Français et Américains : des modes de pensée radicalement différents

Dossier : Les X en Amérique du NordMagazine N°617 Septembre 2006
Par Pascal BAUDRY

Quand ils abordent les Etats-Unis au-delà du contact super­fi­ciel ou de courte durée, bien des Fran­çais en viennent à réa­li­ser qu’il y a plus de dif­fé­rences entre nos deux peuples que l’illu­sion bénigne de proxi­mi­té avait pu leur faire accroîre. En par­ti­cu­lier, ils sont fré­quem­ment cho­qués par le peu de dis­tance entre ce qui est dit et ce qui est signi­fié, par la pau­vre­té contex­tuelle, par l’ab­sence du jeu dans le dis­cours, par l’om­ni­pré­sence de la Loi. Les Fran­çais expa­triés mettent d’ailleurs un cer­tain temps à s’en remettre et s’en­ga­ge­gnt sou­vent dans des rou­tines défen­sives telles que l’é­va­lua­tion com­pa­ra­tive des deux cultures (« ma culture est la meilleure », ce que les Amé­ri­cains appellent l’ar­ro­gance fran­çaise, ou « cette culture nous est supé­rieure », ce qu’on appelle loca­le­ment « going native ») ou encore l’ex­pl­pi­ca­tion de la dif­fé­rence depuis ses pro­pores canons cultu­rels (par oppo­si­tion à la com­pré­hen­sion de l’autre culture « de l’in­té­rieur »). Je me suis aper­çu au bout de vingt années de séjour outre-atlan­tique et en écri­vant Fran­çais et Amé­ri­cains, l’autre rive2 que la per­cep­tion du réel, que l’i­déa­tion, la façon-même de pen­ser, sont fon­da­men­ta­le­ment dif­fé­rentes pour les Fran­çais et les Amé­ri­cains, et qu’on se situe dans ce domaine bien au-delà de la dif­fé­rence superficielle. 

Dans n’im­porte quelle culture, la per­cep­tion du réel ne se fait pas direc­te­ment, sans filtres. Ces filtres, qui viennent s’in­ter­po­ser entre l’in­di­vi­du et ce qu’il per­çoit, connaissent une évo­lu­tion chez un même indi­vi­du, et une cer­taine varia­bi­li­té d’un indi­vi­du à l’autre, mais encore plus d’une culture à l’autre. La ques­tion se pose d’i­den­ti­fier les voies par les­quelles se mettent en place des filtres dif­fé­rents dans des cultures dif­fé­rentes. L’é­la­bo­ra­tion de la pen­sée à par­tir de la per­cep­tion com­porte une grande part d’ac­quis ; pour un sujet don­né, elle évo­lue au cours du temps, rapi­de­ment durant l’en­fance, plus len­te­ment ensuite. On pour­rait la modé­li­ser par l’ap­pli­ca­tion d’un pro­ces­sus mar­ko­vien, où chaque étape d’af­fi­nage du filtre per­cep­tif résulte du degré de suc­cès de l’ap­pli­ca­tion de l’é­tape pré­cé­dente, jus­qu’à ce qu’il y ait conver­gence vers un état stable3. On peut alors se deman­der quel tro­pisme est à l’œuvre dans cha­cune de nos cultures, quelle force sous-tend l’af­fi­nage du filtre per­cep­tif, ou, en d’autres termes, ce que cet affi­nage per­met d’optimiser.

En ce qui concerne la culture amé­ri­caine, je pose que l’af­fi­nage du filtre per­cep­tif vise à per­mettre au sujet d’aug­men­ter son effi­ca­ci­té en termes de faire ; pour la culture fran­çaise, elle s’ex­prime en termes d’être. Cette dif­fé­rence fon­da­men­tale résulte à mes yeux de moda­li­tés radi­ca­le­ment oppo­sées de la réso­lu­tion des atta­che­ments mater­nels dans les deux cultures. Le jeune enfant amé­ri­cain (en tous cas, l’en­fant du sous-groupe White Anglo-Saxon Pro­tes­tant, celui qui donne le la à la culture amé­ri­caine) est pro­je­té trop tôt dans la réa­li­té, du fait d’un sevrage social man­da­té cultu­rel­le­ment. Le « Go have fun ! « , rituel­le­ment assor­ti du « You can do it ! « , oblige le petit amé­ri­cain à sor­tir du giron mater­nel avant qu’il n’y soit psy­cho­lo­gi­que­ment prêt.

