Fonction publique, cohésion sociale et chômage

Dossier : ExpressionsMagazine N°557 Septembre 2000Par : André LAUER (61)

Les étran­gers qui observent la socié­té fran­çaise sont frap­pés par l’im­por­tance du rôle de la fonc­tion publique dans notre pays. Nous-mêmes nous van­tons sou­vent d’a­voir la meilleure fonc­tion publique du monde.

La dif­fi­cul­té d’y entrer par des concours comme ceux de Poly­tech­nique ou de l’E­NA accré­dite plu­tôt cette thèse. Au mini­mum elle montre que la fonc­tion publique est attractive.

De ce fait on peut d’ailleurs être ten­té de déduire une expli­ca­tion de la spé­ci­fi­ci­té fran­çaise. Il y aurait un cercle ver­tueux : la dif­fi­cul­té d’en­trer dans la fonc­tion publique fait que les per­sonnes qui y accèdent sont de grande qua­li­té, ce qui donne plus de lustre et de pres­tige à leur acti­vi­té, ce qui accroît encore la dif­fi­cul­té d’y entrer. Ce phé­no­mène compte cer­tai­ne­ment beau­coup pour expli­quer la sta­bi­li­té de la situa­tion mais il ne peut expli­quer sa genèse.

Ne faut-il pas cher­cher la cause ini­tiale de la place de la fonc­tion publique en France dans son rôle de cohé­sion sociale ? La fonc­tion publique moderne est fille de la Révo­lu­tion. Au sys­tème inéga­li­taire et héré­di­taire des classes, celle-ci a sub­sti­tué le prin­cipe d’é­ga­li­té qui est deve­nu un des fon­de­ments de notre uni­té natio­nale. La fonc­tion publique en a été une concré­ti­sa­tion et est deve­nue un puis­sant fac­teur d’in­té­gra­tion sociale à un double titre. D’a­bord, de par son mode de recru­te­ment, elle per­met­tait l’as­cen­sion sociale des enfants des classes modestes et par­ti­ci­pait ain­si à créer plus d’é­ga­li­té ou d’é­qui­té. Ensuite, tou­jours en rai­son de son mode de recru­te­ment, elle était ouverte à toutes les classes de la socié­té ; sa com­po­si­tion reflé­tait donc plus ou moins l’en­semble des classes sociales qui, à tra­vers leurs membres deve­nus fonc­tion­naires, se trou­vaient réunies en un tout fraternel.

L’É­cole poly­tech­nique a joué un rôle emblé­ma­tique dans cette évo­lu­tion. Mais la fonc­tion inté­gra­tive qui vient d’être évo­quée ne joue pas seule­ment pour la haute fonc­tion publique.
Il suf­fit de pen­ser aux ins­ti­tu­teurs de Jules Fer­ry, issus des Écoles nor­males, dont le rôle a été encore bien plus grand en rai­son de leur acti­vi­té de for­ma­tion de la jeunesse.
Ils lui trans­met­taient en effet les idéaux de la Répu­blique aux­quels ils croyaient d’au­tant plus fort qu’ils avaient joué un rôle clef dans leur vie personnelle.
On connaît bien l’im­por­tance du rôle inté­gra­teur qu’a pu jouer l’é­cole pri­maire jus­qu’à la période contemporaine.

Ce sché­ma fonc­tionne-t-il encore aujourd’­hui ? On peut en douter.

Les classes sociales ne se défi­nissent plus tel­le­ment par l’o­ri­gine fami­liale mais beau­coup plus par le métier exer­cé. L’ins­ti­tu­teur trouve son iden­ti­té sociale plus dans la famille des ensei­gnants que dans les classes d’ou­vriers, pay­sans ou bour­geois aux­quelles ses parents ont pu appar­te­nir. Le fait même d’être fonc­tion­naire com­porte des dif­fé­ren­cia­tions fortes par rap­port aux autres Fran­çais, tout par­ti­cu­liè­re­ment la sécu­ri­té de l’emploi.

