Expertise, recherche, innovation

Dossier : Juges - Experts - CitoyensMagazine N°610 Décembre 2005Par : Alain ORSZAG (53), expert judiciaire

Pourquoi, pour qui s’interroger sur une recherche ?

Pourquoi, pour qui s’interroger sur une recherche ?

Cer­tains litiges portent sur la qua­li­fi­ca­tion de » recherche « , par­ti­cu­liè­re­ment au sens de l’ad­mi­nis­tra­tion fis­cale, de telle ou telle acti­vi­té d’une entre­prise. Cette qua­li­fi­ca­tion inter­vient du fait d’une dis­po­si­tion du Code géné­ral des impôts : le Cré­dit d’im­pôt recherche (CIR). Le CIR, ins­tau­ré en 1983, visait à élar­gir le sou­tien que divers orga­nismes, comme la DGRST ou l’AN­VAR (Agence natio­nale pour la valo­ri­sa­tion de la recherche), appor­taient déjà à la recherche appliquée.

Par le CIR une entre­prise peut chaque année voir son impo­si­tion réduite d’un mon­tant égal à 50 % de la dif­fé­rence entre le mon­tant de ses dépenses de recherche sur l’an­née et le mon­tant moyen des deux années pré­cé­dentes. En pra­tique, l’en­tre­prise dépose auprès de l’ad­mi­nis­tra­tion fis­cale, avec sa » décla­ra­tion de résul­tat » rela­tive à l’an­née concer­née, un impri­mé spé­ci­fique décri­vant les recherches effec­tuées, et leur coût. Le minis­tère de la Recherche en a copie.

Le CIR a connu – et connaît encore – un grand suc­cès, et plu­sieurs dizaines de mil­liers d’en­tre­prises en ont béné­fi­cié depuis l’o­ri­gine. Plus simple à mettre en œuvre que les pro­cé­dures anté­rieures, ou que les » aides » euro­péennes, et sur­tout décen­tra­li­sé, il s’est avé­ré beau­coup plus acces­sible – en par­ti­cu­lier aux PME. Or, comme l’ont mon­tré plu­sieurs enquêtes, et comme le rap­pe­lait encore récem­ment la direc­trice de l’in­no­va­tion chez IBM, ce sont ces petites struc­tures qui apportent la plu­part des idées nouvelles.

Mais à l’in­verse cette rela­tive faci­li­té d’ac­cès peut-elle don­ner lieu à des abus, ou, plus fré­quem­ment, à des diver­gences d’in­ter­pré­ta­tion entre l’en­tre­prise et les admi­nis­tra­tions cotu­trices du CIR, sur les tra­vaux qui peuvent être qua­li­fiés de » recherche » ? C’est pour répondre à cette ques­tion que l’ex­pert, indé­pen­dant aus­si bien de l’en­tre­prise que des deux admi­nis­tra­tions en cause, peut être consul­té, soit dans le cadre judi­ciaire, soit, à titre pri­vé, direc­te­ment par l’une des parties.

À l’é­vi­dence, tout le pré­sent pro­pos ne concerne que les entre­prises. La recherche publique, dont on connaît par ailleurs la dif­fi­cul­té d’é­va­lua­tion, n’est donc pas abor­dée ici. Par contre, il ne faut pas en conclure que le CIR ne s’ap­plique qu’à la recherche appli­quée (ou » tech­nique »). En effet, la recherche fon­da­men­tale, qui à l’o­ri­gine n’é­tait éli­gible que lors­qu’elle visait la réso­lu­tion de pro­blèmes tech­niques, est main­te­nant admise plus géné­ra­le­ment, pour autant qu’elle vise à » ana­ly­ser des pro­prié­tés des phé­no­mènes phy­siques et natu­rels… pour orga­ni­ser les faits déga­gés de cette analyse « .

Qu’est-ce que la recherche pour l’Administration ?

C’est en 1963 que, dans le cadre de sa contri­bu­tion à un col­loque orga­ni­sé par l’OCDE à Fras­ca­ti, la Délé­ga­tion géné­rale à la Recherche scien­ti­fique et tech­nique (DGRST) avait pro­po­sé un cer­tain nombre de cri­tères pré­cis défi­nis­sant recherche fon­da­men­tale, recherche appli­quée, développement.