Le tra­di­tion­nel sink or swim l’o­blige à nager pour ne pas cou­ler, à se mettre en mou­ve­ment pour alors ne plus s’ar­rê­ter, bien que son état déve­lop­pe­men­tal aurait jus­ti­fié plus long­temps la pro­tec­tion mater­nelle. Certes, ce fai­sant, il déve­loppe une forte appé­tence au tra­vail (« work ethics »), et en tra­vaillant dur, il accom­plit l’œuvre de Dieu, qui, selon la croyance des pre­miers Pil­grims, a confié au peuple amé­ri­cain – peuple élu s’il en est – ce nou­vel Eden qu’est le conti­nent amé­ri­cain, à charge pour ce peuple de le faire fruc­ti­fier par son tra­vail sans pêcher comme Adam et Eve. Alors cha­cun s’en­ri­chi­ra, et, en lais­sant voir sa richesse, il fera la preuve de la réa­li­sa­tion du cove­nant, de l’en­ga­ge­ment sacré.

A l’in­verse, le jeune enfant fran­çais aurait aimé s’af­fran­chir plus tôt (et même beau­coup plus tôt dans le cas du pro­ver­bial Tan­guy) de la pesante tutelle mater­nelle, mais l’in­ter­dic­tion de s’en libé­rer le main­tient dans la caverne décrite par Pla­ton dans La Répu­blique, le condam­nant à ne voir que l’ombre pro­je­tée de la réa­li­té. Ce fai­sant, cette appar­te­nance pro­lon­gée for­cée lui per­met de se doter de couches de com­plexi­té sup­plé­men­taires. Mais ils n’ar­ri­ve­ra jamais au stade du décol­lage de la mère, qui lui aurait per­mis de se confron­ter au réel par l’ac­tion, de pas­ser de l’être au faire. En bref, là où le Fran­çais éta­blit les équa­tions de la bicy­clette (dans un espace à n dimen­sions, cas par­ti­cu­lier n=3), l’A­mé­ri­cain enfourche son vélo et s’en va faire direc­te­ment l’ex­pé­rience du réel.

La sépa­ra­tion pré­coce de la mère et de l’en­fant dans la culture amé­ri­caine va de pair avec le fort degré d’expli­ci­ta­tion de cette culture. Réa­li­sons que nom­mer les choses, c’est les déta­cher de leur contexte, sépa­rer ce qui est dit de ce qui ne l’est pas – à l’ins­tar du sevrage social dont je par­lais pour les Amé­ri­cains. A l’in­verse, ne pas nom­mer, comme c’est sou­vent le cas dans une culture impli­cite telle que la culture fran­çaise (ou la culture japo­naise, qui lui res­semble plus que la culture amé­ri­caine), c’est pré­ser­ver l’u­ni­té d’un grand Tout fusion­nel dont aucun membre ne se ver­ra confé­rer un sta­tut dif­fé­rent, tout comme le petit (puis le grand) enfant fran­çais ne se voit pas auto­ri­ser le sevrage, d’a­bord tant sou­hai­té, puis, confort aidant, ô com­bien redouté.

N’y tenant plus cepen­dant, il sera pris dans des oscil­la­tions de relaxa­tion qui l’a­mè­ne­ront à alter­ner des périodes d’ap­par­te­nance fidèle et des fou­cades de rébel­lion héroïque. Ce même méca­nisme de bas­cu­le­ment les condui­ra à pas­ser du flou le plus total au car­té­sia­nisme abso­lu, de la déré­lic­tion de jus­tice à la sévé­ri­té la plus grande, du retard erra­tique au res­pect obses­sion­nel de l’ho­raire, de la convi­via­li­té de la meute à l’ex­trême ver­ti­ca­li­té hié­rar­chique ou sta­tu­taire. Mais, ne nous y trom­pons pas, sous Rome perce Sparte, et l’illu­sion de ration­na­li­té peut en cacher une autre. De même que l’ap­par­te­nance à la Mère est pri­maire et la reven­di­ca­tion d’in­dé­pen­dance (excep­tion cultu­relle incluse) secon­daire, de même il n’est pas de peuple moins ration­nel que les Fran­çais (ou si peu).

