Entre fable et prospective : que faire de l’Europe ?

Dossier : L'EuropeMagazine N°692 Février 2014
Par Thierry GAUDIN (59)

Gilga­mesh, roi légen­daire, aurait vécu autour de 2 600 avant notre ère. Son his­toire, recueillie par Jean Bot­té­ro, raconte la tran­si­tion de l’homme des bois à l’homme des villes. Les deux héros sont Gil­ga­mesh, le puis­sant roi d’Uruk, l’homme de la ville, Enki­du, l’homme des bois, res­té à l’état sauvage.

Après s’être bat­tus, ils deviennent insé­pa­rables. Quand meurt Enki­du, Gil­ga­mesh, incon­so­lable, veut évi­ter que son propre corps à son tour ne se décom­pose. Fuyant les fausses gloires du royaume, il erre à la recherche de l’immortalité. Il inter­roge le vieux sage Uta­na­pis­ti : « Com­ment as-tu été admis à l’assemblée des Dieux, com­ment as-tu obte­nu la vie-sans-fin ? »

Réponse : « Démo­lis ta mai­son pour te faire un bateau ; renonce à tes richesses pour te sau­ver la vie […] Embarque avec toi des spé­ci­mens de tous les ani­maux », puis vient l’histoire du déluge et de l’arche, que repren­dront les rédac­teurs de la Bible.

REPÈRES
L’épopée de Gil­ga­mesh, quand on la lit en gar­dant en mémoire le ren­ver­se­ment de l’ordre du monde que fut la tran­si­tion des chas­seurs-cueilleurs vers les agri­cul­teurs et les cités-États, appa­raît comme une ten­ta­tive de don­ner son sens pro­fond à la des­ti­née de la civilisation.
Relire le mythe méso­po­ta­mien per­met de don­ner un sens à notre époque de tran­si­tion vers une civi­li­sa­tion cog­ni­tive, dans laquelle l’Europe peut et doit jouer un rôle essentiel.

L’homme domestique et l’homme sauvage

En d’autres termes, il pro­pose un scé­na­rio : celui de l’homme jar­di­nier, sau­veur de la nature. En véri­té, il ne parle plus de la sur­vie de l’individu, mais bien de celle de l’espèce, des espèces car l’homme ne peut se pas­ser de la nature.

L’homme domine la nature, mais il ne peut se pas­ser d’elle

Le com­bat, puis la fra­ter­ni­té de l’homme domes­tique et de l’homme sau­vage, qui deviennent comme les deux ver­sants d’une même per­son­na­li­té, expriment clai­re­ment la pro­blé­ma­tique de l’époque, et peut-être de la nôtre aussi.

Deux com­por­te­ments s’affrontent, les hommes sont par­ta­gés entre leur sym­biose avec la nature et leur nou­velle puis­sance, dont ils ne se lassent pas de faire la démons­tra­tion, jusqu’à défier les dieux.

La clef de l’avenir

L’enseignement du vieux sage donne la clef de l’avenir. Pour durer, il va te fal­loir prendre soin de la nature, pré­ser­ver les espèces mena­cées, en cas d’urgence sau­ver du déluge des couples de tous les ani­maux. Car, évi­dem­ment, l’homme domine la nature, mais il ne peut se pas­ser d’elle. S’il veut sur­vivre en tant qu’espèce, il doit la pré­ser­ver et la cultiver.

Donner un sens au mythe

Pour com­prendre le sens du mythe méso­po­ta­mien, il faut se repla­cer dans les condi­tions de l’époque. Cette extra­or­di­naire réus­site humaine, l’agriculture et l’élevage, place l’homme en posi­tion de sou­ve­rain du monde. On pou­vait craindre qu’il se laisse aller au ver­tige de sa propre puis­sance. Bien des super­la­tifs l’expriment.