Ces cri­tères, qui avaient déjà ins­pi­ré ceux pré­co­ni­sés pour la mise en œuvre du » Plan comp­table » (concer­né puisque, par exemple, les dépenses de recherche-déve­lop­pe­ment d’une entre­prise peuvent être soit comp­ta­bi­li­sées en charges, soit immo­bi­li­sées), ont ensuite été repris dans les textes défi­nis­sant le domaine d’ap­pli­ca­tion du CIR.

L’Ad­mi­nis­tra­tion fis­cale défi­nit ain­si, dans le Code géné­ral des impôts, les tra­vaux sus­cep­tibles de béné­fi­cier de cette procédure :

  • . » Les acti­vi­tés ayant le carac­tère de recherche fon­da­men­tale, de recherche appli­quée, ou d’o­pé­ra­tions de déve­lop­pe­ment effec­tuées soit en bureau d’é­tude ou de cal­cul, soit en labo­ra­toire, soit en ate­liers pilotes, soit en sta­tions expé­ri­men­tales, ou dans des cir­cons­tances spé­ciales dans des ins­tal­la­tions agri­coles ou indus­trielles et ayant pour objet la décou­verte et la mise au point de nou­velles tech­niques de pro­duc­tion, de nou­veaux pro­cé­dés et appa­reils de fabri­ca­tion, ain­si que le per­fec­tion­ne­ment de tous appa­reils et pro­cé­dés de fabri­ca­tion déjà uti­li­sés « , ain­si que » l’a­mé­lio­ra­tion des fac­teurs de pro­duc­tion et de ren­ta­bi­li­té éco­no­mique… ain­si que l’a­mé­lio­ra­tion des méthodes et tech­niques de pro­duc­tion… aux divers points de vue de la qua­li­té, des ren­de­ments et de la productivité » ;
  • » Les acti­vi­tés… qui visent… à trou­ver des solu­tions nou­velles per­met­tant à l’en­tre­prise d’at­teindre un objec­tif déter­mi­né choi­si d’a­vance « , le résul­tat étant » un modèle pro­ba­toire de pro­duit, d’o­pé­ra­tion ou de méthode « . Il est évident ici que le fait que plu­sieurs pièces aient été réa­li­sées ne leur enlève pas leur carac­tère de modèle pro­ba­toire, qui peut néces­si­ter la réa­li­sa­tion de plu­sieurs modèles pour réunir toutes les infor­ma­tions néces­saires, infor­ma­tions dont les pre­mières portent évi­dem­ment sur la fai­sa­bi­li­té de la réa­li­sa­tion elle-même.
    Il faut noter que cette rédac­tion n’ex­clut pas les études visant à réa­li­ser par de nou­veaux moyens des objec­tifs – par exemple des usi­nages ou fabri­ca­tions – que l’on savait déjà réa­li­ser, mais par d’autres voies, a prio­ri moins per­for­mantes, ce que confirme un autre paragraphe :
  • » Les acti­vi­tés ayant le carac­tère d’o­pé­ra­tion de déve­lop­pe­ment expé­ri­men­tal, effec­tuées au moyen de pro­to­types ou d’ins­tal­la­tions pilotes… dans le but de réunir toutes les infor­ma­tions néces­saires pour four­nir les élé­ments tech­niques… en vue de la pro­duc­tion de nou­veaux… dis­po­si­tifs, pro­duits, pro­cé­dés, sys­tèmes… ou en vue de leur amé­lio­ra­tion sub­stan­tielle. Par amé­lio­ra­tion sub­stan­tielle, on entend les modi­fi­ca­tions qui ne résultent pas d’une simple uti­li­sa­tion des tech­niques exis­tantes, mais pré­sentent un carac­tère de nouveauté… »


Le CIR étant en vigueur depuis main­te­nant plus de vingt ans, les textes qui le régissent ont évi­dem­ment connu des évo­lu­tions que nous ne déve­lop­pe­rons pas, mais on y retrouve fré­quem­ment mise en valeur l’u­ti­li­sa­tion de pro­to­types et d’ins­tal­la­tions pilotes, et sur­tout, plus géné­ra­le­ment, sont invo­quées à de mul­tiples reprises la notion de nou­veau­té : » nou­veau pro­cé­dé « , » nou­veau dis­po­si­tif « , » solu­tion nou­velle per­met­tant d’at­teindre un objec­tif… » et la notion conco­mi­tante de » per­fec­tion­ne­ment » ou » d’a­mé­lio­ra­tion » des pro­cé­dés, pro­duits ou systèmes.