Les Amé­ri­cains trou­ve­ront natu­rel d’ad­mettre qu’ils ne savent pas (ce qui leur arrive sou­vent, du reste), de se pré­sen­ter de facon détaillée à un incon­nu, de dire quand quelque chose ne marche pas, de dif­fé­ren­cier clai­re­ment ce qui est per­mis et ce qui est inter­dit, bref, de bina­ri­ser le réel. A l’in­verse, les Fran­çais fonc­tion­ne­ront par allu­sions et sous-enten­dus, et devrien­dront les spé­cia­listes de la nuance (l’Im­pres­sion­nisme n’est-il pas fran­çais ?) Et là où les Amé­ri­cains trou­ve­ront natu­rel de se sépa­rer (qu’il s’a­gisse du départ pour le Col­lege à l’âge de dix-huit ans, de licen­cie­ments secs rela­ti­ve­ment bien sup­por­tés, ou de rituels d’en­ter­re­ment sans pleurs), les Fran­çais cher­che­ront l’emploi à vie du fonc­tion­naire, l’ap­par­te­nance per­pé­tuelle confé­rée par divers sta­tuts et Corps, et la sécu­ri­té (sociale) don­née par la Mère (- Patrie).

Dans une situa­tion de réa­li­té ordi­naire, plus ou moins com­plexe et variée, les Amé­ri­cains essayent d’aug­men­ter le plus pos­sible le contraste pour éli­mi­ner toute zone de gris entre des extrêmes très dif­fé­ren­ciés, là où les Fran­çais essayent d’é­li­mi­ner les options trop tran­chées pour ne gar­der que la zone de flou au milieu (de com­bien de réunions sort-on en France en sachant clai­re­ment ce qui a été déci­dé, et qui est res­pon­sable de quoi, pour quand, et avec quels moyens ?). On a dit que la langue fran­çaise fut la langue des Cours d’Eu­rope car c’est la langue la plus pré­cise. En fait, elle l’é­tait deve­nu car c’est la langue qui per­met d’être impré­cis le plus précisément…

Cette obli­ga­tion, pour les Amé­ri­cains, de cla­ri­fier les choses, les pré­ci­pite du côté de l’en­ga­ge­ment : une fois qu’on a nom­mé les options et qu’on en a choi­si une, on devien­dra comp­table de ses actions, accoun­table (terme dont l’in­tra­dui­si­bi­li­té directe en fran­çais ne peut être com­plè­te­ment le fait du hasard…). A l’in­verse, l’hor­reur des choix clairs et annon­cés don­ne­ra aux Fran­çais une grande sou­plesse (« on a défor­mé ma pen­sée »), et, sur­tout, la pos­si­bi­li­té de ne pas assu­mer ses choix, puisque ceux-ci ne sont pas suf­fi­sam­ment tran­chés pour être nom­més. Res­pon­sables mais pas coupables.

Ces atti­tudes contra­dic­toires par rap­port à l’en­ga­ge­ment trouvent leur tra­duc­tion dans des pro­fils de risque oppo­sés. Là où les Amé­ri­cains valo­risent The Lit­tle Engine That Could, cette petite loco­mo­tive qui, bien que trop jeune (c’est un point essen­tiel), qui prend sur elle de quit­ter sa sta­tion pour aller déli­vrer un train blo­qué de l’autre côté de la col­line, de sorte que les enfants aient leurs jouets à temps pour Noël (sus­pense inte­nable – elle y par­vien­dra), les Fran­çais se racontent l’his­toire de la Chèvre de Mon­sieur Seguin : on sait c’qu’on perd, on sait pas c’qu’on gagne – et la réa­li­té, c’est le Loup. Comme si la Mère était cli­vée entre une Bonne Mère, obli­ga­toire, et une Mau­vaise Mère, dévo­reuse des enfants aux­quels il prend envie d’al­ler explo­rer les pâtures d’en face. Comme si on pou­vait chan­ger de Corps ! Ain­si, au binaire des Amé­ri­cains cor­res­pon­dra le cla­nisme des Fran­çais, la lutte contre le clan d’en face ren­for­cant le sen­ti­ment d’ap­par­te­nance (mater­nelle) à son propre clan.

J’é­cri­vais au début de cet article que « la per­cep­tion du réel, l’i­déa­tion, la façon-même de pen­ser, sont fon­da­men­ta­le­ment dif­fé­rentes pour les Fran­çais et les Amé­ri­cains ». Après les pro­lé­go­mènes, venons‑y. Deman­dons-nous com­ment s’y prennent ces deux peuples pour se repré­sen­ter le réel.