Le récit met en scène de for­mi­dables scènes de vio­lence, qui démontrent la force sur­hu­maine des héros, débor­de­ments d’énergie virile tou­te­fois tem­pé­rés par la pré­sence fémi­nine d’Ishtar, déesse de l’amour et de la fer­ti­li­té. La démons­tra­tion de force est aus­si et sur­tout rela­ti­vi­sée par l’impératif éco­lo­gique, expri­mé à tra­vers le mythe du déluge. Le héros est double : l’homme sau­vage mor­tel et son alter ego l’homme « civi­li­sé » qui vou­drait deve­nir immor­tel mais n’y arrive pas.

Ce dédou­ble­ment est un signe : le chan­ge­ment de sys­tème tech­nique est une muta­tion pro­fonde, comme celle de la chry­sa­lide qui se mue en papillon.

Quatre recommandations pragmatiques

Voyons main­te­nant la conclu­sion du rap­port éla­bo­ré pour la Com­mis­sion. Elle tient en quatre recom­man­da­tions programmatiques.

Le jar­din pla­né­taire, plus pré­ci­sé­ment le jar­din comme gué­ri­son, comme sym­biose avec la nature, avec un pro­gramme mon­dial de grandes infra­struc­tures et un puis­sant sys­tème d’information pour pro­té­ger la biodiversité.

L’homme jar­di­nier de la nature
La nou­velle socié­té issue du déluge ne peut deve­nir immor­telle que si elle rem­plit son rôle. L’histoire de l’arche est cen­trale, et du reste racon­tée avec force détails, alors qu’elle pas­se­ra au second plan dans les textes ulté­rieurs. Elle dit que l’homme n’est plus le pré­da­teur de la Nature. Il doit en deve­nir le pro­tec­teur, le guide, le pilote, le gar­dien autre­ment dit le jardinier.

Une redé­fi­ni­tion de la comp­ta­bi­li­té et de l’économie, décou­lant de l’abandon du « consen­sus de Washing­ton » et de l’idéologie de l’école de Chi­ca­go ; d’où un nou­vel ordre moné­taire, conçu pour réa­li­ser l’objectif précédent.

Un concept de sécu­ri­té glo­bale, autre­ment dit une réorien­ta­tion de la mis­sion des mili­taires et des forces de police vers la pro­tec­tion de la nature et le main­tien de l’ordre.

Enfin, un judi­ciaire mon­dial : par­mi les trois pou­voirs concep­tua­li­sés par Mon­tes­quieu, le judi­ciaire est celui qui, sans obé­rer les iden­ti­tés cultu­relles, en res­pec­tant la diver­si­té des lois, assume la tâche indis­pen­sable de régler les conflits en droit et non dans un rap­port de force. Il est donc au centre de la civi­li­sa­tion cog­ni­tive que le XXIe siècle a pour tâche de construire.

Éviter les conflits d’intérêts

Il se trouve que l’Europe accueille les prin­ci­paux tri­bu­naux à voca­tion mon­diale. Sa cré­di­bi­li­té est sans doute per­fec­tible, mais elle est, en la matière, supé­rieure à celle des autres conti­nents. La condi­tion pour qu’elle se main­tienne et s’accroisse est pré­ci­sée : évi­ter les conflits d’intérêts.

Le rap­port pré­cise : « Un mar­ché où l’acheteur est sous l’influence du ven­deur n’est plus un mar­ché ; un gou­ver­ne­ment mani­pu­lé par les lob­bies n’est plus un gou­ver­ne­ment légi­time ; une jus­tice sous la dépen­dance de l’exécutif n’est plus une jus­tice. Tout cela est la consé­quence d’une même cause : le conflit d’intérêts. »

L’Europe, grâce à son expé­rience d’État de droit res­pec­tant les dif­fé­rentes cultures, peut pré­tendre deve­nir lea­der dans la construc­tion du sys­tème judi­ciaire mon­dial. Cette construc­tion est néces­saire à la tran­si­tion en cours de la civi­li­sa­tion indus­trielle vers la civi­li­sa­tion cognitive.