Or, si cer­tains pro­to­types ou ins­tal­la­tions pilotes sont faciles à carac­té­ri­ser – comme l’é­taient, dans le sillon des poli­tiques » volon­ta­ristes » des années 60 à 80, les pro­to­types de l’é­poque : ceux du » Concorde « , des ordi­na­teurs des » Plans cal­cul » et du » Centre mon­dial pour l’in­for­ma­tique « , des machines du » Plan machine-outil » et du » Plan câble « , de la cen­trale solaire » Thé­mis » et autres satel­lites de télé­vi­sion directe, toutes réa­li­sa­tions dont le carac­tère emblé­ma­tique et déga­gé de toute contrainte éco­no­mique assu­rait l’o­ri­gi­na­li­té (il y a eu aus­si, il est vrai, Air­bus et le TGV…), il est plus dif­fi­cile d’ap­pré­cier le carac­tère de » pro­to­types » d’ins­tal­la­tions plus modestes et plus proches du réel.

Pour ce faire, il faut reve­nir aux textes. Mais reste à les interpréter.

Les difficultés d’interprétation des textes

Si nous sommes armés, en nous appuyant sur les cri­tères de nou­veau­té ou d’a­mé­lio­ra­tion, pour affir­mer que telle ou telle acti­vi­té est de la recherche, avons-nous pour autant tous les moyens d’ap­por­ter au tri­bu­nal les élé­ments deman­dés ? Pas encore, car trois caté­go­ries de dif­fi­cul­tés se présentent.

1) Tout d’a­bord, on objec­te­ra que cer­taines acti­vi­tés sont bien dif­fi­ciles à situer, comme, par exemple, celles à la fron­tière entre la fin des tra­vaux de déve­lop­pe­ment et le début de la production.

C’est pour­quoi, à l’in­verse, cer­taines acti­vi­tés sont expli­ci­te­ment exclues de la défi­ni­tion. C’est ain­si que, selon une ins­truc­tion admi­nis­tra­tive d’oc­tobre 1983, ne sont pas de la recherche : » Les pro­duc­tions à titre d’es­sai qui visent à la mise en route… de la pro­duc­tion… ain­si que le coût des séries pro­duites à titre d’es­sai… et les frais de mise au point des outillages néces­saires à la pro­duc­tion de série. »

Encore faut-il remar­quer que la fron­tière ain­si tra­cée a évo­lué avec le temps, car dix ans plus tard, un texte de sep­tembre 1993 est plus res­tric­tif : si » les tra­vaux visant… amé­lio­ra­tions tech­niques au pro­duit ou au pro­cé­dé » sont bien de la recherche (expé­ri­men­tale), ceux visant à » amé­lio­rer la pro­duc­ti­vi­té » n’en sont plus.

2) Ensuite peut-on affir­mer que toute acti­vi­té pré­ten­du­ment de recherche en est vrai­ment, ce qui pose la ques­tion de la  » qua­li­té » de la recherche. À cet égard, l’ad­mi­nis­tra­tion fis­cale pré­cise bien qu’une » amé­lio­ra­tion sub­stan­tielle » est une modi­fi­ca­tion qui ne découle pas d’une simple uti­li­sa­tion de l’é­tat » des tech­niques… acces­sibles au moment des tra­vaux… et uti­li­sables par l’homme du métier nor­ma­le­ment com­pé­tent dans le domaine en cause… »

3) Enfin, au-delà des cri­tères pré­cé­dents, peut-on affir­mer que toute acti­vi­té, même inno­vante, est éli­gible au CIR ? Une acti­vi­té sans inté­rêt démon­tré, ni pers­pec­tive d’ap­pli­ca­tion, doit-elle être consi­dé­rée comme » de la recherche « , même si elle est inno­vante et ori­gi­nale ? Là éga­le­ment les textes de l’ad­mi­nis­tra­tion placent des garde-fous, en pré­ci­sant dans la plu­part des rubriques qu’il s’a­git d’a­bou­tir à un modèle pro­ba­toire de pro­duit, d’o­pé­ra­tion ou de méthode pour atteindre un objec­tif déterminé.

