François Paul Dreyfus (37) 1918–1999

Dossier : ExpressionsMagazine N°556 Juin/Juillet 2000Par : Robert WIRTH (37)

La vie de ce savant et de cet homme de prière appelle une note que l’a­mi­tié commande.

Du bul­le­tin de jan­vier 2000 de l’É­cole biblique et archéo­lo­gique fran­çaise, où il fut pro­fes­seur, je tire des jalons.

Fran­çois Drey­fus est né dans une famille juive de Mul­house le 9 août 1918. Son père, Jules, un indus­triel, et sa mère Emma n’é­taient pas pra­ti­quants, en dehors de quelques cou­tumes ances­trales. Aus­si ne décou­vrit-il la Bible qu’à l’a­do­les­cence. Par réac­tion, il s’y inté­res­sa, mais sa Bible était chré­tienne, et il lut les deux Tes­ta­ments avec la même fer­veur. Il fut frap­pé par la hau­teur morale des Évan­giles, qui lui parut être l’a­bou­tis­se­ment de ce qui n’é­tait qu’es­quis­sé dans l’An­cien Tes­ta­ment. Tou­te­fois cette semence res­ta ensuite en som­meil pen­dant plu­sieurs années.

Entré à Poly­tech­nique en 1937, il fut cap­tu­ré en 1940. Il reçut alors une caté­chèse catho­lique et fut bap­ti­sé en pri­son en 1941. Il a décrit lui-même les étapes de sa conver­sion dans un ouvrage paru au CERF en 1952, J’ai ren­con­tré le Dieu Vivant, pages 199 et sqq.

Il res­ta pri­son­nier jus­qu’à la fin de la guerre en 1945, mais lui et ses com­pa­gnons furent trai­tés en offi­ciers, et purent déve­lop­per une vie intel­lec­tuelle intense. Les débats étaient sti­mu­lés par des expo­sés de savants tels que M.-H. Vicaire o.p., pro­fes­seur d’his­toire domi­ni­caine à l’u­ni­ver­si­té de Fri­bourg, ou le théo­lo­gien déjà célèbre Yves Congar o.p. Fran­çois aida ce der­nier à per­fec­tion­ner son hébreu.

Depuis son bap­tême, Fran­çois pen­sait à la vie reli­gieuse. Avec les com­pa­gnons de cap­ti­vi­té qu’il eut, il n’est guère éton­nant qu’il ait choi­si les domi­ni­cains. Il entra dans l’Ordre après deux ans de vie civile comme ingé­nieur des Ponts et Chaus­sées : il prit l’ha­bit en 1947 au couvent Saint-Jacques de Paris, et reçut le nom de Paul. Très vite, il fut connu comme Popol par les frères de tous âges (et plus tard sous ce nom à Jérusalem).

Popol, donc, étu­dia la phi­lo­so­phie et la théo­lo­gie au Saul­choir d’É­tiolles (1948−1954), gui­dé par des per­son­na­li­tés par­mi les plus brillantes de France, dont beau­coup étaient de cou­ra­geux théo­lo­giens pro­gres­sistes qui don­nèrent le ton au concile Vati­can II. Sa thèse de lec­to­rat » Le Reste d’Is­raël dans l’An­cien Tes­ta­ment » le qua­li­fiait hau­te­ment pour une spé­cia­li­sa­tion biblique. À ce moment, le Vati­can deman­da à la Pro­vince de France d’as­su­rer une pré­sence intel­lec­tuelle catho­lique dans l’É­tat d’Is­raël. Le P. Avril, pro­vin­cial, pro­po­sa F. P. Drey­fus et Bru­no Hus­sar o.p., pour fon­der la Mai­son Isaïe à Jéru­sa­lem. Cepen­dant, le P. Duca­tillon, suc­ces­seur de P. Avril, admit que le Saul­choir avait besoin d’ur­gence d’un pro­fes­seur de Nou­veau Tes­ta­ment, et que Popol était le mieux pré­pa­ré. Aus­si fut-il envoyé à Jéru­sa­lem, mais à l’É­cole biblique.