Vers la civilisation cognitive

L’Europe peut deve­nir le lea­der du sys­tème judi­ciaire mondial

En effet, la civi­li­sa­tion indus­trielle, dont la construc­tion a com­men­cé au XVIIIe siècle dans les États-nations héri­tés du trai­té de West­pha­lie (1648), a été essen­tiel­le­ment consa­crée aux acti­vi­tés de pro­duc­tion, de dis­tri­bu­tion et de commerce.

Dans la civi­li­sa­tion que nous appe­lons « cog­ni­tive », qui s’installe pro­gres­si­ve­ment depuis la fin du XXe siècle, l’activité direc­trice n’est plus la pro­duc­tion. Ce sont le soin appor­té à la nature et à la vie d’une part, la navi­ga­tion dans le flux d’information d’autre part.

Les réseaux de com­mu­ni­ca­tion tra­versent les anciennes fron­tières ins­ti­tu­tion­nelles, ce qui frappe d’obsolescence les divi­sions anciennes, y com­pris les fron­tières entre États et sans doute aus­si les mon­naies et la défi­ni­tion des entreprises.

Le défi à la raison

Cette tran­si­tion, à cause de son ampleur, pren­dra sans doute plu­sieurs géné­ra­tions et la forme de socié­té qui en résul­te­ra est dif­fi­cile à visua­li­ser. On ne peut espé­rer dans un pre­mier temps qu’un dépla­ce­ment de la conscience. Pour en signa­ler la dif­fi­cul­té, nous l’appelons le défi à la rai­son. La plu­part des visions éco­no­miques et poli­tiques de ces der­niers siècles ont été ins­pi­rées par le concept divul­gué par Spen­cer de la « lutte pour la vie », qui fut inter­pré­tée comme lutte des classes par l’idéologie mar­xiste et comme com­pé­ti­tion éco­no­mique par l’idéologie libérale.

La bio­lo­gie moderne voit la vie autre­ment : si des bac­té­ries, il y a deux mil­liards d’années, avaient conti­nué leur « lutte pour la vie » au lieu de coopé­rer, c’est-à-dire de construire une sym­biose au moyen d’échanges d’information, nous ne serions pas là pour en parler.

Les êtres com­plexes sont faits de coopé­ra­tion, les éco­sys­tèmes aus­si. Accep­ter cette vision du monde per­met d’envisager la sor­tie du piège dans lequel l’économie s’est lais­sée enfer­mer, engen­drant à la fois la sur­con­som­ma­tion et l’esclavage : res­tau­rer des pro­jets coopé­ra­tifs pour com­pen­ser la concur­rence achar­née sur les mar­chés et l’oppression sociale, c’est aller dans le sens des lois de la vie.

Commentaire

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19740002répondre
1 mars 2014 à 10 h 58 min

Le défi à la raison

J’ap­pré­cie l’ar­ticle et il me donne envie de lire le rap­port com­plet. Je sup­pose que le titre, « un défi à la rai­son », est à inter­pré­ter comme : peut-on construire, et s’en­tendre suf­fi­sam­ment sur, une pers­pec­tive « rai­son­nable », pleine de sagesse et de bon sens, sur ce vers quoi nous devrions aller, et sur ce que seraient des prin­cipes directeurs ?

Les recom­man­da­tions prag­ma­tiques du rap­port me semblent rele­ver de cette pers­pec­tive « rai­son­nable » : qu’il s’a­gisse du rap­port à la nature, des conflits d’in­té­rêts, du fonc­tion­ne­ment de l’é­co­no­mie. Le défi est d’ailleurs autant à l’i­ma­gi­na­tion qu’à la rai­son, pour inven­ter un che­min vers un monde où les ins­ti­tu­tions seraient capables de conte­nir et de régu­ler les appé­tits de pou­voir et la cupi­di­té, de favo­ri­ser la coopé­ra­tion et la prise en compte de nos inté­rêts com­muns bien au-delà du court terme.

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