Or, concer­nant ces divers cri­tères, tous les argu­ments peuvent être échan­gés. Com­ment s’y retrouver ?

Nous avons une » piste « , en notant que depuis long­temps un domaine existe, où, si le carac­tère inno­vant y est essen­tiel, il doit, pour être recon­nu comme valable, faire l’ob­jet d’un exa­men natio­nal, voire inter­na­tio­nal. De même, une inno­va­tion n’y est recon­nue que pour autant qu’elle soit sus­cep­tible d’ap­pli­ca­tion ou réa­li­sa­tion indus­trielle. Ce domaine est le droit des brevets.

L’évaluation de l’innovation et les brevets

Pour qu’une inven­tion se voie consen­tir, par le bre­vet, un mono­pole, s’il faut en pre­mier lieu qu’elle apporte une inno­va­tion, encore faut-il – ce droit des bre­vets s’é­tant inter­na­tio­na­li­sé au fur et à mesure que se déve­lop­paient les rela­tions com­mer­ciales inter­na­tio­nales – que dans tous les pays on s’en­tende sur ce qui est » nou­veau » et ce qui ne l’est pas. Des cri­tères rela­ti­ve­ment objec­tifs de la » nou­veau­té » se sont ain­si pro­gres­si­ve­ment déga­gés au tra­vers d’in­nom­brables juge­ments éla­bo­rés depuis plus d’un siècle.

Quels sont ces cri­tères ? On les trouve dans tous les ouvrages trai­tant de pro­prié­té indus­trielle ou de bre­vets. Un résu­mé en est don­né, par exemple, dans la rubrique » Inven­tion » de l’Ency­clopæ­dia Uni­ver­sa­lis. Très sommairement :

  • » Le rem­pla­ce­ment dans un dis­po­si­tif d’un moyen par un autre équi­valent n’est pas une nou­veau­té si ce der­nier joue le même rôle que l’élé­ment rem­pla­cé et qu’il le joue de manière prévisible « ,
  • » Le chan­ge­ment de matière et de forme n’est bre­ve­table que s’il implique une dif­fi­cul­té vain­cue, ou abou­tit à un résul­tat non attendu « ,
  • » L’u­ti­li­sa­tion de moyens connus pour une appli­ca­tion nou­velle est brevetable « ,
  • » La nou­veau­té peut être une com­bi­nai­son nou­velle d’élé­ments connus mais jamais assem­blés de cette façon, à condi­tion que les élé­ments coopèrent au résul­tat. S’ils sont réunis sans agir les uns sur les autres, l’en­semble n’est pas brevetable. »
  • On voit que si le carac­tère de nou­veau­té est essen­tiel, la réa­li­sa­tion doit aller au-delà de ce qui est pré­vi­sible ou du résul­tat atten­du par l’homme de l’art, ou alors com­por­ter une dif­fi­cul­té vain­cue. Nous retrou­vons là les termes de l’Ad­mi­nis­tra­tion fis­cale, pour laquelle une » amé­lio­ra­tion sub­stan­tielle » est une modi­fi­ca­tion qui ne découle pas d’une simple uti­li­sa­tion de l’é­tat des tech­niques existantes…


Par ailleurs, en droit des bre­vets, il faut, pour qu’une inno­va­tion soit bre­ve­table, qu’elle puisse don­ner lieu à une réa­li­sa­tion indus­trielle. Nous retrou­vons là éga­le­ment, sous une autre forme, l’un des cri­tères d’é­li­gi­bi­li­té au CIR (hors les tra­vaux qui relè­ve­raient de la » recherche fondamentale »).