En 1957, de retour au Saul­choir, il ache­va son doc­to­rat, qu’il conden­sa à l’ex­trême dans un article » Le thème de l’hé­ri­tage dans l’An­cien Tes­ta­ment « . Puis pen­dant dix ans, il ensei­gna le Nou­veau Testament.

En 1967, le P. Benoît invi­ta Popol à Jéru­sa­lem pour faire des recen­sions. Pen­dant deux ans, il pas­sa des semestres alter­nés au Saul­choir et à Jéru­sa­lem, et trai­ta 150 livres. Il lui fut alors offert un poste per­ma­nent à Jéru­sa­lem, qu’il fut trop heu­reux d’accepter.

Son domaine devient la théo­lo­gie biblique. Pen­dant sept ans il s’at­ta­cha à l’An­cien Tes­ta­ment, sur­tout aux pro­phètes. Il les abor­da tous, en trai­tant sys­té­ma­ti­que­ment de grands thèmes comme peuple de Dieu, conver­sion, rédemp­tion, et par-des­sus tout le Reste d’Is­raël. À par­tir de 1976 il élar­git son hori­zon, et jus­qu’à l’ar­rêt de ses cours en 1990, il com­men­ça à trai­ter deux vastes sujets géné­raux : la nature du Salut dans les deux Tes­ta­ments, et l’ac­tua­li­sa­tion de l’É­cri­ture dans la Bible elle-même et dans la tra­di­tion chrétienne.

Ce der­nier cours abou­tit à une série de cinq articles sub­stan­tiels, publiés entre 1975 et 1979. Il s’y effor­çait de résoudre deux grands pro­blèmes modernes. D’une part, les publi­ca­tions savantes en matière d’exé­gèse biblique ne nour­ris­saient pas la foi des fidèles et n’é­clai­raient pas leur vie réelle ; cela deve­nait une acti­vi­té sté­rile. D’autre part, on voyait un fos­sé crois­sant entre les résul­tats de l’exé­gèse cri­tique et l’en­sei­gne­ment tra­di­tion­nel de l’Église.

Ces réflexions pro­cé­daient d’a­per­çus théo­lo­giques très pro­fonds et d’une grande ori­gi­na­li­té de pen­sée, non sans un évident sou­ci pas­to­ral. Elles auraient dû avoir une large audience, mais elles pas­sèrent presque inaper­çues, en dehors d’une tra­duc­tion ita­lienne non auto­ri­sée. Deux rai­sons, entre autres, peuvent expli­quer cette bizar­re­rie : l’une, tech­nique, est que ces articles ne furent jamais réunis en un livre, de sorte qu’au­cun recen­seur ne fut pro­vo­qué à répondre, l’autre est qu’ils furent vic­times des grands débats pro­vo­qués peu après par une autre publi­ca­tion Jésus savait-il qu’il était Dieu ? Ce petit livre parut en 1984, et fut tra­duit en ita­lien, espa­gnol, bré­si­lien, anglais, polo­nais, et même récem­ment en tchèque.

Le titre indique clai­re­ment la thèse défen­due. Popol jugeait que le pro­blème qu’il sou­le­vait illus­trait au mieux la ten­sion crois­sante entre les conclu­sions mini­ma­listes de l’exé­gèse uni­ver­si­taire et la foi tra­di­tion­nelle. Contrai­re­ment à la grande majo­ri­té de ses col­lègues, il affir­mait que si Jésus durant sa vie avait lu l’É­van­gile de Jean, il aurait sûre­ment dit : » C’est bien moi « .

En quelques jours, l’ou­vrage devient un best-sel­ler. Il fut réim­pri­mé deux fois en neuf mois, ce qui est raris­sime en France pour un livre reli­gieux. Il eut même un prix de l’A­ca­dé­mie fran­çaise. Il avait mani­fes­te­ment tou­ché une corde sensible.

