui­si­tions et le déve­lop­pe­ment d’al­liances et de partenariats.


*
* *

La sacro-sainte » valeur » d’une opé­ra­tion de concen­tra­tion doit donc être la résul­tante d’un ensemble de para­mètres anti­ci­pés et bien agen­cés qui per­mettent de réa­li­ser la fameuse équa­tion d’une fusion effi­cace : 1 + 1 > 2. Les fusions les plus inté­grées, et donc les plus réus­sies, doivent répondre à des enjeux stra­té­giques clairs et à un pro­ces­sus réflé­chi dont les acteurs ne se limitent pas à l’ac­qué­reur et à la cible. Elles seront la base et le moteur du déploie­ment de nou­velles orien­ta­tions stra­té­giques pour l’en­tre­prise. Un rap­pro­che­ment opti­mal n’est pas le toit qui clôt la construc­tion d’un édi­fice, mais la conso­li­da­tion des fon­da­tions d’une entre­prise en évo­lu­tion constante.

* Étude sta­tis­tique de 2 300 opé­ra­tions de fusions-acqui­si­tions réa­li­sées par des entre­prises euro­péennes entre 1990 et 2000. La créa­tion de valeur d’une opé­ra­tion est mesu­rée par le sur­ren­de­ment de l’ac­tion de l’ac­qué­reur un an après l’o­pé­ra­tion. Ce sur­ren­de­ment est cal­cu­lé en fonc­tion d’un indice dépen­dant de la date de l’o­pé­ra­tion, de sa taille, du sec­teur d’ac­ti­vi­té et de la place de cotation.

Poster un commentaire