Fina­le­ment appa­raît ain­si un paral­lé­lisme qua­si par­fait entre les défi­ni­tions de » l’in­no­va­tion » au sens de l’ad­mi­nis­tra­tion, et les cri­tères de bre­ve­ta­bi­li­té d’une » inno­va­tion » au sens de la pro­prié­té indus­trielle, et, pre­mier des cri­tères à prendre en compte, la situa­tion de la recherche invo­quée par rap­port à » l’é­tat de l’art » dans le domaine concer­né est essen­tielle pour qua­li­fier cette recherche.

» L’état de l’art »

Si, en matière scien­ti­fique, et par­ti­cu­liè­re­ment dans la recherche publique, la publi­ca­tion des résul­tats est la règle, ce qui per­met une cer­taine appré­cia­tion de l’o­ri­gi­na­li­té d’une recherche, il n’en est pas de même en matière tech­nique, car – hor­mis jus­te­ment par les textes des bre­vets – la tech­nique n’est pas sys­té­ma­ti­que­ment publiée : les cher­cheurs et ingé­nieurs des entre­prises n’ont pas besoin de publi­ca­tions pour leur avan­ce­ment, bien au contraire dans les sec­teurs éco­no­mi­que­ment les plus dépen­dants de l’in­no­va­tion. C’est ain­si que, par exemple, les détails de réa­li­sa­tion des CD réen­re­gis­trables ou des disques durs de grande capa­ci­té res­tent lar­ge­ment confidentiels.

Les moyens qu’a l’ex­pert pour défi­nir » l’é­tat de l’art » dépendent donc lar­ge­ment du domaine en cause. Dans les sec­teurs qui n’é­vo­luent pas trop vite existent des docu­ments de réfé­rence défi­nis­sant l’é­tat de la tech­nique, offrant ain­si une véri­table » pho­to­gra­phie » de » l’é­tat de l’art  » à une époque don­née, pho­to­gra­phie par rap­port à laquelle on peut situer les tra­vaux à qua­li­fier. Par exemple la col­lec­tion des » Tech­niques de l’in­gé­nieur « , régu­liè­re­ment remise à jour, mais aus­si tous les ouvrages tech­niques consul­tables dans les grandes biblio-média­thèques ou centres de docu­men­ta­tion (comme les nom­breux et riches Centres docu­men­taires thé­ma­tiques de la Ville de Paris) per­mettent de défi­nir un » état de l’art » à la date de leur parution.

On peut éga­le­ment citer les docu­ments régle­men­taires, comme les DTU pour ce qui touche à la construc­tion, et les normes, en par­ti­cu­lier les normes NF, consul­tables à l’Af­nor. Plus détaillés, il y a les » cours » de cer­taines écoles d’in­gé­nieurs, sou­vent consul­tables sur place.

Enfin, les centres tech­niques comme, par exemple, le CETIM éditent des revues, et orga­nisent des for­ma­tions ou des sémi­naires sur cer­tains sujets avan­cés : machines, usi­nage, etc., toutes mani­fes­ta­tions dont les » actes » sont des mines de com­pé­tence. Éga­le­ment, les notices édi­tées par l’INRS sont par­fois remar­quables dans ce qui touche à la sécurité.

La recherche de » l’é­tat de l’art » se com­plique dans les domaines trop » spé­cia­li­sés » pour avoir jus­ti­fié la rédac­tion d’ou­vrages ou de cours.

Or, ce sont sou­vent des » détails » d’ap­pa­rence mineure qui font la dif­fé­rence : quel trai­te­ment des contacts évite l’élec­tro­lyse sèche qui, pro­vo­quant des pannes infor­ma­tiques à répé­ti­tion, a voué à l’in­suc­cès tant de modèles d’au­to­mo­biles, en quoi telle plate-forme de manu­ten­tion à cous­sin d’air est-elle ori­gi­nale, quelle par­ti­cu­la­ri­té de lubri­fi­ca­tion per­met à un moteur, après des décen­nies de sto­ckage, de redémarrer… ?