Les Amé­ri­cains pro­cèdent par sub­di­vi­sion, par caté­go­ri­sa­tion. En face de la réa­li­té plus on moins com­plexe men­tion­née plus haut, ils appliquent un ques­tion­ne­ment heu­ris­tique qui va leur per­mettre, de la façon la plus éco­no­mique pos­sible (cinq ou six ques­tions au maxi­mum) de ran­ger l’ob­jet leur per­cep­tion en caté­go­ries et sous-caté­go­ries, etc., aus­si dif­fé­ren­ciées que pos­sible, aug­men­tant ain­si le contraste d’une caté­go­rie à l’autre. A la base de la noso­gra­phie ain­si éta­blie, ils n’au­ront que des 1 et des 0 : ils pour­ront, pour cha­cune des caté­go­ries de cette arbo­res­cence, répondre par oui ou par non à une ques­tion prag­ma­tique, telle que : puis-je gagner de l’argent avec ceci ? Par exemple, en vue de l’in­for­ma­ti­sa­tion d’une entre­prise, ils se deman­de­ront d’a­bord quels sont les 80% du pro­blème qui sont déjà solu­tion­nés par ailleurs, et achè­te­ront sur le mar­ché un package pré-exis­tant pour trai­ter cette par­tie-là, au lieu de cher­cher à tout recons­truire à par­tir de zéro (ce qui serait le reflexe natu­rel des Fran­çais, qui seraient ensuite fiers d’a­voir tout fait à la mai­son). Puis ils appli­que­ront une séquence de ques­tions aux 20% res­tant (Quelle part du pro­blème vaut la peine d’être réso­lue, et avec quel degré de fini­tion ? En avons-nous les moyens ? Savons-nous le faire ? En avons-nous l’au­to­ri­té ?), ce qui les condui­ra à des réponses plus rus­tiques mais plus robustes que les Français.

En face de cette dicho­to­mi­sa­tion, les Fran­çais explorent la réa­li­té par connexion. Qui nous a pré­sen­té cette per­sonne (ou cette idée) ? A quel même groupe (école d’o­ri­gine, ou école de pen­sée) que telle autre appar­tient-elle ? De laquelle est-elle proche ? Puis, ayant éta­bli un nombre suf­fi­sant de liens de ce genre, étant main­te­nant satis­faits par le degré de connexi­té ain­si éta­bli, ils en viennent alors à consi­dé­rer que la per­sonne (ou l’i­dée) est connue, assi­mi­lée. Ain­si, là où les Amé­ri­cains deviennent spé­cia­li­sés, les Fran­çais deviennent culti­vés.

On voit que les Amé­ri­cains explorent le réel sur la base de ce qui sépare, et les Fran­çais de ce qui ras­semble. Ces notions sont duales l’une de l’autre. Il en va ain­si entre nos deux cultures pour de nom­breux concepts : ce qui est hori­zon­tal dans l’une est ver­ti­cal dans l’autre (par exemple les rela­tions). Ici, le point ; là, la vir­gule. Ici, Uncle Sam (et le Bald Eagle), là, Marianne (et, notons-le, ses deux mam­melles, inta­ris­sables). Ce concept de dua­li­té se retrouve aus­si dans des dépla­ce­ments au sein de cha­cune des deux cultures : certes, le Fran­çais cherche à relier, mais des croyances de rare­té le conduisent à pen­ser en termes binaires de ou – ou (comme dans « fro­mage ou des­sert »), alors que des croyances d’a­bon­dance amènent l’A­mé­ri­cain, pour­tant natu­rel­le­ment binaire, à faire la part belle au et – et (comme dans le win – win). Tout se passe comme si on avait à faire à une double struc­ture en treillis, par­cou­rue dans les deux sens par des rela­tions duales. C’est beau, pro­fond, trou­blant, et par­fai­te­ment inutile – en un mot, tel­le­ment français !

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1. Psy­cha­na­lyste puis diri­geant d’en­tre­prises en France puis en Amé­rique du Nord, Pac­sal Bau­dry est actuel­le­ment pré­sident de WDHB Consul­ting Group, à Ber­ke­ley (Cali­for­nie). Il pré­pare un livre sur la men­ta­li­té française.

2. Vil­lage Mondial/Pearson Ed., 2e édi­tion, 2005. Ega­le­ment en accès gra­tuit sur www.pbaudry.com (de même que la ver­sion en anglais et des mor­ceaux choi­sis de la BD Les Fren­chies.

3. Pour une ten­ta­tive de mathé­ma­ti­sa­tion de ce phé­no­mène, se réfé­rer à l’ap­pen­dice 3 de Fran­çais et Amé­ri­cains, l’autre rive, op. cit., « Culture expli­cite, pro­cess, et théo­rie de la Complexité ».

Commentaire

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Antho­nyrépondre
24 décembre 2013 à 14 h 16 min

Chouette sujet dom­mage que
Chouette sujet dom­mage que cer­taines méta­phores soient si pom­peuses et inutiles.

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