La fonc­tion publique autre­fois inté­gra­trice appa­raît donc plu­tôt comme ségré­ga­tive. L’i­mage du fonc­tion­naire reste glo­ba­le­ment bonne mais bien des signes font appa­raître la fonc­tion publique non pas comme le reflet de la socié­té glo­bale mais comme une frac­tion de cette socié­té très dis­tincte du reste et plu­tôt en riva­li­té avec lui. Ce n’est bon ni pour la cohé­rence sociale ni pour le meilleur trai­te­ment de nos affaires collectives.

Il y a un second enjeu social par rap­port auquel il faut ana­ly­ser l’im­pact de l’or­ga­ni­sa­tion de la fonc­tion publique, c’est celui du chômage.

Avoir la meilleure fonc­tion publique du monde peut-il contri­buer à le réduire ?

Avoir la meilleure fonc­tion publique, cela veut aus­si dire que les meilleurs de nos jeunes s’y engagent.

Ne serait-il pas pré­fé­rable qu’ils s’a­donnent à des acti­vi­tés de créa­tion, de pro­duc­tion ou de com­mer­cia­li­sa­tion dans le domaine concur­ren­tiel, qu’ils contri­buent à conqué­rir des mar­chés et donc à enri­chir le pays et réduire le chô­mage ? On pen­se­ra sûre­ment aux jeunes énarques ou poly­tech­ni­ciens ; mais il faut aus­si pen­ser aux jeunes fonc­tion­naires de caté­go­rie C (secré­taires par exemple) par­mi les­quels on trouve cou­ram­ment des diplô­més de l’en­sei­gne­ment supé­rieur ayant de sur­croît une bonne maî­trise des langues étrangères.

C’est la situa­tion dépri­mée du mar­ché de l’emploi qui les conduit à concou­rir pour cette caté­go­rie de postes. C’est un plai­sir de tra­vailler avec eux, ils sont à la fois très com­pé­tents et dyna­miques. Mais les uti­lise-t-on au mieux ?

Cohé­sion sociale et chô­mage font par­tie des défis majeurs aux­quels nous sommes confron­tés. Que l’or­ga­ni­sa­tion de la fonc­tion publique pose pro­blème par rap­port à ces enjeux ne peut évi­dem­ment pas lais­ser indif­fé­rent et impose de cher­cher des solutions.

Il en existe une qui est dans son prin­cipe d’une sim­pli­ci­té dérou­tante. Elle consiste à n’ou­vrir le recru­te­ment de la fonc­tion publique qu’aux per­sonnes ayant dépas­sé une cer­taine limite d’âge, de l’ordre de 40 ans par exemple.

Cette règle condui­rait natu­rel­le­ment à ce que n’entrent dans la fonc­tion publique que des per­sonnes ayant exer­cé préa­la­ble­ment un autre métier. Par là même, la fonc­tion publique rede­vien­drait une éma­na­tion de l’en­semble de la socié­té et non pas une col­lec­ti­vi­té qui se sent dif­fé­rente. Les nou­veaux fonc­tion­naires issus du sec­teur concur­ren­tiel lais­se­raient, en le quit­tant, des emplois pour les jeunes qui feraient béné­fi­cier ce sec­teur de leur dyna­misme, de leur for­ma­tion fraîche aux der­nières tech­niques ou au moins de la grande adap­ta­bi­li­té qui carac­té­rise la jeunesse.

Les entre­prises tire­raient encore un second avan­tage d’une telle pra­tique. Une rota­tion plus rapide des effec­tifs aug­men­te­rait leur adap­ta­bi­li­té dans les contextes de muta­tions indus­trielles fréquentes.

On peut même ima­gi­ner que, lors­qu’un sec­teur est en crise, on donne un bonus aux can­di­dats issus de ce sec­teur. La fonc­tion publique repren­drait ain­si une valeur de soli­da­ri­té qu’elle a ten­dance à perdre en tant qu’ins­ti­tu­tion, même si indi­vi­duel­le­ment les fonc­tion­naires res­tent très idéalistes.