Sur de telles ques­tions très » poin­tues « , com­ment se ren­sei­gner ? On pense immé­dia­te­ment à un expert plus spé­cia­li­sé… Mais la tech­nique s’é­tend sans cesse : il y a en cet ins­tant plus de » tech­ni­ciens » actifs qu’il n’en a exis­té au total depuis l’o­ri­gine de l’homme. Comme plus de 800 domaines tech­niques sont réper­to­riés dans la clas­si­fi­ca­tion CFP, alors que 1 500 experts seule­ment sont agréés par la cour d’ap­pel de Paris, et comme chaque domaine contient lui-même ses spé­cia­li­tés, on peut à l’é­vi­dence se trou­ver devant une ques­tion ne rele­vant d’au­cun expert judi­ciaire. Y en aurait-il un qu’il ne sera pas à tous coups disponible.

Un autre obs­tacle, de fond celui-ci, est que la plu­part du temps l’o­ri­gine tech­nique d’un litige n’est pas celle qui appa­raît à la lec­ture du dos­sier, et ce n’est qu’a­près un début d’é­tude que la véri­table cause d’un dys­fonc­tion­ne­ment se révèle : l’ex­pert qui aura été dési­gné par le tri­bu­nal n’est donc plus le plus qua­li­fié pour en trai­ter, et il fau­drait faire appel à quel­qu’un d’autre !

Enfin, il est presque tou­jours deman­dé à l’ex­pert, après son avis sur les défauts tech­niques à l’o­ri­gine de la plu­part des litiges, d’é­va­luer les pré­ju­dices, ce qui, dans les affaires un peu impor­tantes, néces­site des connais­sances comp­tables bien par­ti­cu­lières. En cas de pro­cé­dure judi­ciaire, si les règles auto­risent dans ce cas pré­cis le recours à un autre » expert judi­ciaire « , elles inter­disent par contre le recours à un autre expert (judi­ciaire) » dans le même domaine « .

Dans ces condi­tions, à qui faire appel ? Heu­reu­se­ment, selon ces mêmes règles, rien n’in­ter­dit à l’ex­pert de » recueillir le savoir » de toute per­sonne pos­sé­dant la com­pé­tence requise, sous réserve qu’elle soit bien identifiée.

À cet égard, l’é­ten­due et la qua­li­té des rela­tions pro­fes­sion­nelles qu’a acquises tout X sont déjà un atout essen­tiel, mais, même au-delà, j’ai tou­jours trou­vé, dans tous les milieux, une grande bonne volon­té pour répondre à mes ques­tions, si spé­cia­li­sées soient-elles – ou pour m’ex­pli­quer qu’elles étaient mal posées, voire en dehors du sujet…

Mais sur­tout, c’est aus­si par ce canal que pour­ront être trou­vés d’autres docu­ments, comme les notices et guides d’ins­tal­la­tion des construc­teurs : or, l’a­vis de l’ex­pert est infi­ni­ment plus solide et sur­tout convain­cant, lors­qu’il est étayé par des documents.

Bien enten­du, le recours à ces com­pé­tences exté­rieures doit res­pec­ter la confi­den­tia­li­té des par­ties vis-à-vis de celui à qui l’on pose des ques­tions ou demande des documents.

Peut-on aller plus loin ? Le socle ultime de » l’é­tat de l’art » en matière tech­nique est le bre­vet, puisque tout bre­vet a été publié. Les bre­vets, même les plus anciens (depuis 1791 !), sont consul­tables, entre autres, à l’Ins­ti­tut natio­nal de la pro­prié­té indus­trielle (sur place ou en ligne). Cette consul­ta­tion peut s’a­vé­rer ardue, à la fois par le nombre consi­dé­rable des bre­vets sus­cep­tibles d’être pris en compte, même sur un point tech­nique très pré­cis, que par leur rédac­tion sou­vent obs­cure, car la clar­té est rare­ment l’ob­jec­tif cher­ché dans la rédac­tion d’un bre­vet. Par contre, un sys­tème d’in­dexa­tion bien conçu et la pos­si­bi­li­té d’ac­cé­der aux rap­ports d’exa­men faci­litent gran­de­ment la recherche.

Acces­soi­re­ment, les anciens bre­vets peuvent se révé­ler, après amé­lio­ra­tion grâce à l’é­vo­lu­tion des tech­niques, une mine de pro­duits nou­veaux, ce qu’ont bien com­pris cer­taines entreprises.