Le sou­ci pas­to­ral impré­gnant ses écrits se retrou­vait aus­si dans son minis­tère à Jéru­sa­lem. Il était très deman­dé comme confes­seur, direc­teur spi­ri­tuel et pré­di­ca­teur de retraites. Pen­dant dix ans, il fut l’au­mô­nier des cla­risses, sur la route de Beth­léem. Chaque matin, il fai­sait à pied le tra­jet de 3 km, le plus sou­vent en pas­sant par le Saint-Sépulcre, et sa sil­houette ani­mée d’une invrai­sem­blable démarche, avec sa robe blanche et cape noire, devient fami­lière aux tra­vailleurs mati­naux aus­si bien musul­mans que juifs.

Ses connais­sances scrip­tu­raires et sa maî­trise de l’hé­breu lui assu­raient des contacts variés et confiants dans les milieux uni­ver­si­taires de la Ville Sainte : par exemple, ses rap­ports confiants avec Meir Bar Asher, pro­fes­seur de lit­té­ra­ture arabe au mont Sco­pus (uni­ver­si­té hébraïque de Jéru­sa­lem) qui pro­non­ça une orai­son funèbre à l’en­ter­re­ment de Fran­çois au couvent Saint-Étienne à Jéru­sa­lem le 5 jan­vier 2000.

 » Rab­bi Ya’a­qov disait : le monde pré­sent res­semble à un ves­ti­bule qui pré­cède le monde à venir. Pré­pare-toi dans le ves­ti­bule afin de pou­voir entrer dans le palais.

Cette sen­tence des Maximes des Pères de la Mich­na compte par­mi les textes que Fran­çois affec­tion­nait par­ti­cu­liè­re­ment, et l’ac­com­pa­gna en per­ma­nence durant sa vie spi­ri­tuelle. Le texte hébraïque de cette maxime, qu’il avait accro­ché au-des­sus de son lit au couvent Saint-Étienne de Jéru­sa­lem, accueillait le visi­teur dès qu’il entrait dans sa chambre. Ce texte l’ac­com­pa­gna éga­le­ment au couvent des Frères de Saint-Jean à Rimont où il a vécu ses dix der­nières années. Tous ceux qui ont connu Fran­çois de près l’ont sou­vent enten­du men­tion­ner cet ensei­gne­ment et savent comme il aimait à dis­cu­ter ain­si du rap­port qu’il per­ce­vait entre le ves­ti­bule et le palais.

En 1976, notre ren­contre a été le germe d’une ami­tié extra­or­di­naire, le début d’un dia­logue intel­lec­tuel et spi­ri­tuel non inter­rom­pu, dont j’es­père avoir un jour l’oc­ca­sion de racon­ter sa pro­fon­deur et sa richesse. Plu­sieurs aspects de ce grand homme que fut Fran­çois seront gar­dés dans le cœur de tous ceux qui l’ont connu de près – son éru­di­tion, sa morale, sa modes­tie, son amour pour le pro­chain, et cha­cun était ce prochain.

Fran­çois, tant que je me trou­ve­rai dans ce ves­ti­bule, je gar­de­rai dans mon esprit et mon cœur tous ces aspects de ta per­son­na­li­té, mais plus que tout, je me sou­vien­drai de toi, mon cher ami, par l’in­ter­mé­diaire des dizaines de textes que nous avons lus et médi­tés ensemble, et plus par­ti­cu­liè­re­ment les textes de prières, les poèmes litur­giques, dont nous avions en com­mun la pas­sion de lire et de médi­ter. C’é­taient des textes juifs, aus­si bien que chré­tiens et musul­mans. Au-delà de toutes tes qua­li­tés spi­ri­tuelles et morales, tu as été un homme de prières. »

Fran­çois quit­ta le » ves­ti­bule » le 18 décembre 1999 à Rimont.

Le scrip­teur sol­li­cite l’in­dul­gence pour l’or­don­nance de ce texte et de ses citations. 

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