Quels seraient les incon­vé­nients d’une telle approche ? On pour­ra par exemple craindre que cette manière de faire déve­loppe le chô­mage des jeunes puisque la fonc­tion publique ne recru­te­rait que des per­sonnes de plus de 40 ans. Il ne faut évi­dem­ment pas se bor­ner à ce rai­son­ne­ment au pre­mier degré. Le mar­ché du tra­vail est un sys­tème glo­bal et le poste de tra­vail d’un qua­dra­gé­naire deve­nant fonc­tion­naire sera néces­sai­re­ment recyclé.

On pour­ra aus­si craindre qu’une fonc­tion publique ain­si consti­tuée ne coûte plus cher au contri­buable en rai­son de l’âge plus éle­vé des fonc­tion­naires. Il faut beau­coup rela­ti­vi­ser cet argu­ment car on doit consi­dé­rer, en pre­mière approche, que les salaires plus éle­vés des tra­vailleurs dans la force de l’âge ne sont que la valo­ri­sa­tion éco­no­mique d’une effi­ca­ci­té supé­rieure per­mise par cette matu­ri­té. À coût fis­cal constant, on devrait donc obte­nir le même niveau de service.

Mais au-delà de cette approche qui n’est que par­tiel­le­ment juste en rai­son des rigi­di­tés des grilles sala­riales, il faut sur­tout sou­li­gner que les qua­li­tés requises pour le sec­teur concur­ren­tiel et la fonc­tion publique ne sont pas exac­te­ment les mêmes.

Le sec­teur concur­ren­tiel demande davan­tage de fougue et de goût de l’a­ven­ture et la fonc­tion publique davan­tage de matu­ri­té et de pon­dé­ra­tion. Un même indi­vi­du déploie plus faci­le­ment les unes ou les autres à des moments divers de sa vie. Exer­cer la bonne fonc­tion au bon moment de sa vie accroît à la fois l’ef­fi­ca­ci­té du tra­vail pour l’employeur pri­vé ou public et l’é­pa­nouis­se­ment du travailleur.

La famille poly­tech­ni­cienne a un rôle majeur à jouer dans le débat, d’a­bord parce que beau­coup de poly­tech­ni­ciens sont fonc­tion­naires, ensuite parce que l’É­cole (qui a beau­coup évo­lué depuis sa créa­tion) garde un rôle majeur dans la for­ma­tion des hauts fonc­tion­naires ; mais sur­tout parce qu’une tra­di­tion bisé­cu­laire d’être à la pointe des idées de son temps mérite d’être maintenue.

On objec­te­ra, a contra­rio, que pour cer­tains métiers publics par­ti­cu­liers comme la recherche ou l’ar­mée, il est indis­pen­sable d’a­voir des qua­li­tés intel­lec­tuelles ou phy­siques qui sont plus par­ti­cu­liè­re­ment celles de la jeu­nesse. Cette objec­tion est à l’é­vi­dence jus­ti­fiée et il convien­drait cer­tai­ne­ment d’a­mé­na­ger quelques excep­tions à la règle géné­rale. Bien d’autres aspects néces­sitent évi­dem­ment d’autres mises au point. Par­mi les plus déli­cates on peut citer l’a­jus­tage adé­quat des grilles sala­riales ou encore la néces­saire pro­gres­si­vi­té dans le changement.

Cepen­dant le véri­table obs­tacle de fond à la trans­for­ma­tion qui vient d’être envi­sa­gée est qu’elle per­tur­be­rait très for­te­ment toutes les régu­la­tions socio­lo­giques qui existent dans les mul­tiples sous-struc­tures offi­cielles, offi­cieuses ou cor­po­ra­tives qui forment le monde com­plexe de la fonc­tion publique. Cha­cun cher­che­ra à pré­ser­ver son inté­gri­té et son iden­ti­té et aura ten­dance à s’op­po­ser à toute évo­lu­tion forte.

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