Si j’a­vais rédi­gé le même article il y a dix ans, je ne serais pas allé plus loin dans ma liste de sources d’in­for­ma­tion – non seule­ment très abré­gée, mais où j’ai cer­tai­ne­ment com­mis d’im­par­don­nables oublis, que je demande néan­moins au lec­teur d’excuser !

Mais depuis se sont de plus en plus déve­lop­pés des sites tech­niques sur Inter­net, tan­dis qu’en même temps les centres de docu­men­ta­tion, faute de place et de moyen, se sont pro­gres­si­ve­ment appau­vris en lit­té­ra­ture tech­nique. Il faut recon­naître, éga­le­ment, que celle-ci res­sent dure­ment la concur­rence du Net, d’au­tant plus qu’un nombre crois­sant de publi­ca­tions se font direc­te­ment en ligne ! Alors, que faire ? La réponse dépend en par­tie, para­doxa­le­ment, de la nature de l’expertise.

Expertise pénale, expertise civile, expertise » privée »

Dans les deux pre­miers cas, la dis­tinc­tion entre pénal et civil condi­tionne la nature même de la mis­sion de l’ex­pert judi­ciaire, qui peut être dési­gné soit par un juge, ins­trui­sant une affaire pénale, soit par un tri­bu­nal, en charge d’une affaire » civile « , lorsque seuls sont en cause des inté­rêts matériels :

  • au pénal, l’ex­pert est l’auxi­liaire du juge (d’ins­truc­tion), et doit l’ai­der en répon­dant à ses ques­tions. À cette fin il doit uti­li­ser au mieux toutes les connais­sances et la tech­nique du moment, y com­pris, le cas échéant, celles du Net ;
  • par contre, au civil, l’ex­pert a pour mis­sion d’ai­der le tri­bu­nal à éva­luer les argu­ments tech­niques pré­sen­tés par les par­ties, en repla­çant ceux-ci dans le cadre tech­nique et régle­men­taire de l’é­poque des faits. Si par exemple le litige porte sur les défauts d’un pro­duit fabri­qué il y a cinq ans – cas nul­le­ment hypo­thé­tique si l’ex­pert, comme il est fré­quent, est dési­gné pour une affaire au stade de l’ap­pel – c’est sur l’é­tat de l’art et les normes de l’é­poque que l’ex­pert devra s’ap­puyer. En bonne règle, ce serait à la par­tie inté­res­sée d’ap­por­ter ces infor­ma­tions, mais il peut incom­ber à l’ex­pert de les vérifier ;
  • enfin, dans le cas où l’ex­pert est consul­té » à titre pri­vé » - géné­ra­le­ment par l’en­tre­prise – c’est a prio­ri en accord avec celle-ci (voire, le cas échéant, ses avo­cats) que sera défi­nie la mis­sion de l’ex­pert. Mais, même dans ce cadre, les besoins et les démarches esquis­sés ci-avant res­tent géné­ra­le­ment les mêmes, puisque là encore il fau­dra pou­voir prou­ver et, si pos­sible, convaincre !


Ain­si, dans les deux der­niers cas, c’est fina­le­ment à des docu­ments » anciens » que l’ex­pert peut devoir faire appel : or, force est de consta­ter que dans la plu­part des centres de docu­men­ta­tion, ces docu­ments, faute de place, ont été éli­mi­nés. De même, les normes anciennes, sys­té­ma­ti­que­ment rem­pla­cées par les plus récentes, ne sont plus consul­tables. Les seules sources res­tent alors les archives pri­vées – par exemple celles des construc­teurs – ou la Biblio­thèque natio­nale (pour les docu­ments publiés) – et enfin, là encore, les brevets !

Mal­heu­reu­se­ment, en ce qui concerne les docu­men­ta­tions des construc­teurs, le nombre de ceux encore en acti­vi­té dans notre pays décroît constam­ment, entraî­nant dans sa chute notre patri­moine et notre savoir-faire tech­niques, puisque, les construc­teurs ayant dis­pa­ru, les ins­tal­la­tions et les com­pé­tences aux­quelles l’ex­pert pou­vait faire appel dans tel ou tel domaine très spé­cia­li­sé n’existent plus, ou ne sont plus » au niveau « .

