Évaluation des coûts

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°614 Avril 2006Par : Claude RIVELINE (56)Rédacteur : Michel BERRY (63)Editeur : Presses de l’École des mines de Paris – 2005 - 60, bd Saint-Michel, 75272 Paris Cedex 06.

Les Presses de l’École des mines publient le cours d’évaluation des coûts ensei­gné depuis qua­rante ans par Claude Rive­line. “ Enfin ! ” disent des géné­ra­tions d’anciens élèves, qui se sont pré­ci­pi­tés par cen­taines pour ache­ter l’ouvrage, et des esprits curieux qui ont sou­vent enten­du par­ler de ce cours mythique. C’est parce qu’il est atteint par l’âge de la retraite que l’auteur a publié son cours qu’il pré­fé­rait aupa­ra­vant per­fec­tion­ner chaque année en fonc­tion de l’évolution du contexte des affaires et des expé­riences péda­go­giques qu’il fai­sait sans cesse.

Le cours d’évaluation des coûts ne se résume en effet pas à un texte car c’est aus­si une per­for­mance (au sens amé­ri­cain) sor­tant de l’ordinaire. Les élèves gardent gra­vées en mémoire les pres­ta­tions d’un pro­fes­seur dont chaque cours est un évé­ne­ment pré­pa­ré avec soin et ori­gi­na­li­té ain­si que le bal­let, réglé par le maître, des res­pon­sables de petites classes qui font preuve d’un talent péda­go­gique qu’on aime­rait voir plus sou­vent à l’oeuvre. Ils gardent aus­si le sou­ve­nir des redou­tables exer­cices et exa­mens qui ancrent dans les esprits les notions déve­lop­pées dans le cours.

Si vous avez enten­du par­ler de ce cours, vous savez que son mes­sage choc est que le coût d’un bien n’existe pas.

Cette idée appa­raît scan­da­leuse aux éco­no­mistes, qui se fondent sur l’hypothèse que les biens ont un coût ; aux comp­tables et contrô­leurs de ges­tion, qui cal­culent et suivent des coûts à lon­gueur de jour­née ; aux membres de com­mis­sions qui doivent déter­mi­ner si une tran­sac­tion de gré à gré a été fon­dée sur un “ juste prix ” ; bref, à tous ceux pour qui le coût d’un bien est un moyen indis­cu­table de for­mu­ler des choix, de contrô­ler ou de déter­mi­ner des prix.

Cette idée paraît en revanche par­fois évi­dente à ceux qui n’ont pas été confron­tés aux affres des acteurs pré­cé­dents. Admet­tant volon­tiers que le coût d’un bien est irré­duc­ti­ble­ment enta­ché de conven­tions, ils en arrivent même à pen­ser, fort impru­dem­ment, qu’on peut faire dire ce qu’on veut à un cal­cul de coût.

Le génie de ce cours, c’est de pro­po­ser une voie pré­cise entre héré­sie et bana­li­té, une décons­truc­tion sys­té­ma­tique de la notion de coût d’un bien et une recons­truc­tion sous la forme du coût de la déci­sion ou d’un évé­ne­ment, coût défi­ni pour un obser­va­teur don­né comme l’échéancier des dépenses effec­tives que la déci­sion ou l’événement occa­sionnent par rap­port à un scé­na­rio de référence.

J’ai mis à des­sein l’accent sur la notion d’observateur car c’est un point clé du cours. Au lieu de consi­dé­rer qu’il existe dans l’entreprise un choix qui domine tous les autres (celui cen­sé don­ner le pro­fit maxi­mal), le cours pose que, face à une déci­sion, trois points de vue au moins s’opposent : celui du fabri­cant, celui du com­mer­çant et celui du finan­cier. Au lieu de consi­dé­rer que leur oppo­si­tion est irra­tion­nelle, il la consi­dère comme logique car elle découle de la nature dif­fé­rente de leurs rôles et des juge­ments dont ils sont l’objet. Il vaut alors mieux éclai­rer ces dif­fé­rences pour trou­ver de bons compromis.

Le der­nier cha­pitre, “ Élé­ments d’une théo­rie de la ges­tion ”, déve­loppe plus géné­ra­le­ment la thèse que cha­cun retient comme cri­tère de choix celui sur lequel il se sent jugé ; les dif­fé­rents agents de l’entreprise étant jugés selon des cri­tères dif­fé­rents, liés à leurs rôles spé­ci­fiques, l’entreprise est une jux­ta­po­si­tion plus ou moins har­mo­nieuse de logiques locales contradictoires.

Concer­nant l’évaluation des coûts, on com­prend pour­quoi les acteurs en viennent à recou­rir à des méthodes qu’ils savent pour­tant inadap­tées. C’est qu’ils sont sou­mis aux cri­tères de ceux qui les jugent : “ Je sais bien, mais c’est ce que contrôle la Com­mis­sion des mar­chés ”, ou “Que vou­lez-vous, le contrôle de ges­tion ne connaît que le prix de revient com­plet ! ” Ils opti­misent donc logi­que­ment les cri­tères selon les­quels ils se sentent jugés. Pire, ils peuvent les inté­rio­ri­ser à la longue.

Dans un monde rela­ti­ve­ment stable, les cal­culs prix de revient peuvent fon­der de façon accep­table les juge­ments et les choix pour les situa­tions rou­ti­nières. Mais ils ne sont plus adap­tés quand les déci­sions induisent des modi­fi­ca­tions sub­stan­tielles dans l’entreprise ou quand le contexte est en per­pé­tuelle muta­tion. Comme les exé­cu­tants sont sou­vent sou­mis à des cri­tères qui les dépassent, c’est aux diri­geants d’être atten­tifs aux dis­po­si­tifs d’évaluation qu’ils mettent en place. Croire qu’un bien a un coût et qu’il se cal­cule de façon objec­tive relève alors pour eux d’une paresse intel­lec­tuelle coupable.

Et c’est peut-être cela le plus impor­tant du cours de Claude Rive­line : au lieu de don­ner des conforts intel­lec­tuels amol­lis­sants aux futurs diri­geants, il les entraîne à gar­der en éveil leur esprit cri­tique et leur donne des outils pour l’exercer de façon per­ti­nente. Compte tenu des tur­bu­lences du monde actuel, voi­là un cours réso­lu­ment moderne, au coeur de la mis­sion des Grandes Écoles.

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