Il devient ain­si de plus en plus dif­fi­cile de connaître l’é­tat de l’art mis en œuvre dans cer­tains types de maté­riels, soit, pour des maté­riels anciens, parce que leurs construc­teurs ont dis­pa­ru, soit, pour des maté­riels actuel­le­ment com­mer­cia­li­sés dans notre pays, parce que leurs construc­teurs sont, de plus en plus sou­vent, à l’é­tran­ger, et à l’é­vi­dence, bien moins récep­tifs aux demandes d’un expert hexagonal…

Bien sûr, cor­ré­la­ti­ve­ment, c’est aus­si en regard de la défi­ni­tion en vigueur à l’é­poque des tra­vaux éli­gibles au CIR que l’ex­pert devra s’ex­pri­mer. Puisque l’ins­tau­ra­tion du Cré­dit d’im­pôt recherche a été sui­vie, année après année, de la pro­mul­ga­tion de nom­breux textes pré­ci­sant les cri­tères de la » recherche » éli­gible à cette pro­cé­dure, ain­si que la nature des dépenses sus­cep­tibles d’être rete­nues : frais de per­son­nels (de recherche), de fonc­tion­ne­ment (pour par­tie), dota­tions aux amor­tis­se­ments affec­tés à la recherche, etc.

En conclusion

Il semble inévi­table que l’in­ter­ven­tion crois­sante et accé­lé­rée de la tech­nique dans tous les domaines de l’ac­ti­vi­té humaine – ne trait-on pas main­te­nant les vaches avec des ins­tal­la­tions entiè­re­ment auto­ma­tiques – va engen­drer un nombre crois­sant de litiges à base » tech­nique « , litiges vrai­sem­bla­ble­ment de plus en plus com­plexes – qu’ils res­tent d’ordre pri­vé ou atteignent le stade judi­ciaire. Dans un cas comme dans l’autre, com­ment aider à leur solu­tion sans faire appel à des experts, comme l’illus­trent les jour­naux qui détaillent à l’en­vi leurs inter­ven­tions dans les affaires du moment.

Et s’il faut des experts, l’ex­pé­rience montre que ceux de nos cama­rades qui s’in­té­ressent à la tech­nique sont par­mi les plus qua­li­fiés. Ils le sont, selon moi, tant par leur com­pé­tence géné­rale que, sur­tout, par l’ap­proche rigou­reuse et sys­té­ma­tique qu’ils ont apprise à mettre en œuvre dans tous les domaines. Éga­le­ment, leur » image » et les contacts qu’ils sont bien armés pour éta­blir dans le monde de la tech­nique leur rendent facile – s’ils ne peuvent répondre seuls aux ques­tions posées, ce qui n’est pas rare – l’i­den­ti­fi­ca­tion d’é­ven­tuelles com­pé­tences plus spé­cia­li­sées (voire sur le Net) à même de four­nir les infor­ma­tions voulues.

Il reste, bien sûr, les spé­ci­fi­ci­tés » judi­ciaires » de l’ex­per­tise, le cas échéant, lorsque l’ex­pert tra­vaille pour la jus­tice. Il s’a­git d’un ensemble de règles pro­fes­sion­nelles et de com­por­te­ment dont le res­pect est essen­tiel pour que le tra­vail de l’ex­pert puisse être uti­li­sable par la jus­tice, mais pour l’ap­pren­tis­sage des­quelles les » Com­pa­gnies pro­fes­sion­nelles » orga­nisent, avec l’aide de magis­trats, des for­ma­tions très péda­go­giques et effi­caces à l’in­ten­tion des nou­veaux experts – et main­te­nant, de plus en plus, des experts en exer­cice, dans une optique de » for­ma­tion continue « .

Moyen­nant ces for­ma­tions, l’ex­per­tise judi­ciaire n’est en rien insur­mon­table – pas plus, du reste, que l’ex­per­tise en géné­ral. Par ailleurs, l’ex­pert n’est pas seul puisque, en cas de besoin, des réunions for­melles ou infor­melles entre experts per­mettent – tou­jours dans le res­pect de la confi­den­tia­li­té – de bien utiles échanges d’expérience. 

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